Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/VII

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 156-160).


VII — LE HAREM DU VICE-ROI


Nous reprîmes bientôt notre promenade, et nous allâmes visiter un charmant palais orné de rocailles où les femmes du vice-roi viennent habiter quelquefois l’été. Des parterres à la turque, représentant les dessins d’un tapis, entourent cette résidence, où l’on nous laissa pénétrer sans difficulté. Les oiseaux manquaient à la cage, et il n’y avait de vivant dans les salles que des pendules à musique, qui annonçaient chaque quart d’heure par un petit air de serinette tiré des opéras français. La distribution d’un harem est la même dans tous les palais turcs, et j’en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de petits cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des divans partout, et, pour tous meubles, de petites tables incrustées d’écaille ; des enfoncements découpés en ogives çà et là dans la boiserie servent à serrer les narghilés, vases de fleurs et tasses à café. Trois ou quatre chambres seulement, décorées à l’européenne, contiennent quelques meubles de pacotille qui feraient l’orgueil d’une loge de portier ; mais ce sont des sacrifices au progrès, des caprices de favorite peut-être, et aucune de ces choses n’est pour elles d’un usage sérieux.

Mais ce qui manque en général aux harems les plus princiers, ce sont des lits.

— Où couchent donc, disais-je au cheik, ces femmes et leurs esclaves ?

— Sur les divans.

— Et n’ont-elles pas de couvertures ?

— Elles dorment tout habillées. Cependant il y a des couvertures de laine ou de soie pour l’hiver.

— Je ne vois pas dans tout cela quelle est la place du mari ?

— Eh bien, mais le mari couche dans sa chambre, les femmes dans les leurs, et les esclaves (odaleuk) sur les divans des grandes salles. Si les divans et les coussins ne semblent pas commodes pour dormir, on fait disposer des matelas dans le milieu de la chambre, et l’on dort ainsi.

— Tout habillé ?

— Toujours, mais en ne conservant que les vêtements les plus simples, le pantalon, une veste, une robe. La loi défend aux hommes, ainsi qu’aux femmes, de se découvrir les uns devant les autres à partir de la gorge. Le privilège du mari est de voir librement la figure de ses épouses ; si sa curiosité l’entraîne plus loin, ses yeux sont maudits : c’est un texte formel.

— Je comprends alors, dis-je, que le mari ne tienne pas absolument à passer la nuit dans une chambre remplie de femmes habillées, et qu’il aime autant dormir dans la sienne ; mais, s’il emmène avec lui deux ou trois de ces dames…

— Deux ou trois ! s’écria le cheik avec indignation ; quels chiens croyez-vous que seraient ceux qui agiraient ainsi ? Dieu vivant ! est-il une seule femme, même infidèle, qui consentirait à partager avec une autre l’honneur de dormir près de son mari ? Est-ce ainsi que l’on fait en Europe ?

— En Europe ? répondis-je. Non, certainement ; mais les chrétiens n’ont qu’une femme, et ils supposent que les Turcs, en ayant plusieurs, vivent avec elles comme avec une seule.

— S’il y avait, me dit le cheik, des musulmans assez dépravés pour agir comme le supposent les chrétiens, leurs épouses légitimes demanderaient aussitôt le divorce, et les esclaves elles-mêmes auraient le droit de les quitter.

— Voyez, dis-je au consul quelle est encore l’erreur de l’Europe touchant les coutumes de ces peuples. La vie des Turcs est pour nous l’idéal de la puissance et du plaisir, et je vois qu’ils ne sont pas seulement maître chez eux.

— Presque tous, me répondit le consul, ne vivent, en réalité, qu’avec une seule femme. Les filles de bonne maison en font presque toujours une condition de leur alliance. L’homme assez riche pour nourrir et entretenir convenablement plusieurs femmes, c’est-à-dire donner à chacune un logement à part, une servante et deux vêtements complets par année, ainsi que tous les mois une somme fixée peur son entretien, peut, il est vrai, prendre jusqu’à quatre épouses ; mais la loi l’oblige à consacrer à chacune un jour de la semaine, ce qui n’est pas toujours fort agréable. Songez aussi que les intrigues de quatre femmes, à peu près égales en droits, lui feraient l’existence la plus malheureuse, si ce n’était un homme très-riche et très-haut placé. Chez ces derniers, le nombre des femmes est un luxe comme celui des chevaux ; mais ils aiment mieux en général, se borner à une épouse légitime et avoir de belles esclaves, avec lesquelles encore ils n’ont pas toujours les relations les plus faciles, surtout si leurs femmes sont d’une grande famille.

— Pauvres Turcs ! m’écriai-je, comme on les calomnie ! Mais, s’il s’agit simplement d’avoir çà et là des maîtresses, tout homme riche en Europe a les mêmes facilités.

— Ils en ont de plus grandes, me dit le consul. En Europe, les institutions sont farouches sur ces points-là ; mais les mœurs prennent bien leur revanche. Ici, la religion, qui règle tout, domine à la fois l’ordre social et l’ordre moral, et, comme elle ne commande rien d’impossible, on se fait un point d’honneur de l’observer. Ce n’est pas qu’il n’y ait des exceptions ; cependant elles sont rares, et n’ont guère pu se produire que depuis la réforme. Les dévots de Constantinople furent indignés contre Mahmoud, parce qu’on apprit qu’il avait fait construire une salle de bain magnifique où il pouvait assister à la toilette de ses femmes ; mais la chose est très-peu probable, et ce n’est sans doute qu’une invention des Européens.

Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de cailloux ovales format des dessins blancs et noirs et ceints d’une haute bordure de buis taillé ; je voyais en idée les blanches cadines se disperser dans les allées, traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque, et s’assembler dans les cabinets de verdure ou de grands ifs se découpaient en balustres et en arcades ; des colombes s’y posaient parfois comme les âmes plaintives de cette solitude, et je songeais qu’un Turc, au milieu de tout cela, ne pouvait poursuivre que le fantôme du plaisir. L’Orient n’a plus de grands amoureux ni de grands voluptueux même ; l’amour idéal de Medjnoun ou d’Antar est oublié des musulmans modernes, et l’inconstante ardeur de don Juan leur est inconnue. Ils ont de beaux palais sans aimer l’art ; de beaux jardins sans aimer la nature ; de belles femmes sans comprendre l’amour. Je ne dis pas cela pour Méhémet-Ali, Macédonien d’origine, et qui, en mainte occasion, a montré l’âme d’Alexandre ; mais je regrette que son fils et lui n’aient pu rétablir en Orient la prééminence de la race arabe, si intelligente, si chevaleresque autrefois. L’esprit turc les gagne d’un côté, l’esprit européen de l’autre ; c’est un médiocre résultat de tant d’efforts !

Nous retournâmes au Caire après avoir visité le bâtiment du Nilomètre, où un pilier gradué, anciennement consacré à Sérapis, plonge dans un bassin profond et sert à constater la hauteur des inondations de chaque année. Le consul voulut nous mener encore au cimetière de la famille du pacha. Voir le cimetière après le harem, c’était une triste comparaison à faire ; mais, en effet, la critique de la polygamie est là. Ce cimetière, consacré aux seuls enfants de cette famille, a l’air d’être celui d’une ville. Il y a là plus de soixante tombes, grandes et petites, neuves pour la plupart, et composées de cippes de marbre blanc. Chacun de ces cippes est surmonté soit d’un turban, soit d’une coiffure de femme, ce qui donne à toutes les tombes turques un caractère de réalité funèbre ; il semble que l’on marche à travers une foule pétrifiée. Les plus importants de ces tombeaux sont drapés de riches étoffes et portent des turbans de soie et de cachemire : là, l’illusion est plus poignante encore.

Il est consolant de penser que, malgré toutes ces pertes, la famille du pacha est encore assez nombreuse. Du reste, la mortalité des enfants turcs en Égypte parait un fait aussi ancien qu’incontestable. Ces fameux mamelouks, qui dominèrent le pays si longtemps, et qui y faisaient venir les plus belles femmes du monde, n’ont pas laissé un seul rejeton.