Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/VIII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 160-163).


VIII — LES MYSTÈRES DU HAREM


Je méditais sur ce que j’avais entendu.

Voilà donc une illusion qu’il faut perdre encore : les délices du harem, la toute-puissance du mari ou du maître, des femmes charmantes s’unissant pour faire le bonheur d’un seul ! la religion ou les coutumes tempèrent singulièrement cet idéal, qui a séduit tant d’Européens. Tous ceux qui, sur la foi de nos préjugés, avaient compris ainsi la vie orientale, se sont vus découragés en bien peu de temps. La plupart des Francs entrés jadis au service du pacha, qui, par une raison d’intérêt ou de plaisir, ont embrassé l’islamisme, sont rentrés aujourd’hui sinon dans le giron de l’Église, au moins dans les douceurs de la monogamie chrétienne.

Pénétrons-nous bien de cette idée, que la femme mariée, dans tout l’empire turc, a les mêmes privilèges que chez nous, et qu’elle peut même empêcher son mari de prendre une seconde femme, en faisant de ce point une clause de son contrat de mariage. Et, si elle consent à habiter la même maison qu’une autre femme, elle a le droit de vivre à part, et ne concourt nullement, comme on le croit, à former des tableaux gracieux avec les esclaves sous l’œil d’un maître et d’un époux. Gardons-nous de penser que ces belles dames consentent même à chanter ou à danser pour divertir leur seigneur. Ce sont des talents qui leur paraissent indignes d’une femme honnête ; mais chacun a le droit de faire venir dans son harem des almées et des ghawasies, et d’en donner le divertissement à ses femmes. Il faut aussi que le maître d’un sérail se garde bien de se préoccuper des esclaves qu’il a données à ses épouses, car elles sont devenues leur propriété personnelle ; et, s’il lui plaisait d’en acquérir pour son usage, il ferait sagement de les établir dans une autre maison, bien que rien ne l’empêche d’user de ce moyen d’augmenter sa postérité.

Maintenant, il faut qu’on sache aussi que, chaque maison étant divisée en deux parties tout à fait séparées, l’une consacrée aux hommes et l’autre aux femmes, il y a bien un maître d’un côté, mais de l’autre une maîtresse. Cette dernière est la mère ou la belle-mère, ou l’épouse la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à l’aîné des enfants. La première femme s’appelle la grande dame, et la seconde le perroquet (durrah), Dans le cas où les femmes sont nombreuses, ce qui n’existe que pour les grands, le harem est une sorte de couvent où domine une règle austère. On s’y occupe principalement d’élever les enfants, de faire quelques broderies et de diriger les esclaves dans les travaux du ménage. La visite du mari se fait en cérémonie, ainsi que celle des proches parents, et, comme il ne mange pas avec ses femmes, tout ce qu’il peut faire pour passer le temps est de fumer gravement son narghilé et de prendre du café ou des sorbets. Il est d’usage qu’il se fasse annoncer quelque temps à l’avance. De plus, s’il trouve des pantoufles à la porte du harem, il se garde bien d’entrer, car c’est signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite de leurs amies, et leurs amies restent souvent un ou deux jours.

Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des visites, on ne peut guère la contester à une femme de naissance libre. Le droit du mari se borne à la faire accompagner par des esclaves ; mais cela est insignifiant comme précaution, à cause de la facilité qu’elles auraient de les gagner ou de sortir sous un déguisement, soit du bain, soit de la maison d’une de leurs amies, tandis que les surveillants attendraient à la porte. Le masque et l’uniformité des vêtements leur donneraient, en réalité, plus de liberté qu’aux Européennes, si elles étaient disposées aux intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans les cafés roulent souvent sur des aventures d’amants qui se déguisent en femmes pour pénétrer dans un harem. Rien n’est plus aisé, en effet ; seulement, il faut dire que ceci appartient plus à l’imagination arabe qu’aux mœurs turques, qui dominent dans tout l’Orient depuis deux siècles. Ajoutons encore que le musulman n’est point porté à l’adultère, et trouverait révoltant de posséder une femme qui ne serait pas entièrement à lui.

Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sont rares. Autrefois, il y avait un double danger de mort ; aujourd’hui, la femme seule peut risquer sa vie, mais seulement au cas de flagrant délit dans la maison conjugale. Autrement, le cas d’adultère n’est qu’une cause de divorce et de punition quelconque.

La loi musulmane n’a donc rien qui réduise, comme on l’a cru, les femmes à un état d’esclavage et d’abjection. Elles héritent, elles possèdent personnellement, comme partout, et en dehors même de l’autorité du mari. Elles ont le droit de provoquer le divorce pour des motifs réglés par la loi. Le privilège du mari est, sur ce point, de pouvoir divorcer sans donner de raisons. Il lui suffit de dire à sa femme devant trois témoins : « Tu es divorcée ; » et elle ne peut dès lors réclamer que le douaire stipulé dans son contrat de mariage. Tout le monde sait que, s’il voulait la reprendre ensuite, il ne le pourrait que si elle s’était remariée dans l’intervalle et fût devenue libre depuis. L’histoire du hulta, qu’on appelle en Égypte musthilla, et qui joue le rôle d’épouseur intermédiaire, se renouvelle quelquefois pour les gens riches seulement. Les pauvres, se mariant sans contrat écrit, se quittent et se reprennent sans difficulté. Enfin, quoique ce soient surtout les grands personnages qui, par ostentation ou par goût, usent de la polygamie, il y a au Caire de pauvres diables qui épousent plusieurs femmes afin de vivre du produit de leur travail. Ils ont ainsi trois ou quatre ménages dans la ville, qui s’ignorent parfaitement l’un l’autre. La découverte de ces mystères amène ordinairement des disputes comiques et l’expulsion du paresseux fellah des divers foyers de ses épouses ; car, si la loi lui permet plusieurs femmes, elle lui impose, d’un autre côté, l’obligation de les nourrir.