Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/X

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 166-169).


X — CHOUBRAH


Ma réponse lui paraissant favorable, l’esclave se leva en frappant les mains et répétant à plusieurs reprises :

El fil ! el fil !

— Qu’est-ce que cela ? dis-je à Mansour.

— La siti (dame), me dit-il après l’avoir interrogée, voudrait aller voir un éléphant dont elle a entendu parler, et qui se trouve au palais de Méhémet-Ali, à Choubrah.

Il était juste de récompenser son application à l’étude, et je fis appeler les âniers. La porte de la ville, du côté de Choubrah, n’était qu’à cent pas de notre maison. C’est encore une porte armée de grosses tours qui datent du temps des croisades. On passe ensuite sur le pont d’un canal qui se répand à gauche, en formant un petit lac entouré d’une fraîche végétation. Des casins, cafés et jardins publics profitent de cette fraîcheur et de cette ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de Grecques, d’Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles ne quittent leurs voiles qu’à l’intérieur des jardins, et là, encore, on peut étudier les races si curieusement contrastées du Levant. Plus loin, les cavalcades se perdent sous l’ombrage de l’allée de Choubrak, la plus belle qu’il y ait au monde assurément. Les sycomores et les ébéniers, qui l’ombragent sur une étendue d’une lieue, sont tous d’une grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches est tellement touffue, qu’il règne sur tout le chemin une sorte d’obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du désert, qui brille à droite, au delà des terres cultivées. À gauche, c’est le Nil, qui côtoie de vastes jardins pendant une demi-lieue, jusqu’à ce qu’il vienne border l’allée elle-même et l’éclaircir du reflet pourpré de ses eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages, situé à moitié chemin de Choubrah, et très-fréquenté des promeneurs. Des champs de maïs et de cannes à sucre, et çà et là quelques maisons de plaisance, continuent à droite, jusqu’à ce qu’on arrive à de grands bâtiments qui appartiennent au pacha.

C’était là qu’on faisait voir un éléphant blanc donné à Son Altesse par le gouvernement anglais. Ma compagne, transportée de joie, ne pouvait se lasser d’admirer cet animal, qui lui rappelait son pays, et qui, même en Égypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées d’anneaux d’argent, et le cornac lui fit faire plusieurs exercices devant nous. Il arriva même à lui donner des d’attitude qui me parurent d’une décence contestable, et, comme je faisais signe à l’esclave, voilée, mais non pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du pacha me dit avec gravité :

Aspettate !… È per ricreare le donne… (Attendez !… C’est pour divertir les femmes.)

Il y en avait là plusieurs qui n’étaient, en effet, nullement scandalisées, et qui riaient aux éclats.

C’est une délicieuse résidence que Choubrah. Le palais du pacha d’Égypte, assez simple et de construction ancienne, donne sur le Nil, en face de la plaine d’Embabeh, si fameuse par la déroute des mamelouks. Du côté des jardins, on a construit un kiosque dont les galeries, peintes et dorées, sont de l’aspect le plus brillant. Là, véritablement, est le triomphe du goût oriental.

On peut visiter l’intérieur, où se trouvent des volières d’oiseaux rares, des salles de réception, des bains, des billards, et, en pénétrant plus loin, dans le palais même, on retrouve ces salles uniformes décorées à la turque, meublées à l’européenne, qui constituent partout le luxe des demeures princières. Des paysages sans perspective peints à l’œuf, sur les panneaux et au-dessus des portes, tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune créature animée, donnent une médiocre idée de l’art égyptien. Toutefois les artistes se permettent quelques animaux fabuleux, comme dauphins, hippogriffes et sphinx. En fait de batailles, ils ne peuvent représenter que les sièges et combats maritimes ; des vaisseaux dont on ne voit pas les marins luttent contre des forteresses où la garnison se défend sans se montrer ; les feux croisés et les bombes semblent partir d’eux-mêmes, le bois veut conquérir les pierres, l’homme est absent. C’est pourtant le seul moyen qu’on ait eu de représenter les principales scènes de la campagne de Grèce d’Ibrahim.

Au-dessus de la salle où le pacha rend la justice, on lit cette belle maxime : « Un quart d’heure de clémence vaut mieux que soixante et dix heures de prière. »

Nous sommes redescendus dans les jardins. Que de roses, grand Dieu ! Les roses de Choubrah, c’est tout dire en Égypte ; celles du Fayoum ne servent que pour l’huile et les confitures. Les bostangis venaient nous en offrir de tous côtés. Il y a encore un autre luxe chez le pacha : c’est qu’on ne cueille ni les citrons ni les oranges, pour que ces pommes d’or réjouissent le plus longtemps possible les yeux du promeneur. Chacun peut, du reste, les ramasser après leur chute. Mais je n’ai rien dit encore du jardin. On peut critiquer le goût des Orientaux dans les intérieurs, leurs jardins sont inattaquables. Partout des vergers, des berceaux et des cabinets d’ifs taillés qui rappellent le style de la renaissance ; c’est le paysage du Décaméron. Il est probable que les premiers modèles ont été créés par des jardiniers italiens. On n’y voit point de statues, mais les fontaines sont d’un goût ravissant.

Un pavillon vitré qui couronne une suite de terrasses étagées en pyramide, se découpe sur l’horizon avec un aspect tout féerique. Le calife Haroun n’en eut jamais sans doute de plus beau ; mais ce n’est rien encore. On redescend après avoir admiré le luxe de la salle intérieure et les draperies de soie qui voltigent en plein air parmi les guirlandes et les festons de verdure ; on suit de longues allées bordées de citronniers taillés en quenouille, on traverse des bois de bananiers dont la feuille transparente rayonne comme l’émeraude, et l’on arrive à l’autre bout du jardin à une salle de bains trop merveilleuse et trop connue pour être ici longuement décrite. C’est un immense bassin de marbre blanc, entouré de galeries soutenues par des colonnes d’un goût byzantin, avec une haute fontaine dans le milieu, d’où l’eau s’échappe par des gueules de crocodile. Toute l’enceinte est éclairée au gaz, et, dans les nuits d’été, le pacha se fait promener sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces belles dames s’y baignent aussi sous les yeux de leur maître, mais avec des peignoirs en crêpe de soie…, le Coran, comme nous savons, ne permettant pas les nudités.