Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/XI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 169-172).


XI — LES AFRITES


Il ne m’a pas semblé indifférent d’étudier dans une seule femme d’Orient le caractère probable de beaucoup d’autres, mais je craindrais d’attacher trop d’importance à des minuties. Cependant qu’on imagine ma surprise, lorsqu’en entrant un matin dans la chambre de l’esclave, je trouvai une guirlande d’oignons suspendue en travers de la porte, et d’autres oignons disposés avec symétrie au-dessus de la place où elle dormait. Croyant que c’était un simple enfantillage, je détachai ces ornements peu propres à parer la chambre, et je les envoyai négligemment dans la cour ; mais voilà l’esclave qui se lève furieuse et désolée, s’en va ramasser les oignons en pleurant et les remet à leur place avec de grands signes d’adoration. Il fallut, pour s’expliquer, attendre l’arrivée de Mansour. Provisoirement je recevais un déluge d’imprécations dont la plus claire était le mot pharâon ! je ne savais trop si je devais me fâcher ou la plaindre. Enfin Mansour arriva, et j’appris que j’avais renversé un sort, que j’étais cause des malheurs les plus terribles qui fondraient sur elle et sur moi.

— Après tout, dis-je à Mansour, nous sommes dans un pays où les oignons ont été des dieux ; si je les ai offensés, je ne demande pas mieux que de le reconnaître. Il doit y avoir quelque moyen d’apaiser le ressentiment d’un oignon d’Égypte !

Mais l’esclave ne voulait rien entendre et répétait en se tournant vers moi : Pharâon ! Mansour m’apprit que cela voulait dire « un être impie et tyrannique ; » je fus affecté de ce reproche, mais bien aise d’apprendre que le nom des anciens rois de ce pays était devenu une injure. Il n’y avait pas de quoi s’en fâcher pourtant ; on m’apprit que cette cérémonie des oignons était générale dans les maisons du Caire à un certain jour de l’année ; cela sert à conjurer les maladies épidémiques.

Les craintes de la pauvre fille se vérifièrent ; en raison probablement de son imagination frappée. Elle tomba malade assez gravement, et, quoi que je pusse faire, elle ne voulut suivre aucune prescription de médecin. Pendant mon absence, elle avait appelé deux femmes de la maison voisine en leur parlant d’une terrasse à l’autre, et je les trouvai installées près d’elle, qui récitaient des prières, et faisaient, comme me l’apprit Mansour, des conjurations contre les afrites ou mauvais esprits. Il parait que la profanation des oignons avait révolté ces derniers et qu’il y en avait deux spécialement hostiles à chacun de nous, dont l’un s’appelait le Vert, et l’autre le Doré.

Voyant que le mal était surtout dans l’imagination, je laissai faire les deux femmes, qui en amenèrent enfin une autre très-vieille. C’était une santone renommée. Elle apportait un réchaud qu’elle posa au milieu de la chambre, et où elle fit brûler une pierre qui me sembla être de l’alun. Cette cuisine avait pour objet de contrarier beaucoup les afrites, que les femmes voyaient clairement dans la fumée, et qui demandaient grâce. Mais il fallait extirper tout à fait le mal ; on fit lever l’esclave, et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une toux très-forte ; pendant ce temps, la vieille lui frappait le dos, et toutes chantaient d’une voix traînante des prières et des imprécations arabes.

Mansour, en qualité de chrétien cophte, était choqué de toutes ces pratiques ; mais, si la maladie provenait d’une cause morale, quel mal y avait-il à laisser agir un traitement analogue ? Le fait est que, dès le lendemain, il y eut un mieux évident, et la guérison s’ensuivit.

L’esclave ne voulut plus se séparer des deux voisines qu’elle avait appelées, et continuait à se faire servir par elles. L’une s’appelait Cartoum, et l’autre Zabetta. Je ne voyais pas la nécessité d’avoir tant de monde dans la maison, et je me gardais bien de leur offrir des gages ; mais elle leur faisait des présents de ses propres effets ; et, comme c’étaient ceux qu’Abd-el-Kérim lui avait laissés, il n’y avait rien à dire ; toutefois, il fallut bien les remplacer par d’autres, et en venir à l’acquisition tant souhaitée du habbarah et du yalek.

La vie orientale nous joue de ces tours ; tout semble d’abord simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se complique de nécessités, d’usages, de fantaisies, et l’on se voit entraîné à une existence pachalesque, qui, jointe au désordre et à l’infidélité des comptes, épuise les bourses les mieux garnies. J’avais voulu m’initier quelque temps à la vie intime de l’Égypte ; mais peu à peu je voyais tarir les ressources futures de mon voyage.

— Ma pauvre enfant, dis-je à l’esclave en lui faisant expliquer la situation, si tu veux rester au Caire, tu es libre.

Je m’attendais à une explosion de reconnaissance.

— Libre ! dit-elle ; et que voulez-vous que je fasse ? Libre ! mais où irai-je ? Revendez-moi plutôt à Abd-el-Kérim !

— Mais, ma chère, un Européen ne vend pas une femme ; recevoir un tel argent, ce serait honteux.

— Eh bien, dit-elle en pleurant, est-ce que je puis gagner ma vie, moi ? est-ce que je sais faire quelque chose ?

— Ne peux-tu pas te mettre au service d’une dame de ta religion ?

— Moi, servante ? Jamais. Revendez-moi : je serai achetée par un muslim, par un cheik, par un pacha peut-être. Je puis devenir une grande dame ! Vous voulez me quitter ?… Menez-moi au bazar.

Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté !

Je sentais bien, du reste, qu’elle avait raison, et j’en savais assez déjà sur le véritable état de la société musulmane, pour ne pas douter que sa condition d’esclave ne fût très-supérieure à celle des pauvres Égyptiennes employées aux travaux les plus rudes, et malheureuses avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c’était la vouer à la condition la plus triste, peut-être à l’opprobre, et je me reconnaissais moralement responsable de sa destinée.

— Puisque tu ne veux pas rester au Caire, lui dis-je enfin, il faut me suivre dans d’autres pays.

Ana enté sava-sava (moi et toi, nous irons ensemble) ! me dit elle.

Je fus heureux de cette résolution, et j’allai au port de Boulaq retenir une cange qui devait nous porter sur la branche du Nil qui conduit du Caire à Damiette.