Voyage en Orient (Nerval)/Les Akkals - L’Antiliban/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 391-398).


II — LE POPE ET SA FEMME


N’ayant désormais rien à ménager, je voulus jouir entièrement de la compagnie du Marseillais, qui, vu les occasions rares d’amusement qu’on peut rencontrer sur un paquebot anglais, devenait un compagnon précieux. Cet homme avait beaucoup voyagé, beaucoup vu ; son commerce le forçait à s’arrêter d’échelle en échelle, et le conduisait naturellement à entamer des relations avec tout le monde.

— L’Anglais ne veut plus causer ? me dit-il. C’est peut-être qu’il a le mal de mer (il prononçait merre). Ah ! oui, le voilà qui fait un plongeon dans la cajute. Il aura trop déjeuné sans doute…

Il s’arrêta et reprit après un éclat de rire :

— C’est comme un député de chez nous, qui aimait fort les grosses pièces. Un jour, dans un plat de grives, on te lui campe une chouette (il prononçait souette). « Ah ! dit-il, en voilà une qu’elle est grosse ! » Quand il eut fini ; nous lui apprîmes ce que c’était qu’il avait mangé… Monsieur, cela lui fit un effet comme le roulis !… C’est très-indigeste, la chouette !

Décidément, mon Provençal n’appartenait pas à la meilleure compagnie, mais j’avais franchi le Rubicon. La limite qui sépare les first places des second places était dépassée, je n’appartenais plus au monde comme il faut ; il fallait se résigner à ce destin. Peut-être, hélas ! le révérend qui m’avait si imprudemment admis dans son intimité me comparait-il en lui-même aux anges déchus de Milton. J’avouerai que je n’en conçus pas de longs regrets ; l’avant du paquebot était infiniment plus amusant que l’arrière. Les haillons les plus pittoresques, les types de races les plus variés se pressaient sur des nattes, sur des matelas, sur des tapis troués, rayonnants de l’éclat de ce soleil splendide qui les couvrait d’un manteau d’or. L’œil étincelant, les dents blanches, le rire insouciant des montagnards, l’attitude patriarcale des pauvres familles kurdes, çà et là groupées à l’ombre des voiles, comme sous les tentes du désert, l’imposante gravité de certains émirs ou chérifs plus riches d’ancêtres que de piastres, et qui, comme don Quichotte, semblaient se dire : « Partout où je m’assieds, je suis à la place d’honneur, » tout cela sans doute valait bien la compagnie de quelques touristes taciturnes et d’un certain nombre d’Orientaux cérémonieux.

Le Marseillais m’avait conduit en causant jusqu’à une place où il avait étendu son matelas auprès d’un autre occupé par un prêtre grec et sa femme qui faisaient le pèlerinage de Jérusalem. C’étaient deux vieillards de fort bonne humeur, qui avaient lié déjà une étroite amitié avec le Marseillais. Ces gens possédaient un corbeau qui sautelait sur leurs genoux et sur leurs pieds et partageait leur maigre déjeuner. Le Marseillais me fit asseoir près de lui et tira d’une caisse un énorme saucisson et une bouteille de forme européenne.

— Si vous n’aviez pas déjeuné tout à l’heure, me dit-il, je vous offrirais de ceci ; mais vous pouvez bien en goûter : c’est du saucisson d’Arles, monsieur ! cela rendrait l’appétit à un mort !… Voyez ce qu’ils vous ont donné à manger aux premières, toutes leurs conserves de rosbif et de légumes qu’ils tiennent dans des boîtes de fer-blanc… si cela vaut une bonne rondelle de saucisson, que la larme en coule sur le couteau !… Vous pouvez traverser le désert avec cela dans votre poche, et vous ferez encore bien des politesses aux Arabes, qui vous diront qu’ils n’ont jamais rien mangé de meilleur !

Le Marseillais, pour prouver son assertion, découpa deux tranches et les offrit au pope grec et à sa femme, qui ne manquèrent pas de faire honneur à ce régal.

— Par exemple, cela pousse toujours à boire, reprit-il. Voilà du vin de la Camargue qui vaut mieux que le vin de Chypre, s’entend comme ordinaire… Mais il faudrait une tasse ; moi, quand je suis seul, je bois à même la bouteille.

Le pope tira de dessous ses habits une sorte de coupe en argent couverte d’ornements repoussés d’un travail ancien, et qui portait à l’intérieur des traces de dorure ; peut-être était-ce un calice d’église. Le sang de la grappe perlait joyeusement dans le vermeil. Il y avait si longtemps que je n’avais bu de vin rouge, et j’ajouterai même de vin français, que je vidai la tasse sans faire de façons. Le pope et sa femme n’en étaient pas à faire connaissance avec le vin du Marseillais.

— Voyez-vous ces braves gens-là, me dit celui-ci, ils ont peut-être à eux deux un siècle et demi, et ils ont voulu voir la terre sainte avant de mourir. Ils vont célébrer la cinquantaine de leur mariage à Jérusalem ; ils avaient des enfants, qui sont morts, ils n’ont plus à présent que ce corbeau ! eh bien, c’est égal, ils s’en vont remercier le bon Dieu !

Le pope, qui comprenait que nous parlions de lui, souriait d’un air bienveillant sous son toquet noir ; la bonne vieille, dans ses longues draperies bleues de laine, me faisait songer au type austère de Rébecca.

La marche du paquebot s’était ralentie, et quelques passagers debout se montraient un point blanchâtre sur le rivage ; nous étions arrivés devant le port de Saïda, l’ancienne Sidon. La montagne d’Élie (Mar-Elias), sainte pour les Turcs comme pour les chrétiens et les Druses, se dessinait à gauche de la ville, et la masse imposante du khan français ne tarda pas à attirer nos yeux. Les murs et les tours portent les traces du bombardement anglais de 1840, qui a démantelé toutes les villes maritimes du Liban. De plus, tous leurs ports, depuis Tripoli jusqu’à Saint-Jean-d’Acre, avaient été, comme on sait, comblés jadis d’après les ordres de Fakardin, prince des Druses, afin d’empêcher la descente des troupes turques, de sorte que ces villes illustres ne sont que ruine et désolation. La nature pourtant ne s’associe pas à ces effets si longtemps renouvelés des malédictions bibliques. Elle se plaît toujours à encadrer ces débris d’une verdure délicieuse. Les jardins de Sidon fleurissent encore comme au temps du culte d’Astarté. La ville moderne est bâtie à un mille de l’ancienne, dont les ruines entourent un mamelon surmonté d’une tour carrée du moyen âge, autre ruine elle-même.

Beaucoup de passagers descendaient à Saïda, et, comme le paquebot s’y arrêtait pour quelques heures, je me fis mettre à terre en même temps que le Marseillais. Le pope et sa femme débarquèrent aussi, ne pouvant plus supporter la mer et ayant résolu de continuer par terre leur pèlerinage.

Nous longeons dans un caïque les arches du pont maritime qui joint à la ville le fort bâti sur un îlot ; nous passons au milieu des frêles tartanes qui seules trouvent assez de fond pour s’abriter dans le port, et nous abordons à une ancienne jetée dont les pierres énormes sont en partie semées dans les flots. La vague écume sur ces débris, et l’on ne peut débarquer à pied sec qu’en se faisant porter par des hamals presque nus. Notts rions un peu de l’embarras des deux Anglaises, compagnes du missionnaire, qui se tordent dans les bras de ces tritons cuivrés, aussi blondes, mais plus vêtues que les néréides du Triomphe de Galatée. Le corbeau commensal du pauvre ménage grec, bat des ailes et pousse des cris ; une tourbe de jeunes drôles, qui se sont fait des machlahs rayés avec des sacs en poil de chameau, se précipitent sur les bagages ; quelques-uns se proposent comme cicerones en hurlant deux ou trois mots français. L’œil se repose avec plaisir sur des bateaux chargés d’oranges, de figues et d’énormes raisins de la terre promise ; plus loin, une odeur pénétrante d’épiceries, de salaisons et de fritures signale le voisinage des boutiques. En effet, on passe entre les bâtiments de la marine et ceux de la douane, et l’on se trouve dans une rue bordée d’étalages qui aboutit à la porte du khan français. Nous voilà sur nos terres. Le drapeau tricolore flotte sur l’édifice, qui est le plus considérable de Saïda. La vaste cour carrée, ombragée d’acacias avec un bassin au centre, est entourée de deux rangées de galeries qui correspondent en bas à des magasins, en haut à des chambres occupées par des négociants. On m’indique le logement consulaire situé dans l’angle gauche, et, pendant que j’y monte, le Marseillais se rend avec le pope au couvent des franciscains, qui occupe le bâtiment du fond. C’est une ville que ce khan français, nous n’en avons pas de plus important dans toute la Syrie. Malheureusement, notre commerce n’est plus en rapport avec les proportions de son comptoir.

Je causais tranquillement avec M. Conti, notre vice-consul, lorsque le Marseillais nous arriva tout animé, se plaignant des franciscains et les accablant d’épithètes voltairiennes. Ils avaient refusé de recevoir le pope et sa femme.

— C’est, dit M. Conti, qu’ils ne logent personne qui ne leur ait été adressé avec une lettre de recommandation.

— Eh bien, c’est fort commode, dit le Marseillais ; mais je les connais tous, les moines, ce sont là leurs manières ; quand ils voient de pauvres diables, ils ont toujours la même chose à dire. Les gens à leur aise donnent huit piastres (deux francs) par jour dans chaque couvent ; on ne les taxe pas, mais c’est le prix, et avec cela ils sont sûrs d’être bien accueillis partout.

— Mais on recommande aussi de pauvres pèlerins, dit M. Conti, et les pères les accueillent gratuitement.

— Sans doute, et puis, au bout de trois jours, on les met à la porte, dit le Marseillais. Et combien en reçoivent-ils, de ces pauvres-là, par année ? Vous savez bien qu’en France on n’accorde de passe-port pour l’Orient qu’aux gens qui prouvent qu’ils ont de quoi faire le voyage.

— Ceci est très-exact, dis-je à M. Conti, et rentre dans les maximes d’égalité applicables à tous les Français… quand ils ont de l’argent dans leur poche.

— Vous savez sans doute, répondit-il, que, d’après les capitulations avec la Porte, les consuls sont forcés de rapatrier ceux de leurs nationaux qui manqueraient de ressources pour retourner en Europe. C’est une grosse dépense pour l’État.

— Ainsi, dis-je, plus de croisades volontaires, plus de pèlerinages possibles, et nous avons une religion d’État !

— Tout cela, s’écria le Marseillais, ne nous donne pas un logement pour ces braves gens.

— Je les recommanderais bien, dit M. Conti ; mais vous comprenez que, dans tous les cas, un couvent catholique ne peut pas recevoir un prêtre grec avec sa femme. Il y a ici un couvent grec où ils peuvent aller.

— Eh ! que voulez-vous ! dit le Marseillais, c’est encore une affaire pire. Ces pauvres diables sont des Grecs schismatiques ; dans toutes les religions, plus les croyances se rapprochent, plus les croyants se détestent ; arrangez cela… Ma foi, je vais frapper à la porte d’un Turc. Ils ont cela de bon, au moins, qu’ils donnent l’hospitalité à tout le monde.

M. Conti eut beaucoup de peine à retenir le Marseillais ; il voulut bien se charger lui-même d’héberger le pope, sa femme et le corbeau, qui s’unissait à l’inquiétude de ses maîtres en poussant des croacs plaintifs.

C’est un homme excellent que notre consul, et aussi un savant orientaliste ; il m’a fait voir deux ouvrages traduits de manuscrits qui lui avaient été prêtés par un Druse. On comprend ainsi que la doctrine n’est plus tenue aussi secrète qu’autrefois. Sachant que ce sujet m’intéressait, M. Conti voulut bien en causer longuement avec moi pendant le dîner. Nous allâmes ensuite voir les ruines, auxquelles on arrive à travers des jardins délicieux, qui sont les plus beaux de toute la côte de Syrie. Quant aux ruines situées au nord, elles ne sont plus que fragments et poussière : les seuls fondements d’une muraille paraissent remonter à l’époque phénicienne ; le reste est du moyen âge : on sait que saint Louis fît reconstruire la ville et réparer un château carré, anciennement construit par les Ptolémées. La citerne d’Élie, le sépulcre de Zabulon et quelques grottes sépulcrales avec des restes de pilastres et de peintures complètent le tableau de tout ce que Saïda doit au passé.

M. Conti nous a fait voir, en revenant, une maison située au bord de la mer, qui fut habitée par Bonaparte à l’époque de la campagne de Syrie. La tenture en papier peint, ornée d’attributs guerriers, a été posée à son intention, et deux bibliothèques, surmontées de vases chinois, renfermaient les livres et les plans que consultait assidûment le héros. On sait qu’il s’était avancé jusqu’à Saïda pour établir des relations avec des émirs du Liban. Un traité secret mettait à sa solde six mille Maronites et six mille Druses destinés à arrêter l’armée du pacha de Damas, marchant sur Acre. Malheureusement, les intrigues des souverains de l’Europe et d’une partie des couvents, hostiles aux idées de la Révolution, arrêtèrent l’élan des populations ; les princes du Liban, toujours politiques, subordonnaient leur concours officiel au résultat du siège de Saint-Jean-d’Acre. Au reste, des milliers de combattants indigènes s’étaient réunis déjà à l’armée française en haine des Turcs ; mais le nombre ne pouvait rien faire en cette circonstance. Les équipages de siège que l’on attendait furent saisis par la flotte anglaise, qui parvint à jeter dans Acre ses ingénieurs et ses canonniers. Ce fut un Français, nommé Phélippeaux, ancien condisciple de Napoléon, qui, comme on sait, dirigea la défense. Une vieille haine d’écolier a peut-être décidé du sort d’un monde !