Voyage en Orient (Nerval)/Les Akkals - L’Antiliban/III

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 398-404).


III — UN DÉJEUNER À SAINT-JEAN-D’ACRE


Le paquebot avait remis à la voile ; la chaîne du Liban s’abaissait et reculait de plus en plus, à mesure que nous approchions d’Acre ; la plage devenait sablonneuse et se dépouillait de verdure. Cependant nous ne tardâmes pas à apercevoir le port de Sour, l’ancienne Tyr, où l’on ne s’arrêta que pour prendre quelques passagers. La ville est beaucoup moins importante encore que Saïda. Elle est bâtie sur le rivage, et l’îlot où s’élevait Tyr à l’époque du siège qu’en fit Alexandre n’est plus couvert que de jardins et de pâturages. La jetée que fit construire le conquérant, tout empâtée par les sables, ne montre plus les traces du travail humain ; c’est un isthme d’un quart de lieue simplement. Mais, si l’antiquité ne se révèle plus sur ces bords que par des débris de colonnes rouges et grises, l’âge chrétien a laissé des vestiges plus imposants. On distingue encore les fondations de l’ancienne cathédrale, bâtie dans le goût syrien, qui se divisait en trois nefs semi-circulaires, séparées par des pilastres, et où fut le tombeau de Frédéric Barberousse, noyé près de Tyr, dans le Kasamy. Les fameux puits d’eau vive de Ras-el-Aïn, célébrés dans la Bible, et qui sont de véritables puits artésiens, dont on attribue la création à Salomon, existent encore à une lieue de la ville, et l’aqueduc qui en amenait les eaux à Tyr découpe toujours sur le ciel plusieurs de ses arches immenses. Voilà tout ce que Tyr a conservé : ses vases transparents, sa pourpre éclatante, ses bois précieux étaient jadis renommés par toute la terre. Ces riches exportations ont fait place à un petit commerce de grains récoltés par les Métualis, et vendus par les Grecs, très-nombreux dans la ville.

La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans le port de Saint-Jean-d’Acre. Il était trop tard pour débarquer ; mais, à la clarté si nette des étoiles, tous les détails du golfe, gracieusement arrondi entre Acre et Kaïffa, se dessinait à l’aide du contraste de la terre et des eaux. Au delà d’un horizon de quelques lieues se découpent les cimes de l’Antiliban qui s’abaissent à gauche, tandis qu’à droite s’élève et s’étage en croupes hardies la chaîne du Carmel, qui s’étend vers la Galilée. La ville endormie ne se révélait encore que par ses murs à créneaux, ses tours carrées et les dômes d’étain de sa mosquée, indiquée de loin par un seul minaret. À part ce détail musulman, on peut rêver encore la cité féodale des templiers, le dernier rempart des croisades.

Le jour vint dissiper cette illusion en trahissant l’amas de ruines informes qui résultent de tant de sièges et de bombardements accomplis jusqu’à ces dernières années. Au point du jour, le Marseillais m’avait réveillé pour me montrer l’étoile du matin levée sur le village de Nazareth, distant seulement de huit lieues. On ne peut échapper à l’émotion d’un tel souvenir. Je proposai au Marseillais de faire ce petit voyage.

— C’est dommage, dit-il, qu’il ne s’y trouve plus la maison de la Vierge ; mais vous savez que les anges l’ont transportée en une nuit à Lorette, près de Venise. Ici, on en montre la place, voilà tout. Ce n’est pas la peine d’y aller pour voir qu’il n’y a plus rien !

Au reste, je songeais surtout pour le moment à faire ma visite au pacha. Le Marseillais, par son expérience des mœurs turques, pouvait me donner des conseils quant à la manière de me présenter, et je lui appris comment j’avais fait à Paris la connaissance de ce personnage.

— Pensez-vous qu’il me reconnaîtra ? lui dis-je.

— Eh ! sans doute, répondit-il ; seulement, il faut reprendre le costume européen ; sans cela, vous seriez obligé d’attendre votre tour d’audience, et il ne serait peut-être pas pour aujourd’hui.

Je suivis ce conseil, gardant toutefois le tarbouch, à cause de mes cheveux rasés à l’orientale.

— Je connais bien votre pacha, disait le Marseillais pendant que je changeais de costume. On l’appelle à Constantinople Guezluk, ce qui veut dire l’homme aux lunettes.

— C’est juste, lui dis-je, il portait des lunettes quand je l’ai connu.

— Eh bien, voyez ce que c’est chez les Turs : ce sobriquet est devenu son nom, et cela restera dans sa famille ; on appellera son fils Guezluk-Oglou, ainsi de tous ses descendants. La plupart des noms propres ont des origines semblables… Cela indique, d’ordinaire, que, l’homme s’étant élevé par son mérite, ses enfants acceptent l’héritage d’un surnom souvent ironique, car il rappelle ou un ridicule, ou un défaut corporel, ou l’idée d’un métier que le personnage exerçait avant son élévation.

— C’est encore, dis-je, un des principes de l’égalité musulmane. On s’honore par l’humilité. N’est-ce pas aussi un principe chrétien ?

— Écoutez, dit le Marseillais, puisque le pacha est votre ami, il faut que vous fassiez quelque chose pour moi. Dites-lui que j’ai à lui vendre une pendule à musique qui exécute tous les opéras italiens. Il y a dessus des oiseaux qui battent des ailes et qui chantent. C’est une petite merveille… Ils aiment cela, les Turs !

Nous ne tardâmes pas à être mis à terre, et j’en eus bientôt assez de parcourir des rues étroites et poudreuses en attendant l’heure convenable pour me présenter au pacha. À part le bazar voûté en ogive et la mosquée de Djezzar-Pacha, fraîchement restaurée, il reste peu de chose à voir dans la ville ; il faudrait une vocation d’architecte pour relever les plans des églises et des couvents de l’époque des croisades. L’emplacement est encore marqué par les fondations ; une galerie qui longe le port est seule restée debout, comme débris du palais des grands maîtres de Saint-Jean-de-Jérusalem.

Le pacha demeurait hors de la ville, dans un kiosque d’été situé près des jardins d’Abdallah, au bout d’un aqueduc qui traverse la plaine. En voyant dans la cour les chevaux et les esclaves des visiteurs, je reconnus que le Marseillais avait eu raison de me faire changer de costume. Avec l’habit levantin, je devais paraître un mince personnage ; avec l’habit noir, tous les regards se fixaient sur moi.

Sous le péristyle, au bas de l’escalier, était un amas immense de babouches, laissées à mesure par les entrants. Le serdarbachi qui me reçut voulut me faire ôter mes bottes ; mais je m’y refusai, ce qui donna une haute opinion de mon importance. Aussi ne restai-je qu’un instant dans la salle d’attente. On avait, du reste, remis au pacha la lettre dont j’étais chargé, et il donna ordre de me faire entrer, bien que ce ne fût pas mon tour.

Ici l’accueil devint plus cérémonieux. Je m’attendais déjà à une réception européenne ; mais le pacha se borna à me faire asseoir près de lui sur un divan qui entourait une partie de la salle. Il affecta de ne parler qu’italien, bien que je l’eusse entendu parler français à Paris, et, m’ayant adressé la phrase obligée : « Ton kief est-il bon ? » c’est-à-dire : « Te trouves-tu bien ? » il me fit apporter la chibouk et le café. Notre conversation s’alimenta encore de lieux communs. Puis le pacha me répéta : « Ton kief est-il bon ? » et fit servir une autre tasse de café. J’avais couru les rues d’Acre toute la matinée et traversé la plaine sans rencontrer la moindre trattoria ; j’avais refusé même un morceau de pain et de saucisson d’Arles offerts par le Marseillais, comptant un peu sur l’hospitalité musulmane ; mais le moyen de faire fond sur l’amitié des grands ! La conversation se prolongeait sans que le pacha m’offrît autre chose que du café sans sucre et de la fumée de tabac. Il répéta une troisième fois : « Ton kief est-il bon ? » Je me levai pour prendre congé. En ce moment là, midi sonna à une pendule placée au-dessus de ma tête, elle commença un air ; une seconde sonna presque aussitôt et commença un air différent ; une troisième et une quatrième débutèrent à leur tour, et il en résulta le charivari que l’on peut penser. Si habitué que je fusse aux singularités des Turcs, je ne pouvais comprendre que l’on réunit tant de pendules dans la même salle. Le pacha paraissait enchanté de cette harmonie et fier sans doute de montrer à un Européen son amour du progrès. Je songeais en moi-même à la commission dont le Marseillais m’avait chargé. La négociation me paraissait d’autant plus difficile, que les quatre pendules occupaient chacune symétriquement une des faces de la salle. Où placer la cinquième ? Je n’en parlai pas.

Ce n’était pas le moment non plus de parler de l’affaire du cheik druse prisonnier à Beyrouth. Je gardai ce point délicat pour une autre visite, où le pacha m’accueillerait peut-être moins froidement. Je me retirai en prétextant des affaires à )a ville. Lorsque je fus dans la cour, un officier vint me prévenir que le pacha avait ordonné à deux cavas de m’accompagner partout où je voudrais aller. Je ne m’exagérai pas la portée de cette attention, qui se résout d’ordinaire en un fort bakchis à donner auxdits estafiers.

Lorsque nous fûmes entrés dans la ville, je demandai à l’un d’eux où l’on pouvait aller déjeuner. Ils se regardèrent avec des yeux très-étonnés en se disant que ce n’était pas l’heure. Comme j’insistais, ils me demandèrent une colonnate (piastre d’Espagne) pour acheter des poules et du riz… Où auraient-ils fait cuire cela ? Dans un corps de garde. Cela me parut une œuvre chère et compliquée. Enfin ils eurent l’idée de me mener au consulat français ; mais j’appris là que notre agent résidait de l’autre côté du golfe, sur le revers du mont Carmel. À Saint-Jean-d’Acre, comme dans les villes du Liban, les Européens ont des habitations dans les montagnes, à des hauteurs où cessent l’impression des grandes chaleurs et l’effet des vents brûlants de la plaine. Je ne me sentis pas le courage d’aller demander à déjeuner si au-dessus du niveau de la mer. Quant à me présenter au couvent, je savais qu’on ne m’y aurait pas reçu sans lettres de recommandation. Je ne comptais donc plus que sur la rencontre du Marseillais, lequel probablement devait se trouver au bazar.

En effet, il était en train de vendre à un marchand grec un assortiment de ces anciennes montres de nos pères, en forme d’oignons, que les Turcs préfèrent aux montres plates. Les plus grosses sont les plus chères ; les œufs de Nuremberg sont hors de prix. Nos vieux fusils d’Europe trouvent aussi leur placement dans tout l’Orient, car on n’y veut que des fusils à pierre.

— Voilà mon commerce, me dit le Marseillais ; j’achète en France toutes ces anciennes choses à bon marché, et je les revends ici le plus cher possible. Les vieilles parures de pierres fines, les vieux cachemires, voilà ce qui se vend aussi fort bien. Cela est venu de l’Orient, et cela y retourne. En France, on ne sait pas le prix des belles choses ; tout dépend de la mode. Tenez, la meilleure spéculation, c’est d’acheter en France les armes turques, les chibouks, les bouquins d’ambre et toutes les curiosités orientales rapportées en divers temps par les voyageurs, et puis de venir les revendre dans ces pays-ci. Quand je vois des Européens acheter ici des étoffes, des costumes, des armes, je dis en moi-même : « Pauvre dupe ! cela te coûterait moins cher à Paris, chez un marchand de bric-à-brac. »

— Mon cher, lui dis-je, il ne s’agit pas de tout cela ; avez-vous encore un morceau de votre saucisson d’Arles ?

— Eh ! je crois bien ! cela dure longtemps. Je comprends votre affaire : vous n’ayez pas déjeuné… C’est bon. Nous allons entrer chez un cafedji ; on ira vous chercher du pain.

Le plus triste, c’est qu’il n’y avait dans la ville que de ce pain sans levain, cuit sur des plaques de tôle, qui ressemble à de la galette ou à des crêpes de carnaval. Je n’ai jamais supporté cette indigeste nourriture qu’à condition d’en manger fort peu et de me rattraper sur les autres comestibles. Avec le saucisson, cela était plus difficile ; je fis donc un pauvre déjeuner.

Nous offrîmes du saucisson aux cavas ; mais ces derniers le refusèrent par un scrupule de religion.

— Les malheureux ! dit le Marseillais, ils s’imaginent que c’est du porc !… ils ne savent pas que le saucisson d’Arles se fait avec de la viande de mulet…