Voyage en Orient (Nerval)/Les Akkals - L’Antiliban/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 404-410).


IV — AVENTURE D’UN MARSEILLAIS


L’heure de la sieste était arrivée depuis longtemps ; tout le monde dormait, et les deux cavas, pensant que nous allions en faire autant, s’étaient étendus sur les bancs du café. J’avais bien envie de laisser là ce cortège incommode et d’aller faire mon kief hors de la ville sous des ombrages ; mais le Marseillais me dit que ce ne serait pas convenable, et que nous ne rencontrerions pas plus d’ombre et de fraîcheur au dehors qu’entre les gros murs du bazar où nous nous trouvions. Nous nous mimes donc à causer pour passer le temps. Je lui racontai ma position, mes projets ; l’idée que j’avais conçue de me fixer en Syrie, d’y épouser une femme du pays, et, ne pouvant pas choisir une musulmane, à moins de changer de religion, comment j’avais été conduit à me préoccuper d’une jeune fille druse qui me convenait sous tous les rapports. Il y a des moments où l’on sent le besoin, comme le barbier du roi Midas, de déposer ses secrets n’importe où. Le Marseillais, homme léger, ne méritait peut-être pas tant de confiance ; mais, au fond, c’était un bon diable, et il m’en donna la preuve par l’intérêt que ma situation lui inspira.

— Je vous avouerai, lui dis-je, qu’ayant connu le pacha à l’époque de son séjour à Paris, j’avais espéré de sa part une réception moins cérémonieuse ; je fondais même quelque espérance sur des services que cette circonstance m’aurait permis de rendre au cheik druse, père de la jolie fille dont je vous ai parlé… Et maintenant, je ne sais trop ce que j’en puis attendre.

— Plaisantez-vous ? me dit le Marseillais ; vous allez vous donner tant de peine pour une petite fille des montagnes ? Eh ! quelle idée vous faites-vous de ces Druses ? Un cheik druse, eh bien, qu’est-ce que c’est près d’un Européen, d’un Français qui est du beau monde ? Voilà dernièrement le fils d’un consul anglais, M. Parker, qui a épousé une de ces femmes-là, une Ansarienne du pays de Tripoli ; personne de sa famille ne veut plus le voir ! C’était aussi la fille d’un cheik pourtant.

— Oh ! les Ansariens ne sont pas les Druses.

— Voyez-vous, ce sont là des caprices de jeune homme. Moi, je suis resté longtemps à Tripoli ; je faisais des affaires avec un de mes compatriotes qui avait établi une filature de soie dans la montagne ; il connaissait bien tous ces gens-là ; ce sont des peuples où les hommes, les femmes mènent une vie bien singulière.

Je me mis à rire, sachant bien qu’il ne s’agissait là que de sectes qui n’ont qu’un rapport d’origine avec les Druses, et je priai le Marseillais de me conter ce qu’il savait.

— Ce sont des drôles !… me dit-il à l’oreille avec cette expression comique des Méridionaux, qui entendent par ce terme quelque chose de particulièrement égrillard.

— C’est possible, dis-je ; mais la jeune fille dont je vous parle n’appartient pas à des sectes pareilles, où peuvent exister quelques pratiques dégénérées du culte primitif des Druses. C’est ce qu’on appelle une savante, une akkalé.

— Eh ! oui, c’est bien cela ; ceux que j’ai vus nomment leurs prêtresses akkals ; c’est le même mot varié par la prononciation locale. Eh bien, ces prêtresses, savez-vous à quoi elles s’emploient ? On les fait monter sur la sainte table pour représenter la Kadra (la Vierge). Bien entendu qu’elles sont là dans la tenue la plus simple, sans robe ni rien sur elles, et le prêtre fait la prière en disant qu’il faut adorer l’image de la maternité. C’est comme une messe ; seulement, il y a sur l’autel un grand vase de vin dont il boit, et qu’il fait passer ensuite à tous les assistants.

— Croyez-vous, dis-je, à ces bourdes inventées par les gens des autres cultes ?

— Si j’y crois ? J’y crois si bien, que j’ai vu, moi, dans le district de Kadmous, le jour de la fête de la Nativité, tous les hommes qui rencontraient des femmes sur les chemins se prosterner devant elles et embrasser leurs genoux.

— Eh bien, ce sont des restes de l’ancienne idolâtrie d’Astarté, qui se sont mélangés avec les idées chrétiennes.

— Et que dites-vous de leur manière de célébrer l’Épiphanie ?

— La fête des Rois ?

— Oui… Mais, pour eux, cette fête est aussi le commencement de l’année. Ce jour-là, les akkals (initiés), hommes et femmes, se réunissent dans leurs khaloués, ce qu’ils appellent leurs temples : il y a un moment de l’office où l’on éteint toutes les lumières, et je vous laisse à penser ce qu’il peut arriver de beau.

— Je ne crois à rien de tout cela ; on en a dit autant d’ailleurs des agapes des premiers chrétiens. Et quel est l’Européen qui a pu voir de pareilles cérémonies, puisque les initiés seuls peuvent entrer dans ces temples ?

— Qui ? Eh ! tenez, simplement mon compatriote de Tripoli, le filateur de soie, qui faisait des affaires avec un de ces akkals. Celui-ci lui devait de l’argent, mon ami lui dit : « Je te tiens quitte, si tu veux t’arranger pour me conduire à une de vos assemblées. » L’autre fit bien des difficultés, disant que, s’ils étaient découverts, on les poignarderait tous les deux. N’importe, quand un Marseillais a mis une chose dans sa tête, il faut qu’elle aboutisse. Ils prennent rendez-vous le jour de la fête ; l’akkal avait expliqué d’avance à mon ami toutes les momeries qu’il fallait faire, et, avec le costume, sachant bien la langue, il ne risquait pas grand’chose. Les voilà qui arrivent devant un de ces khaloués ; c’est comme un tombeau de santon, une chapelle carrée avec un petit dôme, entourée d’arbres et adossée aux rochers. Vous en avez pu voir dans la montagne.

— J’en ai vu.

— Mais il y a toujours aux environs des gens armés pour empêcher les curieux d’approcher aux heures des prières.

— Et ensuite ?

— Ensuite, ils ont attendu le lever d’une étoile qu’ils appellent Sorkra ; c’est l’étoile de Vénus. Ils lui font une prière.

— C’est encore un reste, sans doute, de l’adoration d’Astarté.

— Attendez. Ils se sont mis ensuite à compter les étoiles filantes. Quand cela est arrivé à un certain nombre, ils en ont tiré des augures, et puis, les trouvant favorables, ils sont entrés tous dans le temple et ont commencé la cérémonie. Pendant les prières, les femmes entraient une à une, et, au moment du sacrifice, les lumières se sont éteintes.

— Et qu’est devenu le Marseillais ?

— On lui avait dit ce qu’il fallait faire, parce qu’il n’y a pas là à choisir ; c’est comme un mariage qui se ferait les yeux fermés…

— Eh bien, c’est leur manière de se marier, voilà tout ; et, du moment qu’il y a consécration, l’énormité du fait me semble beaucoup diminuée ; c’est même une coutume très-favorable aux femmes laides.

— Vous ne comprenez pas ! Ils sont mariés en outre, et chacun est tenu d’emmener sa femme. Le grand cheik lui-même, qu’ils appellent le mekkadam ne peut se refuser à cette pratique égalitaire.

— Je commence à être inquiet du sort de votre ami.

— Mon ami se trouvait dans le ravissement du lot qui lui était échu. Il se dit : « Quel dommage de ne pas savoir qui l’on a aimé un instant ! » Les idées de ces gens-là sont absurdes…

— Ils veulent sans doute que personne ne sache au juste quel est son père ; c’est pousser un peu loin la doctrine de l’égalité. L’Orient est plus avancé que nous dans le communisme.

— Mon ami, reprit le Marseillais, eut une idée bien ingénieuse ; il coupa un morceau de la robe de la femme qui était près de lui, se disant : « Demain matin, au grand jour, je saurai à qui j’ai eu affaire. »

— Oh ! oh !

— Monsieur, continua le Marseillais, quand ce fut au point du jour, chacun sortit sans rien dire, après que les officiants eurent appelé la bénédiction du bon Dieu… ou, qui sait ? peut-être du diable, sur la postérité de tous ces mariages. Voilà mon ami qui se met à guetter les femmes, dont chacune avait repris son voile. Il reconnaît bientôt celle à qui il manquait un morceau de sa robe. Il la suit jusqu’à sa maison sans avoir l’air de rien, et puis il entre un peu plus tard chez elle comme quelqu’un qui passe. Il demande à boire : cela ne se refuse jamais dans la montagne, et voilà qu’il se trouve entouré d’enfants et de petits-enfants… Cette femme était une vieille !

— Une vieille ?

— Oui, monsieur ! et vous jugez si mon ami fut content de son expédition.

— Pourquoi vouloir tout approfondir ? Ne valait-il pas mieux conserver l’illusion ? Les mystères antiques ont eu une légende plus gracieuse, celle de Psyché.

— Vous croyez que c’est une fable que je vous conte ; mais tout le monde sait cette histoire à Tripoli. Maintenant, que dites-vous de ces paroissiens-là et de leurs cérémonies ?

— Votre imagination va trop loin, dis-je au Marseillais ; la coutume dont vous parlez n’a lieu que dans une secte repoussée de toutes les autres. Il serait aussi injuste d’attribuer de pareilles mœurs aux Ansariens et aux Druses que de faire rentrer dans le christianisme certaines folies analogues attribuées aux anabaptistes ou aux vaudois[1].

Notre discussion continua quelque temps ainsi. L’erreur de mon compagnon me contrariait dans les sympathies que je m’étais formées à l’égard des populations du Liban, et je ne négligeai rien pour le détromper, tout en accueillant les renseignements précieux que m’apportaient ses propres observations.

La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres de la vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général leur échappe et ne peut s’acquérir en effet que par des études profondes. Combien je m’applaudissais d’avoir pris d’avance une connaissance exacte de l’histoire et des doctrines religieuses de tant de populations du Liban, dont le caractère m’inspirait de l’estime ! Dans le désir que j’avais de me fixer au milieu d’elles, de pareilles données ne m’étaient pas indifférentes, et j’en avais besoin pour résister à la plupart des préjugés européens.

En général, nous ne nous intéressons en Syrie qu’aux Maronites, catholiques comme nous, et tout au plus encore aux Grecs, aux Arméniens et aux juifs, dont les idées s’éloignent moins des nôtres que celles des musulmans ; nous ne songeons pas qu’il existe une série de croyances intermédiaires capables de se rattacher aux principes de civilisation du Nord, et d’y amener peu à peu les Arabes.

La Syrie est certainement le seul point de l’Orient où l’Europe puisse poser solidement le pied pour établir des relations commerciales, ainsi que le fit l’ancienne Grèce. Partout ailleurs, il faudrait refouler les populations arabes ou craindre constamment leur rébellion, comme il arrive en Algérie. Une moitié au moins des populations syriennes se compose soit de chrétiens, soit de races disposées aux idées de réforme que font aujourd’hui prévaloir les musulmans éclairés. Il faudrait même ajouter à ce nombre une grande partie des Arabes du désert, qui, comme les Persans, appartiennent à la secte d’Ali.

  1. On sait que récemment des pratiques semblables ont été attribuées, en France, à la secte des béguins ; mais il est probable que les sectaires d’Orient sont les seuls qui poussent si loin la frénésie religieuse.