Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/VI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 127-134).


VI — L’APPARITION


Tout à coup Adoniram s’aperçoit que le fleuve de fonte déborde ; la source béante vomit des torrents ; le sable trop chargé s’écroule : il jette les yeux sur la mer d’airain ; le moule regorge ; une fissure se dégage au sommet ; la lave ruisselle de tous côtés. Il exhale un cri si terrible que l’air en est rempli et que les échos le répètent sur les montagnes. Pensant que la terre, trop chauffée, se vitrifie, Adoniram saisit un tuyau flexible aboutissant à un réservoir d’eau, et, d’une main précipitée, dirige cette colonne d’eau sur la base des contreforts ébranlés du moule de la vasque. Mais la fonte, ayant pris l’essor, dévale jusque-là : les deux liquides se combattent ; une masse de métal enveloppe l’eau, l’emprisonne, l’étreint. Pour se dégager, l’eau consumée se vaporise et fait éclater ses entraves. Une détonation retentit ; la fonte rejaillit dans les airs en gerbes éclatantes à vingt coudées de hauteur ; on croit voir s’ouvrir le cratère d’un volcan furieux. Ce fracas est suivi de pleurs, de hurlements affreux ; car cette pluie d’étoiles sème en tous lieux la mort : chaque goutte de fonte est un dard ardent qui pénètre dans les corps et qui tue. La place est jonchée de mourants, et au silence a succédé un immense cri d’épouvante. La terreur est au comble, chacun fuit ; la crainte du danger précipite dans le feu ceux que le feu pourchasse… Les campagnes, illuminées, éblouissantes et empourprées, rappellent cette nuit terrible où Gomorrhe et Sodome flamboyaient, allumées par les foudres de Jéhovah.

Adoniram, éperdu, court çà et là pour rallier ses ouvriers et fermer la gueule à l’abîme inépuisable ; mais il n’entend que des plaintes et des malédictions ; il ne rencontre que des cadavres : le reste est dispersé. Soliman seul est demeuré impassible sur son trône ; la reine est restée calme à ses côtés. Ils font encore briller dans ces ténèbres le diadème et le sceptre.

— Jéhovah l’a châtié ! dit Soliman à son hôtesse. Et il me punit, par la mort de mes sujets, de ma faiblesse, de mes complaisances pour un monstre d’orgueil.

— La vanité qui immole tant de victimes est criminelle, prononça la reine. Seigneur, vous auriez pu périr durant cette infernale épreuve : l’airain pleuvait autour de nous.

— Et vous étiez là ! et ce vil suppôt de Baal a mis en péril une vie si précieuse ! Partons, reine ; votre péril m’a seul inquiété.

Adoniram, qui passait près d’eux, l’entendit ; il s’éloigna en rugissant de douleur. Plus loin, il avisa un groupe d’ouvriers qui l’accablaient de mépris, de calomnies et de malédictions. Il fut rejoint par le Syrien Phanor, qui lui dit :

— Tu es grand ; la fortune t’a trahi ; mais elle n’a pas eu les maçons pour complices.

Amrou le Phénicien le rejoignit à son tour et lui dit :

— Tu es grand, et tu serais vainqueur, si chacun eût fait son devoir comme les charpentiers.

Et le Juif Méthousaël lui dit :

— Les mineurs ont fait leur devoir ; mais ce sont ces ouvriers étrangers qui, par leur ignorance, ont compromis l’entreprise. Courage ! une œuvre plus grande nous vengera de cet échec.

— Ah ! pensa Adoniram, voilà les seuls amis que j’aie trouvés…

Il lui fut facile d’éviter les rencontres ; chacun se détournait de lui, et les ténèbres protégeaient ces désertions. Bientôt les lueurs des brasiers et de la fonte qui rougissait en se refroidissant à la surface n’éclairaient plus que des groupes lointains, qui se perdaient peu à peu dans les ombres. Adoniram, abattu, cherchait Benoni.

— Il m’abandonne à son tour !… murmura t-il avec tristesse.

Le maître restait seul au bord de la fournaise.

— Déshonoré ! s’écria-t-il avec amertume ; voilà le fruit d’une existence austère, laborieuse et vouée à la gloire d’un prince ingrat ! Il me condamne, et mes frères me renient ! Et cette reine, cette femme… elle était là, elle a vu ma honte, et son mépris… j’ai dû le subir ! Mais où donc est Benoni, à cette heure où je souffre ? Seul ! je suis seul et maudit ! L’avenir est fermé. Adoniram, souris à ta délivrance, et cherche-la dans ce feu, ton élément et ton rebelle esclave !

Il s’avance, calme et résolu, vers le fleuve, qui roule encore son onde embrasée de scories, de métal fondu, et qui, çà et là, jaillit et pétille au contact de l’humidité. Peut-être que la lave tressaillait sur des cadavres. D’épais tourbillons de fumée violette et fauve se dégageaient en colonnes serrées, et voilaient le théâtre abandonné de cette lugubre aventure. C’est là que ce géant foudroyé tomba assis sur la terre et s’abîma dans sa méditation… l’œil fixé sur ces tourbillons enflammés qui pouvaient s’incliner et l’étouffer au premier souffle du vent.

Certaines formes étranges, fugitives, flamboyantes se dessinaient parfois parmi les jeux brillants et lugubres de la vapeur ignée. Les yeux éblouis d’Adoniram entrevoyaient, au travers des membres de géants, des blocs d’or, des gnomes qui se dissipaient en fumée ou se pulvérisaient en étincelles. Ces fantaisies ne parvenaient point à distraire son désespoir et sa douleur. Bientôt, cependant, elles s’emparèrent de son imagination en délire, et il lui sembla que du sein des flammes s’élevait une voix retentissante et grave qui prononçait son nom. Trois fois le tourbillon mugit le nom d’Adoniram.

Autour de lui, personne… Il contemple avidement la tourbe enflammée, et murmure :

— La voix du peuple m’appelle !

Sans détourner la vue, il se soulève sur un genou, étend la main, et distingue au centre des fumées rouges une forme humaine indistincte, colossale, qui semble s’épaissir dans les flammes, s’assembler, puis se désunir et se confondre. Tout s’agite et flamboie à l’entour ; … elle seule se fixe, tour à tour obscure dans la vapeur lumineuse, ou claire et éclatante au sein d’un amas de fuligineuses vapeurs. Elle se dessine, cette figure, elle acquiert du relief, elle grandit encore en s’approchant, et Adoniram, épouvanté, se demande quel est ce bronze qui est doué de la vie.

Le fantôme s’avance. Adoniram le contemple avec stupeur. Son buste gigantesque est revêtu d’une dalmatique sans manches ; ses bras nus sont ornés d’anneaux de fer ; sa tête bronzée, qu’encadre une barbe carrée, tressée et frisée à plusieurs rangs,… sa tête est coiffée d’une mitre vermeille ; il tient à la main un marteau. Ses grands yeux, qui brillent, s’abaissent sur Adoniram avec douceur, et, d’un son de voix qui semble arraché aux entrailles du bronze :

— Réveille ton âme, dit-il ; lève-toi, mon fils !… Viens, suis-moi… J’ai vu les maux de ma race, et je l’ai prise en pitié…

— Esprit, qui donc es-tu ?

— L’ombre du père de tes pères, l’aïeul de ceux qui travaillent et qui souffrent. Viens ; quand ma main aura glissé sur ton front, tu respireras dans la flamme. Sois sans crainte, comme tu fus sans faiblesse…

Soudain, Adoniram se sentit enveloppé d’une chaleur pénétrante qui l’animait sans l’embraser ; l’air qu’il aspirait était plus subtil ; un ascendant invincible l’entraînait vers le brasier où déjà plongeait son mystérieux compagnon.

— Où suis-je ? Quel est ton nom ? Où m’entraînes-tu ? murmura-t-il.

— Au centre de la terre… dans l’âme du monde habité ; là s’élève le palais souterrain d’Hénoch, notre père, que l’Égypte appelle Hermès, que l’Arabie honore sous le nom d’Édris.

— Puissances immortelles ! s’écria Adoniram ; ô mon seigneur ! est-il donc vrai, vous seriez ?…

— Ton aïeul, homme… artiste, ton maître et ton patron : je fus Tubal-Kaïn.

Plus ils s’avançaient dans la profonde région du silence et de la nuit, plus Adoniram doutait de la réalité de ses impressions. Peu à peu, distrait de lui-même, il subit le charme de l’inconnu, et son âme, attachée tout entière à l’ascendant qui le dominait, fut toute à son guide mystérieux.

Aux régions humides et froides avait succédé une atmosphère tiède et raréfiée ; la vie intérieure de la terre se manifestait par des secousses, par des bourdonnements singuliers ; des battements sourds, réguliers, périodiques, annonçaient le voisinage du cœur du monde ; Adoniram le sentait battre avec une force croissante, et il s’étonnait d’errer parmi des espaces infinis ; il cherchait un appui, ne le trouvait pas, et suivait sans la voir l’ombre de Tubal-Kaïn, qui gardait le silence.

Après quelques instants qui lui parurent longs comme la vie d’un patriarche, il découvrit au loin un point lumineux. Cette tache grandit, grandit, s’approcha, s’étendit en longue perspective, et l’artiste entrevit un monde peuplé d’ombres qui s’agitaient, livrées à des occupations qu’il ne comprit pas. Ces clartés douteuses vinrent enfin expirer sur la mitre éclatante et sur la dalmatique du fils de Kaïn.

En vain Adoniram s’efforça-t-il de parler : la voix expirait dans sa poitrine oppressée ; mais il reprit haleine en se voyant dans une large galerie d’une profondeur incommensurable, très-large, car on n’en découvrait point les parois, et portée sur une avenue de colonnes si hautes, qu’elles se perdaient au-dessus de lui dans les airs, et que la voûte qu’elles portaient échappait à la vue.

Soudain il tressaillit ; Tubal-Kaïn parlait :

— Tes pieds foulent la grande pierre d’émeraude qui sert de racine et de pivot à la montagne de Kaf ; tu as abordé le domaine de tes pères. Ici règne sans partage la lignée de Kaïn. Sous ces forteresses de granit, au milieu de ces cavernes inaccessibles, nous avons pu trouver enfin la liberté. C’est là qu’expire la tyrannie jalouse d’Adonaï, là qu’on peut, sans périr, se nourrir des fruits de l’arbre de la science.

Adoniram exhala un long et doux soupir : il lui semblait qu’un poids accablant, qui toujours l’avait courbé dans la vie, venait de s’évanouir pour la première fois.

Tout à coup la vie éclate ; des populations apparaissent à travers ces hypogées : le travail les anime, les agite ; le joyeux fracas des métaux résonne ; des bruits d’eaux jaillissantes et de vents impétueux s’y mêlent ; la voûte éclaircie s’étend comme un ciel immense d’où se précipitent sur les plus vastes et les plus étranges ateliers des torrents d’une lumière blanche, azurée, et qui s’irise en tombant sur le sol.

Adoniram traverse une foule livrée à des labeurs dont il ne saisit pas le but ; cette clarté, cette coupole céleste dans les entrailles de la terre l’étonne ; il s’arrête.

— C’est le sanctuaire du feu, lui dit Tubal-Kaïn ; de là provient la chaleur de la terre, qui, sans nous, périrait de froid. Nous préparons les métaux, nous les distribuons dans les veines de la planète, après en avoir liquéfié les vapeurs.

» Mis en contact et entrelacés sur nos têtes, les filons de ces divers éléments dégagent des esprits contraires qui s’enflamment et projettent ces vives lumières… éblouissantes pour tes yeux imparfaits. Attirés par ces courants, les sept métaux se vaporisent à l’entour, et forment ces nuages de sinople, d’azur, de pourpre, d’or, de vermeil et d’argent qui se meuvent dans l’espace, et reproduisent les alliages dont se composent la plupart des minéraux et des pierres précieuses. Quand la coupole se refroidit, ces nuées condensées font pleuvoir une grêle de rubis, d’émeraudes, de topazes, d’onyx, de turquoises, de diamants, et les courants de la terre les emportent avec des amas de scories : les granits, les silex, les calcaires qui, soulevant la surface du globe, la rendent bosselée de montagnes. Ces matières se solidifient en approchant du domaine des hommes… et à la fraîcheur du soleil d’Adonaï, fourneau manqué qui n’aurait même pas la force de cuire un œuf. Aussi, que deviendrait la vie de l’homme, si nous ne lui faisions passer en secret l’élément du feu, emprisonné dans les pierres, ainsi que le fer propre à retirer l’étincelle ?

Ces explications satisfaisaient Adoniram et l’étonnaient. Il s’approcha des ouvriers sans comprendre comment ils pouvaient travailler sur des fleuves d’or, d’argent, de cuivre, de fer, les séparer, les endiguer et les tamiser comme l’onde.

— Ces éléments, répondit à sa pensée Tubal-Kaïn, sont liquéfiés par la chaleur centrale : la température où nous vivons ici est à peu près une fois plus forte que celle des fourneaux où tu dissous la fonte.

Adoniram, épouvanté, s’étonna de vivre.

— Cette chaleur, reprit Tubal-Kaïn, est la température naturelle des âmes qui furent extraites de l’élément du feu. Adonaï plaça une étincelle imperceptible au centre du moule de terre dont il s’avisa de faire l’homme, et cette parcelle a suffi pour échauffer le bloc, pour l’animer et le rendre pensant ; mais, là-haut, cette âme lutte contre le froid : de là les limites étroites de vos facultés ; puis il arrive que l’étincelle est entraînée par l’attraction centrale, et vous mourez.

La création ainsi expliquée causa un mouvement de dédain à Adoniram.

— Oui, continua son guide ; c’est un dieu moins fort que subtil, et plus jaloux que généreux, le dieu Adonaï ? Il a créé l’homme de boue, en dépit des génies du feu ; puis, effrayé de son œuvre et de leurs complaisances pour cette triste créature, il l’a, sans pitié pour leurs larmes, condamnée à mourir. Voilà le principe du différend qui nous divise : toute la vie terrestre procédant du feu est attirée par le feu qui réside au centre. Nous avions voulu qu’en retour le feu central fût attiré par la circonférence et rayonnât au dehors ; cet échange de principes était la vie sans fin.

» Adonaï, qui règne autour des mondes, mura la terre et intercepta cette attraction externe. Il en résulte que la terre mourra comme ses habitants. Elle vieillit déjà ; la fraîcheur la pénètre de plus en plus ; des espèces entières d’animaux, et de plantes ont disparu ; les races s’amoindrissent, la durée de la vie s’abrège, et, des sept métaux primitifs, la terre, dont la moelle se congèle et se dessèche, n’en reçoit déjà plus que cinq[1]. Le soleil lui-même pâlit ; il doit s’éteindre dans cinq ou six milliers d’années. Mais ce n’est point à moi seul, ô mon fils, qu’il appartient de te révéler ces mystères : tu les entendras de la bouche des hommes, tes ancêtres.

  1. Les traditions sur lesquelles sont fondées les diverses scènes de cette légende ne sont pas particulières aux Orientaux. Le moyen âge européen les a connues. On peut consulter principalement l’Histoire des Préadamites de Lapeyrière, l’Iter subterraneum de Klimius, et une foule d’écrits relatifs à la kabbale et à la médecine spagyrique. L’Orient en est encore là. Il ne faut donc pas s’étonner des bizarres hypothèses scientifiques que peut contenir ce récit. La plupart de ces légendes se rencontrent aussi dans le Talmud, dans les livres des néoplatoniciens, dans le Coran et dans le livre d’Hénoch, traduit récemment par l’évêque de Canterbury.