Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/VII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 134-145).


VII — LE MONDE SOUTERRAIN


Ils pénétrèrent ensemble dans un jardin éclairé des tendres lueurs d’un feu doux, peuplé d’arbres inconnus dont le feuillage, formé de petites langues de flamme, projetait, au lieu d’ombre, des clartés plus vives sur le sol d’émeraudes, diapré de fleurs d’une forme bizarre, et de couleurs d’une vivacité surprenante. Écloses du feu intérieur dans le terrain des métaux, ces fleurs en étaient les émanations les plus fluides et les plus pures. Ces végétations arborescentes du métal en fleur rayonnaient comme des pierreries, et exhalaient des parfums d’ambre, de benjoin, de myrrhe et d’encens. Non loin serpentaient des ruisseaux de naphte, fertilisant les cinabres, la rose de ces contrées souterraines. Là se promenaient quelques vieillards géants, sculptés à la mesure de cette nature exubérante et forte. Sous un dais de lumière ardente, Adoniram découvrit une rangée de colosses, assis à la file, et reproduisant les costumes sacrés, les proportions sublimes et l’aspect imposant des figures qu’il avait jadis entrevues dans les cavernes du Liban. Il devina la dynastie disparue des princes d’Hénochia. Il revit autour d’eux, accroupis, les cynocéphales, les lions ailés, les griffons, les sphinx souriants et mystérieux, espèces condamnées, balayées par le déluge, et immortalisées par la mémoire des hommes. Ces esclaves androgynes supportaient les trônes massif, monuments inertes, dociles, et pourtant animés.

Immobiles comme le repos, les princes fils d’Adam semblaient rêver et attendre.

Parvenu à l’extrémité de la lignée, Adoniram, qui marchait toujours, dirigeait ses pas vers une énorme pierre carrée et blanche comme la neige… Il allait poser le pied sur cet incombustible rocher d’amiante.

— Arrête !… s’écria Tubal-Kaïn. Nous sommes sous la montagne de Sérendib ; tu vas fouler la tombe de l’inconnu, du premier-né de la terre. Adam sommeille sous ce linceul, qui le préserve du feu. Il ne doit se relever qu’au dernier jour du monde ; sa tombe captive contient notre rançon. Mais écoute : notre père commun t’appelle.

Kaïn était accroupi dans une posture pénible ; il se souleva. Sa beauté est surhumaine, son œil triste, et sa lèvre pâle. Il est nu ; autour de son front soucieux s’enroule un serpent d’or, en guise de diadème… L’homme errant semble encore harassé.

— Que le sommeil et la mort soient avec toi, mon fils ! Race industrieuse et opprimée, c’est par moi que tu souffres. Héva fut ma mère ; Éblis, l’ange de lumière, a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré ma race ; Adam, pétri de limon et dépositaire d’une âme captive, Adam m’a nourri. l’enfant des Éloïms[1], j’aimai cette ébauche d’Adonaï, et j’ai mis au service des hommes ignorants et débiles l’esprit des génies qui résident en moi. J’ai nourri mon nourricier sur ses vieux jours, et bercé l’enfance d’Habel… qu’ils appelaient mon frère. Hélas ! hélas !

» Avant d’enseigner le meurtre à la terre, j’avais connu l’ingratitude, l’injustice et les amertumes qui corrompent le cœur. Travaillant sans cesse, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour le bonheur des hommes, ces charrues qui contraignent la terre à produire, faisant renaître pour eux, au sein de l’abondance, cet Éden qu’ils avaient perdu ; j’avais fait de ma vie un sacrifice. Ô comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun : Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? Aussi, tandis que j’arrosais de mes sueurs la terre où il se sentait roi, lui-même, oisif et caressé, il paissait ses troupeaux en sommeillant sous les sycomores. Je me plains : nos parents invoquent l’équité de Dieu ; nous lui offrons nos sacrifices, et le mien, des gerbes de blé que j’avais fait éclore, les prémices de l’été ! le mien est rejeté avec mépris… C’est ainsi que ce Dieu jaloux a toujours repoussé le génie inventif et fécond, et donné la puissance avec le droit d’oppression aux esprits vulgaires. Tu sais le reste ; mais ce que tu ignores, c’est que la réprobation d’Adonaï, me condamnant à la stérilité, donnait pour épouse au jeune Habel notre sœur Aclinia, dont j’étais aimé. De là provint la première lutte des djinns ou enfants des Éloïms, issus de l’élément du feu, contre les fils d’Adonaï, engendrés du limon.

» J’éteignis le flambeau d’Habel… Adam se vit renaître plus tard dans la postérité de Seth ; et, pour effacer mon crime, je me suis fait bienfaiteur des enfants d’Adam. C’est à notre race, supérieure à la leur, qu’ils doivent tous les arts, l’industrie et les éléments des sciences. Vains efforts ! en les instruisant, nous les rendions libres… Adonaï ne m’a jamais pardonné, et c’est pourquoi il me fait un crime sans pardon d’avoir brisé un vase d’argile, lui qui, dans les eaux du déluge, a noyé tant de milliers d’hommes ! lui qui, pour les décimer, leur a suscité tant de tyrans !

Alors, la tombe d’Adam parla.

— C’est toi, dit la voix profonde, toi qui as enfanté le meurtre ; Dieu poursuit, dans mes enfants, le sang d’Héva dont tu sors et que tu as versé ! C’est à cause de toi que Jéhovah a suscité des prêtres qui ont immolé les hommes, et des rois qui ont sacrifié des prêtres et des soldats. Un jour, il fera naître des empereurs pour broyer les peuples, les prêtres et les rois eux-mêmes, et la postérité des nations dira : « Ce sont les fils de Kaïn ! »

Le fils d’Héva s’agita, désespéré.

— Lui aussi ! s’écria-t-il ; jamais il n’a pardonné.

— Jamais !… répondit la voix.

Et, des profondeurs de l’abîme, on l’entendit gémir encore :

— Habel, mon fils, Habel, Habel !… qu’as-tu fait de ton frère Habel ?…

Kaïn roula sur le sol, qui retentit, et les convulsions du désespoir lui déchiraient la poitrine…

Tel est le supplice de Kaïn, parce qu’il a versé le sang. Saisi de respect, d’amour, de compassion et d’horreur, Adoniram se détourna.

— Qu’avais-je fait, moi ? dit, en secouant sa tête coiffée d’une tiare élevée, le vénérable Hénoch. Les hommes erraient comme des troupeaux ; je leur appris à tailler les pierres, à bâtir des édifices, à se grouper dans les villes. Le premier, je leur ai révélé le génie des sociétés. J’avais rassemblé des brutes ; … je laissai une nation dans ma ville d’Hénochia, dont les ruines étonnent encore les races dégénérées. C’est grâce à moi que Soliman dresse un temple en l’honneur d’Adonaï, et ce temple fera sa perte ; car le Dieu des Hébreux, ô mon fils, a reconnu mon génie dans l’œuvre de tes mains.

Adoniram contempla cette grande ombre : Hénoch avait la barbe longue et tressée ; sa tiare, ornée de bandes rouges et d’une double rangée d’étoiles, était surmontée d’une pointe terminée en bec de vautour. Deux bandelettes à franges retombaient sur ses cheveux et sa tunique. D’une main, il tenait un long sceptre, et, de l’autre, une équerre. Sa stature colossale dépassait celle de son père Kaïn. Près de lui se tenaient Irad et Maviaël, coiffés de simples bandelettes. Des anneaux s’enroulaient autour de leurs bras : l’un avait jadis emprisonné les fontaines ; l’autre avait équarri les cèdres. Mathusaël avait imaginé les caractères écrits et laissé des livres dont s’empara depuis Édris, qui les enfouit dans la terre ; les livres du Tau… Mathusaël avait sur l’épaule un pallium hiératique ; un parazonium armait son flanc, et sur sa ceinture éclatante brillait en traits de feu le T symbolique qui rallie les ouvriers issus des génies du feu.

Tandis qu’Adoniram contemplait les traits souriants de Lamech, dont les bras étaient couverts par des ailes repliées d’où sortaient deux longues mains appuyées sur la tête de deux jeunes gens accroupis, Tubal-Kaïn, quittant son protégé, avait pris place sur son trône de fer.

— Tu vois la face vénérable de mon père, dit-il à Adoniram. Ceux-ci, dont il caresse la chevelure, sont les enfants d’Ada : Jabel, qui dressa des tentes et apprit à coudre la peau des chameaux, et Jubal, mon frère, qui le premier tendit les cordes du cinnor, de la harpe, et sut en tirer des sons.

— Fils de Lamech et de Sella, répondit Jubal d’une voix harmonieuse comme les vents du soir, tu es plus grand que tes frères, et lu règnes sur tes aïeux. C’est de toi que procèdent les arts de la guerre et de la paix. Tu as réduit les métaux, tu as allumé la première forge. En donnant aux humains l’or, l’argent, le cuivre et l’acier, tu as remplacé par eux l’arbre de science. L’or et le fer les élèveront au comble de la puissance, et leur seront assez funestes pour nous venger d’Adonaï. Honneur à Tubal-Kaïn !

Un bruit formidable répondit de toute part à cette exclamation, répétée au loin par les légions de gnomes, qui reprirent leurs travaux avec une ardeur nouvelle. Les marteaux retentirent sous les voûtes des usines éternelles, et Adoniram… l’ouvrier, dans ce monde où les ouvriers étaient rois, ressentit une allégresse et un orgueil profonds.

— Enfant de la race des Éloïms, lui dit Tubal-Kaïn, reprends courage, ta gloire est dans la servitude. Tes ancêtres ont rendu redoutable l’industrie humaine, et c’est pourquoi notre race a été condamnée. Elle a combattu deux mille ans ; on n’a pu nous détruire, parce que nous sommes d’une essence immortelle ; on a réussi à nous vaincre, parce que le sang d’Héva se mêlait à notre sang. Tes aïeux, mes descendants, furent préservés des eaux du déluge. Car, tandis que Jéhovah, préparant notre destruction, les amoncelait dans les réservoirs du ciel, j’ai appelé le feu à mon secours et précipité de rapides courants vers la surface du globe. Par mon ordre, la flamme a dissous les pierres et creusé de longues galeries propres à nous servir de retraites. Ces routes souterraines aboutissaient dans la plaine de Gizèh, non loin de ces rivages où s’est élevé depuis la cité de Memphis. Afin de préserver ces galeries de l’invasion des eaux, j’ai réuni la race des géants, et nos mains ont élevé une immense pyramide qui durera autant que le monde. Les pierres en furent cimentées avec du bitume impénétrable ; et l’on n’y pratiqua d’autre ouverture qu’un étroit couloir fermé par une petite porte que je murai moi-même au dernier jour du monde ancien.

» Des demeures souterraines furent creusées dans le roc : on y pénétrait en descendant dans un abîme ; elles s’échelonnaient le long d’une galerie basse aboutissant aux régions de l’eau que j’avais emprisonnée dans un grand fleuve propre à désaltérer les hommes et les troupeaux enfouis dans ces retraites. Au delà de ce fleuve, j’avais réuni, dans un vaste espace éclairé par le frottement des métaux contraires, les fruits végétaux qui se nourrissent de la terre.

» C’est là que vécurent à l’abri des eaux les faibles débris de la lignée de Kaïn. Toutes les épreuves que nous avons subies et traversées, il fallut les subir encore pour revoir la lumière, quand les eaux eurent regagné leur lit. Ces routes étaient périlleuses, le climat intérieur dévore. Durant l’aller et le retour, nous laissâmes dans chaque région quelques compagnons. Seul, à la fin, je survécus avec le fils que m’avait donné ma sœur Noéma.

» Je rouvris la pyramide, et j’entrouvris la terre. Quel changement ! Le désert !… des animaux rachitiques, des plantes rabougries, un soleil pâle et sans chaleur, et çà et là des amas de boue inféconde où se traînaient des reptiles ! Soudain un vent glacial et chargé de miasmes infects pénètre dans ma poitrine et la dessèche. Suffoqué, je le rejette, et l’aspire encore pour ne pas mourir. Je ne sais quel poison froid circule dans mes veines ; ma vigueur expire, mes jambes fléchissent, la nuit m’environne, un noir frisson s’empare de moi. Le climat de la terre était changé : le sol, refroidi, ne dégageait plus assez de chaleur pour animer ce qu’il avait fait vivre autrefois. Tel qu’un dauphin enlevé du sein des mers et lancé sur le sable, je sentais mon agonie, et je compris que mon heure était venue…

» Par un suprême instinct de conservation, je voulus fuir, et, rentrant sous la pyramide, j’y perdis connaissance. Elle fut mon tombeau ; mon âme alors, délivrée, attirée par le feu intérieur, revint trouver celles de mes pères. Quant à mon fils, à peine adulte, il grandissait encore ; il put vivre ; mais sa croissance s’arrêta.

« Il fut errant suivant la destinée de notre race, et la femme de Cham[2], second fils de Noé, le trouva plus beau que le fils des hommes. Il la connut : elle mit au monde Koùs, le père de Nemrod, qui enseigna à ses frères l’art de la chasse et fonda Babylone. Ils entreprirent d’élever la tour de Babel ; dès lors, Adonaï reconnut le sang de Kaïn et recommença à le persécuter. La race de Nemrod fut de nouveau dispersée. La voix de mon fils achèvera pour toi cette douloureuse histoire.

Adoniram chercha autour de lui le fils de Tubal-Kaïn d’un air inquiet.

— Tu ne le reverras point, repartit le prince des esprits du feu : l’âme de mon enfant est invisible, parce qu’il est mort après le déluge, et que sa forme corporelle appartient à la terre. Il en est ainsi de ses descendants, et ton père, Adoniram, est errant dans l’air enflammé que tu respires… Oui, ton père.

— Ton père, oui, ton père…, redit comme un écho, mais avec un accent tendre, une voix qui passa comme un baiser sur le front d’Adoniram.

Et, se retournant, l’artiste pleura.

— Console-toi, dit Tubal-Kaïn, il est plus heureux que moi. Il t’a laissé au berceau, et, comme ton corps n’appartient pas encore à ta terre, il jouit du bonheur d’en voir l’image. Mais sois attentif aux paroles de mon fils.

Alors, une voix parla :

— Seul parmi les génies mortels de notre race, j’ai vu le monde avant et après le déluge, et j’ai contemplé la face d’Adonaï. J’espérais la naissance d’un fils, et la froide bise de la terre vieillie oppressait ma poitrine. Une nuit, Dieu m’apparaît : sa face ne peut être décrite. Il me dit :

» — Espère !…

» Dépourvu d’expérience, isolé dans un monde inconnu, je répliquai timide :

» — Seigneur, je crains.

» Il reprit :

» — Cette crainte sera ton salut. Tu dois mourir ; ton nom sera ignoré de tes frères et sans écho dans les âges ; de toi va naître un fils que tu ne verras pas. De lui sortiront des êtres perdus parmi la foule comme les étoiles errantes à travers le firmament. Souche de géants, j’ai humilié ton corps ; tes descendants naîtront faibles ; leur vie sera courte ; l’isolement sera leur partage. L’âme des génies conservera dans leur sein sa précieuse étincelle, et leur grandeur fera leur supplice. Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront l’objet de leurs dédains ; leurs tombes seules seront honorées. Méconnus durant leur séjour sur la terre, ils posséderont l’âpre sentiment de leur force, et ils l’exerceront pour la gloire d’autrui. Sensibles aux malheurs de l’humanité, ils voudront les prévenir, sans se faire écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres et vils, ils échoueront à surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs pour leur âme, ils seront le jouet de l’opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n’y participeront pas de leur vivant. Géants de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumières des arts, instruments de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l’envie ; âmes énergiques, ils seront paralysés pour le bien… Ils se reconnaîtront entre eux.

» — Dieu cruel ! m’écriai-je ; du moins, leur vie sera courte et l’âme brisera le corps.

» — Non ; car ils nourriront l’espérance, toujours déçue, ravivée sans cesse, et plus ils travailleront à la sueur de leur front, plus les hommes seront ingrats. Ils donneront toutes les joies et recevront toutes les douleurs ; le fardeau de labeurs dont j’ai chargé la race d’Adam s’appesantira sur leurs épaules ; la pauvreté les suivra, la famille sera pour eux compagne de la faim. Complaisants ou rebelles, ils seront constamment avilis, ils travailleront pour tous et dépenseront en vain le génie, l’industrie et la force de leurs bras.

» Jéhovah dit ; mon cœur fut brisé ; je maudis la nuit qui m’avait rendu père, et j’expirai.

Et la voix s’éteignit, laissant derrière elle une longue traînée de soupirs.

— Tu le vois, tu l’entends, repartit Tubal-Kaïn, et notre exemple t’est offert. Génies bienfaisants, auteurs de la plupart des conquêtes intellectuelles dont l’homme est si fier, nous sommes à ses yeux les maudits, les démons, les esprits du mal. Fils de Kaïn ! subis ta destinée ; porte-la d’un front imperturbable, et que le Dieu vengeur soit atterré de ta constance. Sois grand devant les hommes et fort devant nous : je t’ai vu près de succomber, mon fils, et j’ai voulu soutenir la vertu. Les génies du feu viendront à ton aide ; ose tout ; tu es réservé à la perte de Soliman, ce fidèle serviteur d’Adonaï. De toi naîtra une souche de rois qui restaureront sur la terre, en face de Jéhovah, le culte négligé du feu, cet élément sacré. Quand tu ne seras plus sur la terre, la milice infatigable des ouvriers se ralliera à ton nom, et la phalange des travailleurs, des penseurs abaissera un jour la puissance aveugle des rois, ces ministres despotiques d’Adonaï. Va, mon fils, accomplis tes destinées…

À ces mots, Adoniram se sentit soulevé ; le jardin des métaux, ses fleurs étincelantes, ses arbres de lumière, les ateliers immenses et radieux des gnomes, les ruisseaux éclatants d’or, d’argent, de cadmium, de mercure et de naphte se confondirent sous ses pieds en un large sillon de lumière, en un rapide fleuve de feu. Il comprit qu’il filait dans l’espace avec la rapidité d’une étoile. Tout s’obscurcit graduellement : le domaine de ses aïeux lui apparut un instant tel qu’une planète immobile au milieu d’un ciel assombri, un vent frais frappa son visage, il ressentit une secousse, jeta les yeux autour de lui, et se retrouva couché sur le sable, au pied du moule de la mer d’airain, entouré de la lave à demi refroidie, qui projetait encore dans les brumes de la nuit une lueur roussâtre.

— Un rêve ! se dit-il ; était-ce donc un rêve ? Malheureux ! ce qui n’est que trop vrai, c’est la perte de mes espérances, la ruine de mes projets, et le déshonneur qui m’attend au lever du soleil…

Mais la vision se retrace avec tant de netteté, qu’il suspecte le doute même dont il est saisi. Tandis qu’il médite, il relève les yeux et reconnaît devant lui l’ombre colossale de Tubal-Kaïn.

— Génie du feu, s’écrie-t-il, reconduis-moi dans le fond des abîmes. La terre cachera mon opprobre.

— Est-ce ainsi que tu suis mes préceptes ? réplique l’ombre d’un ton sévère. Point de vaines paroles ; la nuit s’avance, bientôt l’œil flamboyant d’Adonaï va parcourir la terre ; il faut se hâter. Faible enfant ! t’aurais-je abandonné dans une heure si périlleuse ? Sois sans crainte ; tes moules sont remplis : la fonte, en élargissant tout à coup l’orifice du four muré de pierres trop peu réfractaires, a fait irruption, et le trop-plein a jailli par-dessus les bords. Tu as cru à une fissure, perdu la tête, jeté de l’eau, et le jet de fonte s’est étoile.

— Et comment affranchir les bords de la vasque de ces bavures de fonte qui y ont adhéré ?

— La fonte est poreuse et conduit moins bien la chaleur que ne le ferait l’acier. Prends un morceau de fonte, chauffe-le par un bout, refroidis-le par l’autre, et frappe un coup de masse : le morceau cassera juste entre le chaud et le froid. Les terres et les cristaux sont dans le même cas.

— Maître, je vous écoute.

— Par Éblis ! mieux vaudrait me deviner. Ta vasque est brûlante encore : refroidis brusquement ce qui déborde les contours, et sépare les bavures à coups de marteau.

— C’est qu’il faudrait une vigueur…

— Il faut un marteau. Celui de Tubal-Kaïn a ouvert le cratère de l’Etna pour donner un écoulement aux scories de nos usines.

Adoniram entendit le bruit d’un morceau de fer qui tombe ; il se baissa et ramassa un marteau pesant, mais parfaitement équilibré pour la main. Il voulut exprimer sa reconnaissance ; l’ombre avait disparu, et l’aube naissante avait commencé à dissoudre le feu des étoiles.

Un moment après, les oiseaux qui préludaient à leurs chants prirent la fuite au bruit du marteau d’Adoniram, qui, frappant à coups redoublés sur les bords de la vasque, troublait seul le profond silence qui précède la naissance du jour…

Cette séance avait vivement impressionné l’auditoire, qui s’accrut le lendemain. On avait parlé des mystères de la montagne de Kaf, qui intéressent toujours vivement les Orientaux. Pour moi, cela m’avait paru aussi classique que la descente d’Énée aux enfers.

  1. Les Éloïms sont des génies primitifs que les Égyptiens appelaient les dieux ammonéens. Dans le système des traditions persanes, Adonaï ou Jéhovah (le dieu des Hébreux) n’était que l’un des Éloïms.
  2. Selon une tradition du Talmud, ce serait l’épouse même de Noé qui aurait mêlé la race des génies à la race des hommes, en cédant aux séductions d’un esprit issu des dives. Voir le Comte de Gabalis, de l’abbé de Villars.