Voyage en Orient (Nerval)/Les mariages cophtes/VII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 66-69).


VII — UNE MAISON DANGEREUSE


Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre de l’entrée ; je me retourne avec l’intention sérieuse de regagner la porte ; un esclave abyssinien, grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche un mot pour le convaincre que je me suis trompé de maison, que je croirais rentrer chez moi ; mais le mot tayeb, si universel qu’il soit, ne me parait pas suffisant à exprimer toutes ces choses. Pendant ce temps, un grand bruit se fait entendre dans le fond de la maison, des saïs étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus majestueux s’avance du fond de la galerie principale.

Dans ces moments-là, le pis est de rester court. Je songe que beaucoup de musulmans entendent la langue franque, laquelle, au fond, n’est qu’un mélange de toute sorte de mots des patois méridionaux, qu’on emploie au hasard jusqu’à ce qu’on se soit fait comprendre ; c’est la langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d’italien, d’espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le tout un discours fort captieux.

— Au demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures ; l’une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur. J’épouse, je prends le turban ; aussi bien il y a des choses qu’on ne peut éviter. Je crois au destin.

D’ailleurs, ce Turc avait l’air d’un bon diable, et sa figure bien nourrie n’annonçait pas la cruauté. Il cligna de l’œil avec quelque malice en me voyant accumuler les substantifs les plus baroques qui eussent jamais retenti dans les échelles du Levant, et me dit, tendant vers moi une main potelée chargée de bagues :

— Mon cher monsieur, donnez-vous la peine d’entrer ici, nous causerons plus commodément.

Ô surprise ! ce brave Turc était un Français comme moi !

Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres se découpaient sur des jardins ; nous prenons place sur un riche divan. On apporte du café et des pipes. Nous causons. J’explique de mon mieux comment j’étais entré chez lui, croyant m’engager dans un des nombreux passages qui traversent au Caire les principaux massifs de maisons ; mais je comprends à son sourire que mes belles inconnues avaient eu le temps de me trahir. Cela n’empêcha pas notre conversation de prendre en peu de temps un caractère d’intimité. En pays turc, la connaissance se fait vite entre compatriotes. Mon hôte voulut bien m’inviter à sa table, et, quand l’heure fut arrivée, je vis entrer deux fort belles personnes, dont l’une était sa femme, et l’autre la sœur de sa femme. C’étaient les inconnues du bazar des Circassiens, et toutes deux Françaises… Voilà ce qu’il y avait de plus humiliant ! On me fit la guerre sur ma prétention à parcourir la ville sans drogman et sans ânier ; on s’égaya touchant ma poursuite assidue de deux dominos douteux, qui évidemment ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher des vieilles ou des négresses. Ces dames ne me savaient pas le moindre gré d’un choix aussi hasardeux, où aucun de leurs charmes n’était intéressé, car il faut avouer que le habbarah noir, moins attrayant que le voile des simples filles fellahs, fait de toute femme un paquet sans forme, et, quand le vent s’y engouffre, lui donne l’aspect d’un ballon à demi gonflé.

Après le diner, servi entièrement à la française, on me fit entrer dans une salle beaucoup plus riche, aux murs revêtus de porcelaines peintes, aux corniches de cèdre sculptées. Une fontaine de marbre lançait dans le milieu ses minces filets d’eau ; des tapis et des glaces de Venise complétaient l’idéal du luxe arabe ; mais la surprise qui m’attendait là concentra bientôt toute mon attention. C’étaient huit jeunes filles placées autour d’une table ovale, et travaillant à divers ouvrages. Elles se levèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes vinrent me baiser la main, cérémonie à laquelle je savais qu’on ne pouvait se refuser au Caire. Ce qui m’étonnait le plus dans cette apparition séduisante, c’est que le teint de ces jeunes personnes, vêtues à l’orientale, variait du bistre à l’olivâtre, et arrivait, chez la dernière, au chocolat le plus foncé. Il eût été inconvenant peut-être de citer devant la plus blanche le vers de Gœthe :

Connais-tu la contrée où les citrons mûrissent…


Cependant elles pouvaient passer toutes pour des beautés de race mixte. La maîtresse de la maison et sa sœur avaient pris place sur le divan en riant aux éclats de mon admiration. Les deux petites filles nous apportèrent des liqueurs et du café.

Je savais un gré infini à mon hôte de m’avoir introduit dans son harem ; mais je me disais en moi-même qu’un Français ne ferait jamais un bon Turc, et que l’amour-propre de montrer ses maîtresses ou ses épouses devait dominer toujours la crainte de les exposer aux séductions. Je me trompais encore sur ce point. Ces charmantes fleurs aux couleurs variées étaient non pas les femmes, mais les filles de la maison. Mon hôte appartenait à cette génération militaire qui voua son existence au service de Napoléon. Plutôt que de se reconnaître sujets de la Restauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir leurs services aux souverains de l’Orient. L’Inde et l’Égypte en accueillirent un grand nombre ; il y avait dans ces deux pays de beaux souvenirs de la gloire française. Quelques-uns adoptèrent la religion et les mœurs des peuples qui leur donnaient asile. Le moyen de les blâmer ? La plupart, nés pendant la Révolution, n’avaient guère connu de culte que celui des théophilanthropes ou des loges maçonniques. Le mahométisme, vu dans les pays où il règne, a des grandeurs qui frappent l’esprit le plus sceptique. Mon hôte s’était livré jeune encore à ces séductions d’une patrie nouvelle. Il avait obtenu le grade de bey par ses talents, par ses services ; son sérail s’était recruté en partie des beautés du Sennaar, de l’Abyssinie, de l’Arabie même, car il avait concouru à délivrer des villes saintes du joug des sectaires musulmans. Plus tard, plus avancé en âge, les idées de l’Europe lui étaient revenues : il s’était marié à une aimable fille de consul, et, comme le grand Soliman épousant Roxelane, il avait congédié tout son sérail, mais les enfants lui étaient restés. C’étaient les filles que je voyais là ; les garçons étudiaient dans les écoles militaires.

Au milieu de tant de filles à marier, je sentis que l’hospitalité qu’on me donnait dans cette maison présentait certaines chances dangereuses, et je n’osai trop exposer ma situation réelle avant de plus amples informations.

On me fit reconduire chez moi le soir, et j’ai emporté de toute cette aventure le plus gracieux souvenir… Mais, en vérité, ce ne serait pas la peine d’aller au Caire pour me marier dans une famille française.

Le lendemain, Abdallah vint me demander la permission d’accompagner des Anglais jusqu’à Suez. C’était l’affaire d’une semaine, et je ne voulus pas le priver de cette course lucrative. Je le soupçonnai de n’être pas très satisfait de ma conduite de la veille. Un voyageur qui se passe de drogman toute une journée, qui rôde à pied dans les rues du Caire, et dîne ensuite on ne sait où, risque de passer pour un être bien fallacieux. Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place, un barbarin de ses amis, nommé Ibrahim. Le barbarîn (c’est ici le nom des domestiques ordinaires) ne sait qu’un peu de patois maltais.