Voyage en Orient (Nerval)/Les mariages cophtes/VIII

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 69-74).


VIII — LE WÉKIL


Le juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons, venait tous les jours s’asseoir sur mon divan et se perfectionner dans la conversation.

— J’ai appris, me dit-il, qu’il vous fallait une femme, et je vous ai trouvé un wékil.

— Un wékil ?

— Ouï, cela veut dire envoyé, ambassadeur ; mais, dans le cas présent, c’est un honnête homme chargé de s’entendre avec les parents des filles à marier. Il vous en amènera, ou vous conduira chez elles.

— Oh ! oh ! mais quelles sont donc ces filles-là ?

— Ce sont des personnes très-honnêtes, et il n’y en a que de celles-là au Caire, depuis que Son Altesse a relégué les autres à Esné, un peu au-dessous de la première cataracte.

— Je veux le croire. Eh bien, nous verrons ; amenez-moi ce wékil.

— Je l’ai amené ; il est en bas.

Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand et robuste, guidait de l’air le plus modeste. Nous montons à âne tous les quatre, et je riais beaucoup intérieurement en comparant l’aveugle à l’Amour, et son fils au dieu de l’hyménée. Le juif, insoucieux de ces emblèmes mythologiques, m’instruisait chemin faisant.

— Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre manières. La première, c’est d’épouser une fille cophte devant le Turc.

— Qu’est-ce que le Turc ?

— C’est un brave santon à qui vous donnez quelque argent, qui dit une prière, vous assiste devant le cadi, et remplit les fonctions d’un prêtre : ces hommes-là sont saints dan& le pays, et tout ce qu’ils font est bien fait. Ils ne s’inquiètent pas de votre religion, si vous ne songez pas à la leur ; mais ce mariage-là n’est pas celui des filles très-honnêtes.

— Bon ! passons à un autre.

— Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chrétien, et les Cophtes le sont aussi ; il y a des prêtres cophtes qui vous marieront, quoique schismatique, sous la condition de consigner un douaire à la femme, pour le cas où vous divorceriez plus tard.

— C’est très-raisonnable ; mais quel est le douaire ?…

— Oh ! cela dépend des conventions. Il faut toujours donner au moins deux cents piastres.

— Cinquante francs ! ma foi, je me marie, et ce n’est pas cher.

— Il y a encore une autre sorte de mariage pour les personnes très-scrupuleuses ; ce sont les bonnes familles. Vous êtes fiancé devant le prêtre cophte, il vous marie selon son rite, et ensuite vous ne pouvez plus divorcer.

— Oh ! mais cela est très-grave : un instant !

— Pardon ; il faut aussi, auparavant, constituer un douaire, pour le cas où vous quitteriez le pays.

— Alors, la femme devient donc libre ?

— Certainement, et vous aussi ; mais, tant que vous restez dans le pays, vous êtes lié.

— Au fond, c’est encore assez juste ; mais quelle est la quatrième sorte de mariage ?

— Celle-là, je ne vous conseille pas d’y penser. On vous marie deux fois : à l’église cophte et au couvent des Franciscains.

— C’est un mariage mixte ?

— Un mariage très-solide ; si vous partez, il vous faut emmener la femme ; elle peut vous suivre partout et vous mettre les enfants sur les bras.

— Alors, c’est fini, on est marié sans rémission ?

— Il y a bien des moyens encore de glisser des nullités dans l’acte… Mais surtout gardez-vous d’une chose, c’est de vous laisser conduire devant le consul !

— Mais, cela, c’est le mariage européen.

— Tout à fait. Vous n’avez qu’une seule ressource alors ; si vous connaissez quelqu’un au consulat, c’est d’obtenir que les bans ne soient pas publiés dans votre pays.

Les connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la question des mariages me confondaient, mais il m’apprit qu’on l’avait souvent employé dans ces sortes d’affaires. Il servait de truchement au wékil, qui ne savait que l’arabe. Tous ces détails, du reste, m’intéressaient au dernier point.

Nous étions arrivés presque à l’extrémité de la ville, dans la partie du quartier cophte qui fait retour sur la place de l’Esbelieh du côté de Boulaq. Une maison d’assez pauvre apparence au bout d’une rue encombrée de marchands d’herbes et de fritures, voilà le lieu où la présentation devait se faire. On m’avertit que ce n’était point la maison des parents, mais un terrain neutre.

— Vous allez en voir deux, me dit le juif, et, si vous n’êtes pas content, on en fera venir d’autres.

— C’est parfait ; mais, si elles restent voilées, je vous préviens que je n’épouse pas.

— Oh ! soyez tranquille, ce n’est pas ici comme chez les Turcs.

— Les Turcs ont l’avantage de pouvoir se rattraper sur le nombre.

— C’est, en effet, tout différent.

La salle basse de la maison était occupée par trois ou quatre hommes en sarrau bleu, qui semblaient dormir ; pourtant, grâce au voisinage de la porte de la ville et d’un corps de garde situé auprès, cela n’avait rien d’inquiétant. Nous montâmes par un escalier de pierre sur une terrasse intérieure. La chambre où l’on entrait ensuite donnait sur la rue, et la large fenêtre, avec tout son grillage de menuiserie, s’avançait, selon l’usage, d’un demi-mètre en dehors de la maison. Une fois assis dans cette espèce de garde-manger, le regard plonge sur les deux extrémités de la rue ; on voit les passants à travers les dentelures latérales. C’est d’ordinaire la place des femmes, d’où, comme sous le voile, elles observent tout sans être vues. On m’y fit asseoir, tandis que le wékil, son fils et le juif prenaient place sur les divans. Bientôt arriva une femme cophte voilée, qui, après avoir salué, releva son borghot noir au-dessus de sa tête, ce qui, avec le voile rejeté en arrière, composait une sorte de coiffure israélite. C’était la khatbé, ou wékil, des femmes. Elle me dit que les jeunes personnes achevaient de s’habiller. Soldant ce temps, on avait apporté des pipes et du café à tout le monde. Un homme à barbe blanche, en turban noir, avait aussi augmenté notre compagnie. C’était le prêtre cophte. Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient debout à la porte.

La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je l’avoue, mêlée de quelque anxiété. Enfin, deux jeunes filles entrèrent, et successivement vinrent me baiser la main. Je les engageai par signes à prendre place près de moi.

— Laissez-les debout, me dit le juif, ce sont vos servantes.

Mais j’étais encore trop Français pour ne pas insister. Le juif parla et fit comprendre sans doute que c’était une coutume bizarre des Européens de faire asseoir les femmes devant eux. Elles prirent enfin place à mes côtés.

Elles étaient vêtues d’habits de taffetas à fleurs et de mousseline brodée. C’était fort printanier. La coiffure, composée du tarbouch rouge entortillé de gazillons, laissait échapper un fouillis de rubans et de tresses de soie ; des grappes de petites pièces d’or et d’argent, probablement fausses, cachaient entièrement les cheveux. Pourtant il était aisé de reconnaître que l’une était brune et l’autre blonde ; on avait prévu toute objection. La première « était svelte comme un palmier et avait l’œil noir d’une gazelle, » avec un teint légèrement bistré ; l’autre, plus délicate, plus riche de contours, et d’une blancheur qui m’étonnait en raison de la latitude, avait la mine et le port d’une jeune reine éclose au pays du matin.

Cette dernière me séduisait particulièrement, et je lui faisais dire toute sorte de douceurs, sans cependant négliger entièrement sa compagne. Toutefois le temps se passait sans que j’abordasse la question principale ; alors, la khatbé les fit lever et leur découvrit les épaules, qu’elle frappa de la main pour en montrer la fermeté. Un instant, je craignis que l’exhibition n’allât trop loin, et j’étais moi-même un peu embarrassé devant ces pauvres filles, dont les mains recouvraient de gaze leurs charmes à demi trahis. Enfin le juif me dit :

— Quelle est votre pensée ?

— Il y en a une qui me plaît beaucoup, mais je voudrais réfléchir : on ne s’enflamme pas tout d’un coup. Nous les reviendrons voir.

Les assistants auraient certainement voulu quelque réponse plus précise. La khatbé et le prêtre cophte me firent presser de prendre une décision. Je finis par me lever en promettant de revenir ; mais je sentais qu’on n’avait pas grande confiance.

Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette négociation. Quand je traversai la terrasse pour gagner l’escalier, celle que j’avais remarquée particulièrement semblait occupée à arranger des arbustes. Elle se releva en souriant, et, faisant tomber son tarbouch, elle secoua sur ses épaules de magnifiques tresses dorées, auxquelles le soleil donnait un vif reflet rougeâtre. Ce dernier effort d’une coquetterie, d’ailleurs bien légitime, triompha presque de ma prudence, et je fis dire à la famille que j’enverrais certainement des présents.

— Ma foi, dis-je en sortant au complaisant israélite, j’épouserais bien celle-là devant le Turc.

— La mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre cophte. C’est une famille d’écrivains : le père est mort ; la jeune fille que vous avez préférée n’a encore été mariée qu’une fois, et pourtant elle a seize ans.

— Comment ! elle est veuve ?

— Non, divorcée.

— Oh ! mais cela change la question !

J’envoyai toujours une petite pièce d’étoffe comme présent.

L’aveugle et son fils se remirent en quête et me trouvèrent d’autres fiancées. C’étaient toujours à peu près les mêmes cérémonies, mais je prenais goût à cette revue du beau sexe cophte, et, moyennant quelques étoffes et menus bijoux, on ne se formalisait pas trop de mes incertitudes. Il y eut une mère qui amena sa fille dans mon logis : je crois bien que celle-là aurait volontiers célébré l’hymen devant le Turc ; mais, tout bien considéré, cette fille était d’âge à avoir été déjà épousée plus que de raison.