Voyage en Syrie. — Mission de M. E. Renan en Phénicie/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 33-48).
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Grotte de Mar-Georgious, près de Djébel. — Dessin de A. de Bar d’après un dessin de M. Lockroy.


VOYAGE EN SYRIE.

MISSION DE M. RENAN EN PHÉNICIE,

PAR M. E. LOCKROY.
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I

La Phénicie. — La ville de Djébel. — Gouvernement. — État des antiquités. — Fêtes à l’occasion des fouilles. — État du pays chrétien.

Les villes de Phénicie auraient été de pauvres villes et les Phéniciens de pauvres sires, si villes et gens avaient ressemblé à ce que nous voyons aujourd’hui. Jamais, je crois, décadence d’un peuple ne fut plus complète. Les Phéniciens modernes ont tout oublié, arts, commerce, navigation, écriture même. À peine quelques barques de pêcheurs s’abritent-elles dans leurs ports : le moindre coup de vent les effraye et les fait rentrer ; ce peuple de marins a peur de l’eau. On s’étonne en voyant les royaumes microscopiques qui composaient la Phénicie du rôle qu’ils jouèrent dans l’histoire. Les anciens ont tout vu par le gros bout de la lorgnette : le plus petit rocher leur semblait une montagne, un bouquet d’arbres une forêt, quatre bicoques une ville ; d’une mare ils faisaient un lac, et les ruisseaux de cette époque passaient pour fleuves, à bon marché. C’est, je crois, à leur imagination un peu ardente que la Phénicie doit en grande partie sa réputation. Ou les historiens de l’antiquité se sont bien monté la tête à son endroit, ou ses habitants ont singulièrement dégénéré.

La mission scientifique dirigée par M. E. Renan avait pour but de recueillir et d’étudier tout ce qui pouvait se rapporter à ce pays aussi célèbre que peu connu. La tâche n’était point facile : cette malheureuse Phénicie a été si bien battue, volée, dépouillée par chaque passant (Alexandre est du nombre) qu’il ne lui est que bien peu resté de ce qu’elle possédait, et encore ce peu-là paraît-il ne lui avoir jamais légitimement appartenu, tant elle a fait d’emprunts à l’Assyrie, à l’Égypte et à la Grèce.

Les fouilles qui, plus tard et grâce au généreux concours de l’armée, devaient s’exécuter sur quatre points à la fois, à Saïda (Sidon), Sour (Tyr), Amrit (Marathus), et Djébel, commencèrent dans cette dernière ville.

Djébel, dont le nom phénicien est Gébal et le nom grec Byblos, moins heureuse que Sidon, laquelle a toujours conservé une certaine importance, est tombée dans un état d’abaissement difficile à comprendre. Les Giblites, célèbres par leur science architecturale, ont oublié à ce point de travailler la pierre qu’aujourd’hui ils essayent sans cesse, et avec plus de constance que de bonheur, de faire fondre les vieilles colonnes de granit dont leur ville est remplie et qu’ils supposent être du métal. Quatre mudzellins ont remplacé dans l’exercice du pouvoir les anciens et les prêtres[1] qui commandaient à Gébal. Je ne sais ce que pouvait être le gouvernement de ceux-ci, ni s’il fonctionnait avec dignité : leurs successeurs, qui ont dû ranger la savate au nombre de leurs études politiques, n’administrent qu’à coups de poings et rentrent souvent chez eux avec quelques dents de moins et un œil poché. C’est seulement de cette manière qu’en Syrie les grandeurs changent les hommes ; ils restent, au moral, aussi nuls que leurs administrés.

Depuis le temps des Antonins, où elle retrouva son ancienne splendeur, Djébel a éprouvé bien des mésaventures : la guerre et la maçonnerie, deux fléaux pour l’architecture ancienne, ont tour à tour détruit ses monuments. Elle fut prise par Zimiscès, par les Arabes, par les croisés ; les Génois s’y établirent. Reprise par Saladin, elle passa ensuite sous le joug des Turcs, et c’est là, certes, pour une ville, comme pour une nation, le plus humiliant des malheurs.

Tombeaux anciens près de Djébel (fouilles de Djébel). — Dessin de A. de Bar d’après un dessin de M. Lockroy.

Vers le milieu de novembre 1860, la compagnie du 16e bataillon de chasseurs à pied, accordée à la mission par M. le général commandant en chef l’expédition, faisait son entrée triomphale dans la ville sacrée d’Adonis. Depuis le jour où, en 1266, la garnison chrétienne s’échappa nuitamment par une porte secrète qui existe encore dans la muraille nord de Djébel, celle-ci n’avait pas vu de soldats français. Ils venaient clairons en tête, et le musulman Mustapha Gannoum, l’un des quatre gouverneurs, seul débris du vieux parti de Saladin, s’inclinait en les voyant passer.

Byblos, qui, autrefois, occupait une petite hauteur au bord de la mer, a aujourd’hui dégringolé dans une de ces ravines peu profondes appelées en Normandie avalleux : une tour, une forteresse plutôt, et l’une des plus belles que possède la Syrie, élevée sur l’emplacement de la cité antique, dominant la ville des croisades, à laquelle la Djébel moderne a succédé. Djébel est presque entièrement en ruine : chaque hiver abat quelques-unes de ses maisons ; l’ouragan joue avec elles comme un enfant avec des capucins de cartes ; les plafonds s’effondrent, les murailles se disjoignent, mais par un bonheur particulier au pays, ne s’écroulent jamais sur la tête de personne. Il me souvient qu’étant un jour dans un village du Liban, j’entendis tout à coup un fracas épouvantable : mon hôte, ayant mis la tête à la fenêtre : « Ne vous dérangez pas, me dit-il, ce n’est rien ; c’est l’église qui vient de tomber. »

Le bazar de Djébel est situé en dehors de sa vieille enceinte : c’est une rue bordée des deux côtés de petites boutiques, ayant l’air de boîtes, couvertes par places de nattes épaisses pour interdire au soleil de pénétrer, et à l’entrée de laquelle, sur la droite, s’étend le cimetière. Le port a à peine assez d’eau pour les sept ou huit barques de pêche que possède la ville : il est littéralement pavé de fûts de colonnes en granit, débris des temples antiques. Deux tours, construites au moyen âge, dont les murailles laissent voir çà et là des fragments de sarcophages romains, en gardent l’entrée. De l’endroit où elles sont bâties, Djébel présente, selon moi, un aspect charmant : ses maisons à demi ruinées ou qui semblent l’être, descendent des deux côtés de la ravine au milieu des jardins, mêlées aux arbres ou cachées derrière les haies de plantes grasses. À gauche, on voit le haut de l’église Saint-Jean, contemporaine du château ; devant soi la ville en amphithéâtre, le petit port où sont ancrées les felouques ; au loin, les sommets coniques du Liban, et, dominant le paysage et la ville, une tour énorme, non pas noircie et triste comme les ruines de notre pays, mais éclatante et fraîche de couleur, se découpant le matin vigoureusement sur le ciel, dorée le soir par le soleil couchant.

Le château de Djébel. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

Le pays chrétien dans lequel Djébel est bâtie fut, en 1855, bouleversé par une révolution qui chassa les cheiks, ses anciens maîtres. Depuis ce temps, il jouit d’une absence totale d’autorités, et les divers pouvoirs qui se disputent la Syrie, le pacha turc, le caïmacan, les beys de la montagne, etc., etc., envoient dans les villes un délégué qui les représente ; c’est ainsi que Djébel en avait quatre, c’est-à-dire au moins trois de trop.

Nulle part peut-être l’art antique n’a été moins respecté qu’à Byblos. Ses édifices ont servi à faire des maisons ; ses nécropoles ont été violées à toutes les époques. Depuis des siècles, il y a en Syrie des hommes qui font la chasse aux morts : le mort est un gibier craintif, surtout quand il appartient à l’espèce phénicienne, et les Giblites ont, pour le trouver, une merveilleuse adresse. Au reste, il faut convenir que les générations éteintes ne se sont pas elles-mêmes traitées avec beaucoup de respects. Quand les morts phéniciens se furent endormis pour toujours dans les grottes sépulcrales qu’ils s’étaient creusées, les morts grecs, cherchant à se caser, ne trouvèrent rien de mieux que de mettre à la porte des nécropoles leurs propriétaires légitimes, et, après avoir fait au logis quelques réparations de bon goût, de prendre leurs places et de se coucher dans leurs lits. Les morts romains à leur tour, qui ne voulaient pas rester à l’air, traitèrent les Grecs comme ceux-ci avaient traité les Phéniciens, avec un sang-gêne inconvenant de la part de trépassés. Les morts chrétiens firent même chose aux Romains idolâtres, et les sépultures devinrent des auberges. Seuls, les morts musulmans n’osèrent entrer dans ces souterrains, de peur de ne plus pouvoir en sortir au jour du jugement.

Pierres anciennes à Djébel. — Dessin de A. de Bar d’après un dessin de M. Lockroy.

L’arrivée de la compagnie et le commencement des fouilles furent le prétexte de fêtes et de fantasias. Les Giblites se couvrirent d’armes de toutes sortes, brûlèrent de la poudre, firent des évolutions militaires : nous étions en pleine paix, et c’est ordinairement ces moments-là que les chrétiens du Liban choisissent pour se montrer guerriers. Le courage est à l’ordre du jour : on massacre des Druses imaginaires et l’on poursuit des musulmans abstraits. C’était un tapage effroyable, une ivresse inouïe : on se serait cru au milieu du bouquet d’un feu d’artifice ; les pistolets partaient tout seuls ; les tromblons se déchargeaient d’eux-mêmes dans vos jambes ; des chevaux fantastiques vous foulaient aux pieds. Les cavaliers, agitant de longues lances, entraient à toute bride dans la foule ; les sabres voltigeaient, en ayant l’air de chercher des têtes à cueillir ; les fusils (fabrique de Liége) achetés sept, dix ou douze francs à Beyrouth, étaient chargés jusqu’à la gueule, et comme s’ils eussent aussi voulu témoigner leur joie, les ressorts se brisaient, les canons crevaient, les crosses se fendaient avec un entrain qu’on eût vainement demandé à des armes de prix. J’ai vu un homme tirer toute la journée avec un fusil qui, chaque fois qu’il partait, faisait sauter sa batterie à terre : le tireur l’allait tranquillement chercher, la rajustait et continuait le feu. Ces démonstrations, pour être très-vives, n’en étaient pas plus sincères, et cet enthousiasme, bien qu’il prît la forme d’une aliénation mentale, et peut être à cause de cela, n’était pas très-réel. Aucun sentiment, si ce n’est le sentiment personnel, n’est bien profond en Orient. L’Orient ne s’attache qu’à la forme : C’est le pays de Brid’oison. Hommes et choses y ont deux faces : l’une, destinée à être vue, l’autre à rester cachée. Le moindre gardeur de bestiaux y a une allure biblique : de loin, on croit voir Abraham ; de près, c’est un gueux vêtu de loques, il est patriarche à vingt pas, goujat à deux. Vertus et sentiments y sont comme les habits. J’ai souvent eu l’occasion d’examiner le vêtement des princes du pays ; à l’extérieur un drap fin, lustré, étincelant d’or ; pour le doubler, une étoffe commune, sale, en lambeaux. On a dit de la Russie que c’était une façade ; l’Orient, c’est la veste d’un émir ; — gare la doublure ! — Tout n’y est qu’apparence, et le soleil lui-même y doit avoir un envers.

L’arrivée de l’armée française avait mis fin aux massacres qui, pendant l’été de 1860, ensanglantèrent la Syrie.

Les malheureux chrétiens étaient encore, au moment où commencèrent les travaux de la mission, entassés dans les villes de la côte, où la guerre les avait forcés de chercher un refuge. Déjà, depuis longtemps, en Syrie, j’avais vu leurs maisons en ruine et les cadavres d’un grand nombre d’entre eux encombrant leurs villages détruits.

La Porte, malgré une sévérité apparente, s’efforçait de sauver les Druses. Sa connivence était palpable : elle ne leur réclamait que mollement l’indemnité due aux chrétiens, et elle continuait à accabler ceux-ci d’impôts : elle faisait partir des convois de massacreurs pour Stamboul ; mais, au lieu de les envoyer au bagne, comme cela était convenu, elle les incorporait dans ses régiments, toujours incomplets. L’armée et les galères se mêlaient si bien qu’on ne savait plus, en rencontrant un soldat isolé dans la campagne, si c’était un forçat en congé ou un militaire en rupture de ban.

Fuad-pacha, qui dirigeait ces opérations avec une habileté au-dessus de tout blâme, affectait de traiter légèrement les questions les plus graves.

« Voyez-vous, mon cher, disait-il un jour à l’un de mes amis, Druses, musulmans, Métualis, maronites, je les mets tous dans le même sac, et, ajouta-t-il en riant, je n’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir jeter ce sac-là à la mer. »

Certes, si une puissance honnête quelconque eût voulu, réalisant ce désir, se débarrasser de tout ce qui avait joué un rôle peu honorable dans les massacres de 1860, je ne doute pas qu’elle n’eût trouvé, elle aussi, dans le même sac, une petite place pour le ministre ottoman.


II

Populations de la Syrie. — Fouilles exécutées à Byblos. — Résultats. — Vie de la compagnie des chasseurs à Djébel.

La Syrie est peut-être, de tous les pays du monde, celui où le plus de races et de religions différentes sont rassemblées dans un plus étroit espace.

Bien qu’un peu partout dispersés, les maronites, chrétiens soumis à l’Église romaine, habitent plus spécialement le versant occidental du Liban, depuis Beyrouth jusqu’à Tripoli. Les Druses, dont la religion si célèbre a pour secret de n’en avoir aucune, peuplent le Métu, le Hauran et quelques parties de l’Anti-Liban. Les Métualis, musulmans chiites, venus de Perse, s’étendent au sud, dans les districts de Saïda, de Sour, jusqu’auprès de Saint-Jean-d’Acre, au nord, dans la plaine de Baalbek, et sur tout le versant est du Liban. À partir de Tripoli enfin jusqu’à Antioche, on trouve des Ansariés, peuplade peu connue, divisée en plusieurs sectes, dont la plus célèbre fut celle des Hadchachins, qui avait pour chef le Vieux de la montagne. Viennent ensuite les Bédouins, les Kurdes, les Turcomans ; ceux-là ne font guère que passer ; puis les juifs, les Arméniens, catholiques et schismatiques, les Grecs catholiques et schismatiques, les Chaldéens catholiques et schismatiques, les musulmans de race arabe et les Turcs. Toutes ces races, toutes ces religions sont mêlées dans le pays. Elles y ont vécu côte à côte pendant des siècles, sans que le voisinage, la cohabitation, pour ainsi dire, ait pu amoindrir les haines qu’elles se portaient mutuellement.

D’après les meilleures statistiques, le nombre des maronites s’élèverait à cent cinquante ou deux cent mille âmes, celui des Druses à soixante ou soixante-cinq mille, celui des Métualis à quinze ou vingt mille, celui des musulmans à huit ou dix mille seulement.

Dans les villes du littoral on trouve la population levantine : cette population est, en général, le résultat d’un mélange d’Arabes, d’Italiens, de Grecs et de Maltais. Elle existait dès la plus haute antiquité. Se recrutant sans cesse dans les États riverains, elle s’est répandue sur toutes les côtes, et une même famille commerçante se donne aujourd’hui la main du mont Liban au détroit de Gibraltar. Les hommes qui la composent, issus de races étrangères au pays où ils sont nés, n’éprouvent pour lui que peu d’affection. Voyageurs, ils n’ont point pour s’en souvenir une langue maternelle, ce présent que nous fait la patrie pour que nous ne puissions l’oublier ni pendant l’absence, ni dans l’exil. Leurs commis leur ont refait une famille ; les comptoirs de Malte, de Constantinople ou d’Alger leur ont donné des concitoyens. La mer Méditerranée n’est plus que la grande place d’une petite ville ; elle est devenue essentiellement cancanière. On connaît jour par jour à Gibraltar ce que fait M. A… à Smyrne ; on s’entretient à Marseille des toilettes de Mme***, qui habite Alexandrie : on sait parfaitement sur tout le littoral quelle est la conduite de Mlle X… ou de Mlle Z… à Alexandrette ou à Trieste, et les navires qui passent se racontent de petits scandales entre deux vagues.

Il est temps de revenir à la mission scientifique de Phénicie. Voici, dans son rapport à l’Empereur, comment s’exprimait M. E. Renan, au sujet de Byblos[2] :

« Peu de points exercent, au premier coup d’œil, sur l’investigateur un attrait aussi fort que Djébel. Les innombrables fûts de colonnes de marbre et de granit, qui sont épars çà et là, un sol tourmenté, dont chaque coupe laisse voir des débris superposés de tous les âges, les légendes qui nous montrent Byblos comme la ville la plus ancienne du monde, les souvenirs mythiques de Cyniras, d’Adonis, d’Osiris ; les souvenirs plus historiques de la part que prirent les Giblites à la construction du temple de Salomon, l’importance de Byblos dans la renaissance phénicienne du temps des Antonins, le rôle religieux de premier ordre qu’elle joua à cette époque, l’ouvrage inappréciable de Philon de Byblos (Sanchoniathon), dont cette ville fut le berceau et est encore le commentaire, tout se réunit pour exciter la curiosité et donner l’envie de remuer des décombres qui doivent couvrir tant de secrets. »

Il suffit, en effet, de parcourir un peu la campagne qui avoisine Diébel pour découvrir à chaque pas la trace des anciens ages. Des débris à fleur de sol gisent épars dans les champs. Au sud de la ville s’étend une vaste nécropole. À l’est, les dernières ondulations de la montagne, les ravines étroites et profondes, par où les torrents descendent au printemps, sont semées de grottes sépulcrales, d’auges taillées dans le granit. Des signes mystérieux sont gravés sur les rochers ; une colline surtout, nommée l’Assoubah, est, depuis sa base jusqu’à son sommet, couverte de monuments de toutes sortes (stalles, auges, chambres, tombeaux, etc., etc.) : près de là s’ouvre une caverne immense, architecturée, qui, ainsi que l’a dit M. Renan, « pourrait fournir un excellent modèle au peintre qui voudrait représenter la Mahphelah d’Abraham. » Au nord, enfin, et sur le bord de la mer, on trouve encore quelques tombeaux, dont l’intérieur parait avoir été peint à l’époque grecque[3]. « Les sépultures ont naturellement attiré en première ligne mon attention. Aucun peuple n’y porta plus de grandeur et d’originalité que les Phéniciens. Les fortes images que les poëtes hébreux firent du Scheol ; les belles fictions d’Ézéchiel, pour représenter la descente aux enfers des morts illustres, trouvent ici, comme dans toutes les sépultures phéniciennes, carthaginoises et juives, leur juste application. — Les sépultures de Byblos affectent les formes les plus variées ; celles que je considère comme les plus anciennes se composent d’auges énormes, fermées par une dalle épaisse, gigantesque, affectant quelquefois la forme d’un prisme triangulaire, mais toujours brutes, sans inscriptions et sans ornements. — Je ne connais rien de plus frappant que ces grottes désolées, où l’œuvre lente des stalactites a recouvert les dévastations des siècles. Quelques caveaux offrent une particularité étrange : de nombreux soupiraux cylindriques creusés dans le roc avec un soin extrême, souvent sur de grandes épaisseurs, aboutissent à la voûte, et portent à l’intérieur l’air et la lumière. » — Les nécropoles ne furent pas seules fouillées : les efforts des travailleurs se portèrent aussi aux environs de la tour qui domine la ville : « Une construction phénicienne, d’un haut intérêt, a été le fruit des fouilles que nous avons fait exécuter sur la colline où est situé le château ; elle se compose d’une base carrée, massive, en pierres colossales… Une série de détails, maintenant hors de place, permettent de recomposer en partie l’édifice primitif. »

Grotte sépulcrale de la nécropole de Djébel. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

Une foule de débris cependant, que la destruction même avait conservés, se retrouvaient à droite et à gauche dans les murailles des maisons, sur les routes, au-dessus de la porte des églises.

Autrefois, centre du culte d’Adonis, Byblos voyait autour d’elle, sur chacun des mamelons qui descendent tumultueusement du Liban jusqu’à la Méditerranée, des sanctuaires ombragés de caroubiers et de cactus ; c’étaient des temples de toutes formes, de toutes grandeurs, quelquefois de simples autels. Couronnant et, pour ainsi dire, complétant ces cônes de verdure, ils s’étageaient dans la montagne entre les neiges des hauts sommets et le bleu profond de la mer. Des chapelles chrétiennes les ont aujourd’hui remplacés. Faites de ruines, elles se cachent encore à l’ombre d’un arbre dont les ancêtres ont abrité les dieux des anciens. Souvent les mêmes cérémonies qui honoraient les divinités païennes se renouvellent pour les saints et les prophètes. Aux portes de ces chapelles, enclavées dans les autels placés sous leur protection, on retrouve encore quelques pierres portant des inscriptions en l’honneur de Jupiter, de Vénus ou d’Astarté[4]. « L’un des côtés de l’élégant baptistère de Djébel est formé par une pierre énorme qui a servi de fronton monolithe à un temple dans le style égypto-phénicien. On y retrouve tous les emblèmes communs à l’Égypte et à la Phénicie, dont parle Philon de Byblos (globe ailé environné de serpents, etc., etc.). »

Des monuments lourds et gauches, des blocs de granit péniblement superposés, les symboles souvent incompréhensibles qu’on retrouve sur des pierres frustes, les caveaux profonds aujourd’hui mutilés, les auges semées au hasard dans les sites les plus inaccessibles de la montagne, sont à peu près les seules traces que les Phéniciens aient laissées d’eux-mêmes.

Leurs édifices, comme leurs tombeaux, sont muets[5]. « Les anciens Giblites, on n’en peut douter, écrivaient très-peu sur la pierre ; les tombeaux de Djébel, qui remontent le plus certainement à l’époque cananéenne, ne portent aucune inscription ; je ne me dissimule pas qu’il en doit être ainsi de tous les peuples phéniciens. L’habitude de mettre des inscriptions sur les monuments, les tombeaux, les monnaies, ne fut peut-être pas chez ces peuples antérieure à l’époque où ils commencèrent à imiter les Grecs. » — « Comme les Hébreux, qui n’ont aucune épigraphie, les Phéniciens préfèrent l’écriture sur les pierres précieuses à l’écriture monumentale. En somme, les inventeurs de l’écriture paraissent n’avoir pas beaucoup écrit. On peut affirmer, du moins, que les monuments publics, chez les Phéniciens, restèrent anépigraphes jusqu’à l’époque grecque. »

Les travaux, grâce au zèle de la compagnie, avancèrent rapidement et bientôt les fouilles purent être entreprises sur deux autres points, à Tyr et à Sidon. Aucune difficulté ne rebutait les travailleurs, ni la chaleur brûlante du soleil, ni les pluies torrentielles de l’hiver. La curiosité scientifique est contagieuse ; elle gagna les chasseurs et se traduisit chez eux par des coups de pioche formidables. Ils partaient le matin pour les différents chantiers et ne revenaient qu’à la nuit, ravis si une inscription, pour eux indéchiffrable, était venue récompenser leurs efforts.

Les Arabes, fortement émus par les fouilles, et ne pouvant croire que nous eussions un autre but que celui de chercher des trésors, assistaient religieusement aux travaux.

Lorsqu’ils virent qu’on mettait de côté plus de vieilles pierres que de pièces d’or, ils commencèrent à se moquer, puis témoignèrent enfin ouvertement leur peu d’estime pour l’intelligence des travailleurs. Un jour, cependant, qu’il fallait enlever un lourd couvercle de sarcophage, ceux-ci apportèrent un cric. À sa vue, l’assistance ne put retenir l’expression de son mépris ; ce furent des railleries amères, des rires inextinguibles. Les maronites avaient pris ce cric pour une pompe à incendie, et vouloir remuer une pierre avec une pompe leur paraissait le comble du ridicule. Leur stupéfaction devint indescriptible, quand ils virent l’instrument en question, manié par un seul homme, renverser le lourd bloc de granit. Les soldats, à leur tour, entendant les Arabes parler sans cesse de trésors cachés, de richesses enfouies sous terre, se mirent à chercher avec un zèle sans égal. J’avais avec moi un ancien sergent, nommé Robillard, et, comme après trois mois de fouilles on n’avait encore trouvé aucun Phénicien nanti de pièces de vingt francs : « Ne me parlez pas des cimetières de votre Byblos, disait Robillard ; on n’y enterrait que des va-nu-pieds. »


III

Influence des consuls en Orient. — L’esclavage. — Gouvernement de Djébel. — Les médecins. — Le clergé.

C’est une contrée curieuse que la Syrie, et c’est un curieux gouvernement que le gouvernement turc. Sans aucune influence dans le pays auquel il est censé donner des lois, il l’abandonne à la diplomatie européenne comme un vaste champ de bataille toujours ouvert. La Syrie est tantôt française, tantôt anglaise, tantôt russe ; elle n’est et ne sera jamais turque. Un simple consul, s’il est doué de fermeté et d’énergie, change en peu d’années l’esprit des populations et arrive à acquérir un pouvoir certainement plus grand que celui des pachas, c’est-à-dire de l’autorité reconnue et établie.

Aujourd’hui, les procédés politiques ont changé, mais autrefois c’était souvent aux moyens les plus violents, les plus bizarres que l’on devait la victoire dans ces luttes diplomatiques.

On accordait la protection, c’est-à-dire une demi-naturalisation, à peu près à tous ceux qui la demandaient. Protégé, l’Arabe se soustrayait à ses juges naturels et en profitait, comme de raison, pour se livrer à des opérations peu honnêtes. Quand la France, si c’était elle qu’il avait d’abord choisie, lasse enfin de lui, le voulait punir, il se réfugiait au consulat d’Angleterre. L’Angleterre l’enlevait à la France et le protégé continuait tranquillement ses petites affaires. Il passait ensuite à la Russie, à l’Autriche, à l’Espagne, etc., etc. ; puis devenu riche, important, considéré, il pouvait se moquer à son aise du gouvernement turc, de ses protecteurs et de leur protection. Chaque puissance avait ses hommes, drogmans, émirs, guerriers ou valets, et quand l’une se servait d’un Arabe capable de beaucoup de choses, l’autre en employait un capable de tout. Sur cette voie on ne s’arrêtait plus. M. W***, consul général d’Angleterre en Syrie, s’y était acquis une telle puissance qu’il semblait en être devenu le véritable maître. En vain la France essaya de lutter, vainement on changea ses représentants, tout fut en pure perte jusqu’au moment où M. de J*** parvint au poste de consul. M. de J*** était résolu, énergique, fantasque. Peu de jours après son installation, un émir traqué pour quelque crime par M. W*** eut la pensée de se réfugier au consulat de France : il fut immédiatement admis comme protégé. M. W*** réclama : « Non-seulement, répondit M. de J***, l’émir est le protégé de la France, mais il est devenu le mien, et, si l’un de vos agents s’avise de le poursuivre, moi, de J***, qui suis beaucoup plus fort que vous, je vous casse les reins dès que je vous rencontrerai. » Le consul anglais plia pour la première fois.

Djédaï, riche chrétien, l’une des physionomies les plus curieuses de l’Orient, vint, accompagné d’un de ses amis, proposer à M. W*** une affaire lucrative, qui consistait à s’emparer, plus ou moins légalement, de biens appartenant à des Métualis établis près de Baalbek. Une sorte de société se forma ; M. W*** fit obtenir aux deux Arabes la naturalisation anglaise, et, par ce moyen, crut les tenir complétement sous sa dépendance. Tout alla bien jusqu’au moment où Djédaï se trouva lésé. Comme il se plaignait un peu trop haut, M. W**", usant du pouvoir que lui donnait la loi, voulut faire emprisonner ce nouveau sujet de la reine Victoria ; mais Djédaï, prévoyant le coup, s’était réfugié au consulat de France ; l’affaire fit un bruit énorme ; ce n’était plus en effet une querelle entre particuliers, c’était une lutte entre nations : il s’agissait de savoir s’il s’en trouvait une capable de résister à l’Angleterre. M. W*** demanda, en termes énergiques, qu’on lui rendît le fugitif. « Si Djédaï est votre sujet, dit M. de J***, il est mon protégé : laissez-le tranquille et réglez ses comptes. Si vous refusez, vous savez ce que je vous ai dit : j’ai bon bras ! » M. de J*** avait en outre entre les mains des papiers compromettants fournis par Djédaï ; le consul anglais fut obligé de plier, et le soir même il s’écriait les larmes aux yeux : « Voilà quinze années de peines et de travail perdues ! » Ce soir-là, en effet, il y avait une influence française en Syrie.

L’Orient comprend l’esclavage d’une autre manière que l’Amérique. La domesticité s’y confond avec la famille, la famille avec la domesticité ; l’esclave mange à la table du maître, s’assied à côté de lui sur les divans, fume sa pipe et panse ses chevaux. Sa position est intermédiaire entre celle d’un fils et celle d’un palefrenier. Élevés dans la même ignorance, celui qui doit commander, celui qui doit servir se ressemblent ; le travail ne met guère de différence entre eux, et l’éducation n’en met pas du tout. La noblesse d’Orient étonnerait Figaro : tous les maîtres sont dignes d’être valets.

Ces digressions m’ont entraîné bien loin de Djébel, dont je ne veux point reparler avant d’avoir exprimé à MM. de Lubriat, Sacreste, de Groulard, officiers de la compagnie de chasseurs à pied, ainsi qu’à la compagnie elle-même, qui m’a adopté pendant tout le temps que j’ai passé avec elle, ma vive et profonde reconnaissance.

À l’autorité représentée par les quatre gouverneurs de Djébel succéda une autorité unique : celle d’un chrétien de la ville, nommé Daoud, maronite mal léché, vaniteux, de bas étage. Le titre de mudzellin et les trente francs par mois qu’il rapporte comme traitement sont l’objet de la convoitise de tout ce qui occupe une position honorable à Byblos. L’élévation de Daoud y avait excité de vives jalousies, et bien qu’il méritât cent fois d’être destitué, ses concitoyens eurent recours, pour le faire tomber et prendre sa place, aux manœuvres les plus basses, aux mensonges les plus indignes, aux trahisons les plus noires, comme s’il se fût agi d’un trône et d’un budget.

C’est dans le bazar que se traitent les affaires importantes ; c’est là que les révolutions se préparent, que se forment les factions. Aucune ville n’est plus avide de nouvelles, plus curieuse, plus crédule que Byblos : l’horizon y est plein de bâtons flottants. Le jour on se presse autour des boutiques, on discute sur des événements imaginaires, on complote, on conspire. Le soir, la solitude se fait ; les chacals et les hyènes viennent en hurlant remplacer les maronites.

Des Métualis, habitants de quelques villages perchés dans la haute montagne, descendent à Djébel tous les lundis pour faire leurs provisions. Le nom seul de Métuali agite la petite ville, où la peur, comme la fièvre, est passée à l’état intermittent : les intérêts privés se taisent ; les Giblites se dissimulent derrière leurs pistolets ; on court aux armes. Enfin le terrible cri : « Les voilà ! » se fait entendre, et l’on voit arriver vingt ou vingt-cinq va-nu-pieds, de la secte d’Ali, montés sur des haridelles étiques. Tout se passe avec le plus grand calme. Quand ils sont partis, chacun raconte ses prouesses : l’un leur a donné des coups de bâton, l’autre leur a refusé de la poudre, l’autre les a chassés, etc. Un jour, je m’amusai à raconter à Daoud que, dans une de mes courses aux environs, j’avais été couché en joue par un de ces Métualis. Daoud m’accompagna au bazar, en me promettant de me faire justice du délinquant. Arrivés devant un homme dont la figure était à demi cachée par le mouchoir de soie que les Arabes appellent couffi : « Je crois que c’est celui-là, dis-je au gouverneur ; commandez lui de se découvrir ; j’en veux avoir la certitude. » Daoud, qui, pour tout l’or du monde, n’aurait osé parler au Métuali, se retourna vers un soldat irrégulier de sa suite et lui ordonna de faire connaître à cet homme sa volonté. Le soldat, aussi prudent que son chef, transmit l’ordre à son voisin, le voisin à un troisième, le troisième à un quatrième, le quatrième à un cinquième et le cinquième enfin, ne sachant plus qui l’avait donné, s’approcha mystérieusement de nous, et prenant Daoud à part : « Je suis envoyé vers toi, effendi, dit-il, pour te prier d’aller en personne ordonner à ce Métuali de se découvrir la figure. » Je ne sais ce qu’aurait fait ce pauvre Daoud, si, dans cet instant, le Métuali n’eût écarté son couffi pour se moucher. Je me hâtai de déclarer que je ne le reconnaissais pas. « Par ma barbe ! s’écria Daoud, quand nous fûmes rentrés, si c’eût été celui-là, je l’aurais tué comme un chien ! »

COSTUMES ET TYPES DE SYRIE. — Dessin de V. Foulquier d’après les dessins de M. Lockroy.

Il y a près du château, dans une écurie qui en dépend, une vingtaine de malheureux rivés tous à une même chaîne et gardés par un homme armé d’un lourd casse tête. Ces gens sont là pour divers méfaits. On ne les exécute pas, on ne les relâche jamais, mais ils servent à faire croire qu’on rend la justice. J’allais quelquefois les voir le matin avec Daoud : ils nous racontaient leurs crimes. Gardien et gouverneur en riaient avec eux aux éclats : si le gouvernement turc ne met pas un carcan au cou de tous ses fonctionnaires, c’est sûrement par économie.

Une des plus grandes causes de mortalité en Orient, c’est la médecine du pays. Les docteurs arabes ne connaissent qu’un remède à tous les maux : la saignée. Aussitôt que quelqu’un craint une indisposition, on le saigne : le lendemain il se sent plus faible, on le resaigne ; le troisième jour on le saigne encore ; le quatrième jour on continue à le saigner ; le cinquième jour on l’enterre. « Dieu l’a voulu ! » dit le médecin. À Damas la population, généralement lymphatique, est décimée de cette manière. Le sultan a cependant fondé une école de médecine, où l’on enseigne la chirurgie, l’anatomie, la botanique et la chimie. Comme je m’étonnais après cela, devant un médecin de l’armée ottomane, de l’ignorance de ses confrères : « C’est bien naturel, me dit-il, les élèves n’entendent que le turc, et Sa Hautesse, afin de forcer ses sujets à l’étude des dialectes occidentaux, a ordonné que les cours se feraient seulement en français. Quand on a étudié pendant deux ans une science dont on n’a pas la moindre notion, dans une langue dont on ne sait pas le premier mot, on est reçu docteur. » Ce qu’il y a d’étrange, c’est le peu de confiance qu’ont les Arabes dans le savoir des Européens. Les amis d’un prêtre, à qui, pour une indisposition, un médecin français avait ordonné un cataplasme et une infusion de chiendent, voyant d’un côté une eau fade et jaunâtre, de l’autre une pâte épaisse et appétissante, décidèrent à l’unanimité que, si les remèdes étaient convenables, le docteur s’abusait étrangement sur l’application qu’on en devait faire : en conséquence ils versèrent le litre de chiendent sur l’estomac du malade et lui firent manger son cataplasme : le malheureux mourut, étouffé par la graine de lin.

L’Église maronite, bien que soumise au pape, reconnaît pour chef suprême un patriarche, qui porte le titre de patriarche d’Antioche : c’est aujourd’hui la plus grande autorité du pays chrétien. Le clergé, clergé influent s’il en fut jamais, se divise en deux classes bien distinctes. Le haut clergé, élevé dans les écoles de la propagande, à Rome, instruit, distingué, peu nombreux ; le bas clergé, choisi parmi les fellahs et resté lui-même fellah. Le premier, élégant, à demi italien, composé de célibataires ; le second, pauvre, s’enivrant de mastic et usant largement du droit qu’ont les prêtres maronites de se marier. Toutefois la naïveté de ses mœurs, la simplicité de sa vie, les vertus véritablement chrétiennes qu’il pratique, la candeur avec laquelle il lit les Pères de l’Église, sans y trouver, je ne dirai pas un sujet de doute, mais de réflexion, les secours qu’il prodigue aux malheureux, l’hospitalité qu’il ne refuse jamais aux voyageurs, le rendent souvent vénérable et digne de la mission qui a été confiée sur la terre aux hommes de Dieu. Je me souviendrai toujours d’un vieux kouri[6] qui, tout occupé à recoller sa cigarette avec une hostie, me disait en m’offrant pour souper des poissons secs et un pain arabe : « Je te reçois comme te recevrait saint Pierre. Les temps ne sont pas changés : c’est toujours Judas qui a la bourse. »

Les prêtres du Liban sont faits pour leurs ouailles : un pareil troupeau ne pourrait avoir d’autres pasteurs. Quant aux paysans, le rudiment de religion qui les éclaire ne leur a appris à connaître que Dieu le Père, saint Georges et le patriarche, bien qu’ils ne sachent pas au juste lequel des trois commande aux autres. Il est vrai qu’à voir la façon dont marchent les affaires du pays, on serait souvent tenté de croire que c’est le patriarche.


IV

Fouilles de Sour et de Saïda. — Les chercheurs d’or. — Les réfugiés italiens. — Condition des femmes. — Cérémonies publiques. — Les maronites.

Au mois de janvier les fouilles purent être entreprises à Saïda, où elles s’exécutèrent, en grande partie, sous la direction de M. le docteur Gaillardot. Saïda, la ville mère de toutes les cités phéniciennes qui se répandirent d’abord en Syrie et ensuite sur presque toutes les côtes de la Méditerranée, n’a conservé au-dessus du sol aucune trace de son premier âge. Les seules ruines qu’on y rencontre appartiennent à l’époque des croisades, au temps des Romains ou de la domination byzantine. Heureusement une plaine, située à l’est de la ville, renferme une de plus belles nécropoles que l’antiquité nous ait laissées. Là, près d’une caverne nommée Mugharet Ablout (caverne d’Apollon) fut trouvé, en 1855, le sarcophage d’un roi de Sidon, Eschmounazar, dont le couvercle portait la première et la plus belle inscription phénicienne découverte en Phénicie. C’est vers cette nécropole que l’on dirigea les plus grands efforts des travailleurs : elle fut presque entièrement déblayée, et l’on peut affirmer aujourd’hui qu’aucune autre inscription phénicienne ne s’y trouve. En revanche, ce travail ingrat fit découvrir un autre sarcophage plein d’intérêt. De la même forme que celui d’Eschmounazar, c’est-à-dire fait d’une gaîne que termine à son extrémité supérieure une tête énorme, il avait en outre deux bras sculptés en ronde bosse le long de cette gaîne et d’un admirable modelé. Plus loin et à l’est de la caverne, sous un champ, on rencontra en grand nombre des caves sépulcrales. Le roc y était travaillé comme l’intérieur d’une fourmilière.

« Les caveaux, dit M. Renan, sont de styles fort divers ; on peut les ranger en trois classes : 1o caveaux rectangulaires, s’ouvrant à la surface du sol par un puits de trois ou quatre mètres de long sur un ou deux mètres de large. Au bas des deux petites faces de ce puits s’ouvrent deux portes rectangulaires aussi, de la même largeur que la petite face, donnant entrée à deux chambres encore rectangulaires dans toutes leurs dimensions, où étaient placés les sarcophages ; 2o caveaux en voûte, offrant des niches latérales pour les sarcophages, et dans le haut ces soupiraux ronds creusés à la tarière qui nous ont tant préoccupés à Djébaïl ; 3o caveaux peints et décorés selon le goût de l’époque romaine, avec des inscriptions grecques. »

Il n’est pas un seul de ces caveaux qui n’ait été fouillé, pas un de ces sarcophages qui ne porte des traces de violence. Les caveaux rectangulaires paraissent les plus anciens ; là, tout est fait uniquement pour le mort ; aucune préoccupation du passant, du visiteur ne se trahit au dehors. Les caveaux cintrés offrent surtout des sarcophages en terre cuite ou simplement de grands trous, ou l’on plaçait le cadavre ; le caveau peint, des sarcophages en forme de cuve, parfois ornés de riches sculptures ; le caveau rectangulaire, le sarcophage en forme de momie comme celui dont la découverte eut lieu en 1855. On en trouva sept de cette espèce. L’influence de l’Égypte, qu’on peut remarquer dans toute la Phénicie, est encore plus visible là que partout ailleurs. L’art phénicien, qui semble n’avoir jamais eu une grande originalité, s’inspira de l’art égyptien d’abord, de l’art grec et de l’art romain ensuite. Ces sarcophages paraissent appartenir à une époque moyenne, c’est-à-dire, comme l’écrivait M. Renan, « dans cette longue période qui s’étend de la fin de la domination assyrienne aux Séleucides. Ce fut pour la Phénicie une époque plus brillante en un sens que sa période autonome. Maîtres de toute la marine de Perse, les Phéniciens arrivèrent alors à un degré de richesse surprenant. Ce fut aussi l’époque où l’imitation de l’Égypte fut le plus en vogue. »

Les fouilles eurent un autre résultat : celui de mettre entièrement au jour une nécropole antique.

À Tyr, elles présentaient peut-être plus de difficultés que sur tout autre point : aucune ville, ayant rempli un grand rôle dans l’histoire, n’a laissé moins de traces que celle-ci ; le peu qu’on y trouve est sarrasin ou croisé : tous les monuments antiques ont l’un après l’autre disparu. Le dernier assaut qu’elle soutint en fit un immense amas de ruines, d’où l’on tira depuis, comme d’une carrière, des matériaux pour ses maisons actuelles et pour les constructions des villes plus heureuses de Saïda et de Saint-Jean-d’Acre. Les environs de Sour devaient offrir d’amples dédommagements : presque entièrement déserts depuis des siècles, ils ont pu conserver l’antiquité intacte. On croyait assez généralement que la nécropole de Tyr était placée à environ six lieues de la ville, à Adloun. Les tombeaux trouvés dans l’île même, et la multitude de caveaux que renferme la hauteur d’El-Awatin, située à l’est, renversent cette opinion. Les caveaux sont malheureusement ou vides ou détruits : l’île de Tyr, que l’on supposait aussi avoir été à demi submergée, n’a jamais dû être plus grande qu’aujourd’hui : la côte occidentale, qui offre le même niveau que dans les temps anciens, et les débris qu’on trouve sur le rivage l’attestent. Les villes, à l’époque phénicienne, occupaient des espaces où nous trouverions à peine aujourd’hui l’emplacement de quelques maisons.

Les fouilles exécutées au tombeau d’Hiram furent fructueuses. Le tombeau d’Hiram est un monument lourd, assez laid, formé de pierres colossales et remontant à une haute antiquité. On avait cru remarquer alentour les traces d’une nécropole. Bien qu’il s’y trouve quelques sarcophages, ce sont surtout des auges, des pressoirs, des meules que l’on y rencontre en grand nombre. Alors les cimetières n’étaient point, comme aujourd’hui, placés complétement à part : les maisons, les fermes s’adossaient aux tombes ; les demeures des morts étaient mêlées à celles des vivants. En dégageant quelques débris de peu d’importance, on mit au jour une mosaïque d’une admirable composition. C’était le pavé d’une petite église byzantine. « Une inscription, dit M. Renan, nous apprit bientôt que l’église fut consacrée à saint Christophe, sous le chorévêque Georges et le diacre Cyrus, au nom des fermiers, des laboureurs et des fruitiers de l’endroit. »

Oum-el-Awamid, situé à trois ou quatre heures au sud de Sour, est peut-être l’endroit de la Syrie où l’antiquité phénicienne est le mieux conservée. « Trois points, dit M. Renan, y attirent d’abord l’attention : 1o une acropole dominant la plaine et où se détachent des colonnes d’ordre ionique ; 2o une construction égyptienne située à quelques minutes de là ; 3o un grand nombre de maisons dont le mode de construction parut à M. de Vogue rappeler celui des monuments cyclopéens. » Toutes les constructions de l’acropole portaient les traces des plus grands désordres : aucune colonne n’était en place. La construction égyptienne fut ensuite consciencieusement étudiée : sur les débris qui l’entouraient se voyaient tous les emblèmes empruntés à l’Égypte : globe ailé entouré de serpents, etc., etc. Au milieu des soi-disant monuments cyclopéens, on fit une des découvertes les plus importantes de la mission : celle de trois inscriptions phéniciennes. « Une de ces inscriptions, dit encore M. Renan, est parfaitement conservée : c’est un vœu d’un certain Abd’-Élim, fils de Mathan, fils d’Abd’-Élim, fils de Baalschamor, au dieu Baal-Schemesch (Baal-Soleil). Une autre est un vœu d’un certain Abdeschmoun à Astarté. La troisième se lit sur le bord d’un objet elliptique, évidé et divisé dans la partie concave par des rayons partant d’un simple foyer. »

Le nom antique d’Oum-el-Awamid est resté un mystère ; tout ce qu’on peut supposer de l’histoire de cette ville, c’est qu’elle dut renouveler les monuments de son acropole à l’époque d’Alexandre, alors que le goût grec commença de prévaloir en Syrie, et qu’elle fut détruite au temps des Séleucides.

Sour n’est plus qu’une petite ville habitée par des pêcheurs. Saïda conserve plus d’importance. Ses habitants, fanatiques et à demi fous, forment une des populations les plus désagréables de la Syrie. Parmi eux se trouve une espèce de savants qu’on ne doit plus rencontrer aujourd’hui qu’à Sidon : les alchimistes.

Les chercheurs d’or, en effet, y sont nombreux : les uns, poursuivis par le vieux rêve qui tourmenta le moyen âge comme un cauchemar, cherchent la pierre philosophale ; les autres, moins savants, mais plus positifs, violent les tombes et dévalisent les trépassés.

À Djébel, un Arabe nommé Iacoub-al-Kouri pouvait passer pour le type du chercheur d’or. On ne saurait avoir une idée de sa maigreur qu’en tâchant de se figurer ce que pourrait être un squelette à jeun. Sa fille, une sorte de petite goule dont les yeux faisaient l’effet de deux pains à cacheter noirs sur du parchemin, grattait avec lui la poussière humaine au fond des tombes. Jamais croque-mort — et c’est le mot — ne s’était adjoint un plus lugubre acolyte. Iacoub ne sortait pas des nécropoles : quelquefois cependant on le voyait, une pioche sur le dos, dans la campagne, en quête d’un cadavre comme le parasite d’un repas. Tout d’un coup il s’arrêtait, humait l’air et se mettait à creuser pendant une heure ou deux : le cadavre était là. Une seule chose échappait à Iacoub, chose essentielle pour un antiquaire : la date de l’enterrement de sa victime. Il croyait tomber sur un patriarche, et n’exhumait qu’un contemporain. Je l’ai vu ainsi, après le travail le plus opiniâtre, retrouver quelques anciennes connaissances à lui, ou de vieux amis qu’il avait oubliés.

L’Italie, après chacune de ses tourmentes politiques, jette ses proscrits sur les côtes de la Méditerranée, comme celle-ci des épaves à la suite d’une tempête. Plusieurs sont venus s’échouer en Syrie. L’un, jeté à El-Batroun, y a appris aux petits enfants sa langue maternelle, qu’il parlait bien, et le français, qu’il ignorait totalement. Deux autres sont arrivés à Djébel. Le premier, marin à l’occasion, cavalier quand il le faut, docteur au besoin, habite le pays depuis vingt-deux ans. C’est un vieillard à moustaches blanches, important gouailleur, pauvre comme Job, fier comme Pyrgopolinicès, Italien jusqu’au bout des ongles, bonhomme au fond. Je le vis pour la première fois au bord du Narh-Ibrahim (fleuve d’Adonis). On venait d’étaler devant nous, sur l’herbe, le déjeuner : trois olives, une galette, deux oranges. Nous étions six, et j’avais une faim à manger tout ce qui restait de la Phénicie. Francesco, cet Italien, parut sur le haut d’un pont arabe, vêtu d’une redingote bleue, d’un pantalon jaunâtre dont les extrémités se perdaient dans une paire de bottes rouges, la tête couverte d’un couffi aux mille couleurs, et fort gêné dans ses mouvements par trois paires de pistolets, un long sabre, une carabine, deux tromblons et quelques poignards. Il venait nous complimenter sur notre arrivée. Après avoir servi l’Égypte, la Turquie, la Grèce, le caïmacan, le pacha, Mustapha Gannoum, Jousset Karam, Francesco fut adopté par la compagnie. Aujourd’hui que le voilà orphelin, sa situation doit être bien précaire. Malgré son sabre, ses poignards, ses fanfaronnades et sa faconde italienne, il mérite l’estime et l’intérêt de ceux qui l’ont connu. L’autre Italien donnait des leçons au fils d’un marchand du bazar, qui le logeait et le nourrissait. « Ne faites pas attention à ce bonhomme, disait-il de son patron, c’est un rustre. » Le patron s’inclinait en signe d’assentiment.

On dit malheureux le sort des musulmans. C’est un paradoxe devenu pour nous vérité — en vieillissant. Si l’Orient était dévoré d’une activité pareille à la nôtre, s’il avait notre besoin de mouvement, une existence calme, solitaire, toujours enfermés entre quatre murailles blanches, serait en effet la pire des destinées : mais ne pas travailler, se cacher du soleil, fumer, passer du rêve à l’anéantissement, de la vie à la végétation, c’est le seul bonheur compris des Orientaux. Dans les harems, les femmes en jouissent comme leurs maris. Elles ont de moins qu’eux les soucis de la politique, les tracas que cause une nombreuse famille, la chance de se faire casser la tête à la guerre. Est-ce là ce qu’il faut envier ? Les femmes du peuple, les paysannes partagent les fatigues de leurs maris, travaillent aux champs, portent des fardeaux comme en France les paysannes et les femmes du peuple. Elles ne se conduisent ni mieux ni plus mal que chez nous. Là, comme ailleurs, il est facile d’être honnête, mais il faut avoir de quoi manger. Du fond des harems, les femmes gouvernent la Turquie et l’Orient. Leur rôle est celui du montreur de marionnettes : invisibles pour le public, elles font danser devant lui des pantins. Ce sont elles qui inspirent la haine de l’Europe, qui poussent aux massacres. Sans elles, l’Orient n’aurait jamais été fanatique.

Les cérémonies publiques ont, chez les chrétiens, un caractère particulier. Joie que l’on doit montrer aux mariages, douleur que l’on témoigne aux enterrements, tout est convenu d’avance et réglé comme la mise en scène d’un drame. J’ai dit que l’Orient était le pays des formules : il y a des phrases toutes faites pour parler à sa future, comme pour regretter son père ; on les récite tout d’une haleine, sans rien oublier, quand l’occasion s’en présente. Chose curieuse ! il n’est encore arrivé à personne de se tromper. Après le mariage, le fiancé vient chercher sa fiancée dans la maison paternelle, qu’il assiége pendant un assez long temps avec une troupe d’amis. Souvent il n’a pas plus envie de se marier que la jeune fille de rester demoiselle. Elle résiste néanmoins : on l’entraîne vers la demeure de son époux, où elle arrive sur un cheval richement harnaché. À la porte, on lui fait, sur les devoirs d’une bonne épouse, une leçon, dont elle profite rarement. Le marié passe le reste de la nuit à boire avec ses amis, la mariée à causer avec ses compagnes.

Les enterrements sont aussi l’occasion de démonstrations bruyantes. On se réunit autour du cadavre, on se roule dessus, on se jette avec lui dans la fosse, par convenance ; on s’y bat comme Laërte et Hamlet, par respect humain. Un grand cheik métuali, des environs de Nazareth, venait de mourir. Bien qu’il eût été exécré de son vivant, tous les villages du pays assistèrent par députations à ses funérailles. Le cheik resta trois jours exposé, et chaque fois que, de loin, les gens de sa maison voyaient venir une nouvelle troupe, ils saisissaient le cadavre et allaient avec lui à la rencontre des arrivants. Ceux-ci entamaient alors une série de reproches :

« Pourquoi avez-vous laissé partir notre père ? Rendez-le-nous, c’était notre père ! »

Les autres répondaient :

« Il a voulu partir, nous avons cédé à sa volonté, » etc.

On se querellait quelque temps sur ce ton ; puis une lutte s’engageait, les uns tirant le cadavre par les pieds, les autres par la tête, en criant tous :

« C’était notre père… nous le voulons ! »

Dans ces occasions solennelles, le défunt n’est plus qu’une chose qui sert à faire des politesses. Enfin on rentrait au village, bras dessus, bras dessous, toujours avec le cheik. Cette scène se renouvelait au moins dix fois par jour.

Je me souviens d’un enterrement que je vis chez les chrétiens à Djébel. Le mort, un homme d’une cinquantaine d’années environ, revêtu de ses plus beaux habits, avait autour de lui, rangées en cercle, les femmes de la famille occupées à le pleurer. Toute la ville défila dans la chambre et vint assister à cette douleur bruyante, comme on assiste chez nous au spectacle : c’était en effet une comédie, mais une comédie mal jouée et de mauvais goût, un assaut de plaintes, de cris, de contorsions. La pauvre veuve faisait des efforts inouïs pour se tirer des yeux un pleur qui s’obstinait à n’en pas sortir. Elle remplaça les larmes absentes par des fleurs de rhétorique.

« Ô mon âme, pourquoi nous as-tu quittés ? Que t’avions-nous fait, ingrat ? Pourquoi n’as-tu pas voulu me laisser partir à ta place ? »

Malheureusement pour elle, l’attention de l’assemblée se portait tout entière sur sa fille, dont la voix était plus forte. Les gens riches, qui n’ont pas toujours des larmes à leur service, payent des femmes pour en avoir. Celles-ci gémissent pour la famille, à tant par heure.

De toutes les populations de l’Orient, la population chrétienne est certainement celle qui a le plus d’avenir Elle est au dernier point civilisable, elle aime l’Europe, elle appelle le progrès de tous ses vœux. Une qualité essentielle lui manque : c’est le sens commun. La raison est totalement absente de l’Orient. Guidés par leur imagination seule, imagination enfantine, qu’aucune éducation n’est venue régler, les chrétiens n’ont ni volonté, ni convictions, ni énergie. Un jour ils adoptent un plan de conduite, le lendemain ils l’abandonnent. Divisés entre eux sur des questions puériles, ils augmentent chaque jour ces divisions au lieu de les étouffer ; ils s’attachent en tout à la forme, parce que le fond leur manque. La faute en est à leur ignorance. C’est une race jeune : poltronne, parce qu’elle est sans convictions et sans chefs ; faible et hypocrite, parce qu’elle est opprimée ; rusée et habile, parce qu’elle est intelligente. L’absence de raison n’exclut pas l’intelligence : les maronites en sont une preuve. Leur développement moral s’arrête, faute d’instruction, à l’âge de dix ans, comme un fruit qui n’aurait pas assez de soleil pour mûrir : ils deviennent vieux, ils restent enfants.


V

Environs de Djébel. — La musique. — Le carnaval. — Départ. — Arrivée à Tortose.

Ceux qui, suivant le long de la côte le sentier sans cesse battu par les moukres, s’en détournent seulement pour visiter les cèdres, le couvent d’Anthoura, le séminaire de Ghazir, ne connaissent pas le Liban. Il faut le parcourir en tous sens, gravir ses pentes escarpées, errer dans ses solitudes, où nulle trace de chemin ne vous guide, pour découvrir ses plus admirables paysages. Tantôt riant, tantôt désert, à chaque pas il change d’aspect. Le proverbe arabe dit : Le Liban porte l’hiver sur sa tête ; l’été est à ses pieds ; l’automne a son flanc et le printemps sur ses épaules.

C’était vers la fin de février que j’allai voir un des plus beaux sites des environs de Djébel, Maschnaka. La vallée du Narh-Ibrahim, qu’on suit pour y parvenir, étroite, et aussi profonde que le Liban est élevé, semble une coupure faite au couteau dans la montagne. En bas, le fleuve, un torrent, occupe toute sa largeur. À peine le distinguez-vous à vos pieds, perdu sous les feuilles, les branches entremêlées des arbres morts, les blocs de granit qui obstruent son lit. Une forêt immense a couvert les deux côtés de la vallée : le matin et le soir, des nuages y flottent et vous en dérobent quelques parties, tantôt remontant le cours du fleuve, tantôt descendant vers la mer. Les rochers, coupés à pic, font l’effet de remparts gigantesques, et la forêt, avec ses bataillons d’arbres, grimpant aux pentes, droits et serrés, semble une armée qui monte à l’assaut, l’arme au bras. La Méditerranée, que l’on aperçoit à l’ouest, par une échappée, complète cet incomparable paysage, que dominent les sommets blancs de neige du Djébel-Sannin.

Maschnaka n’est qu’un amas de ruines ; son nom en arabe veut dire Potence. On y pendait, paraît-il, entre deux bas-reliefs, anciennement sculptés dans le roc. Mais qui venait-on pendre dans cet endroit solitaire et désolé ? c’est ce que je n’ai jamais su. Quelques Métualis habitent les hauteurs environnantes. Il y a un an, un prêtre chrétien eut l’idée assez bizarre d’aller s’établir à Maschnaka. Il prit avec lui quatre poules, deux femmes, et un âne qui portait son bagage. Moitié avec des débris antiques, moitié avec des bouses de vache qu’il déroba aux Métualis, ce prêtre se construisit une sorte de petite maison, divisée en trois compartiments : le premier sert d’écurie, le second de chambre à coucher, le troisième de cuisine pendant la semaine et d’église le dimanche. Il y dit régulièrement une messe, à laquelle assistent toujours les deux femmes. Ce n’est point le désir de convertir les Métualis, auxquels il ne parle jamais ; ce n’est pas pour accomplir un vœu, c’est encore moins pour se retirer du monde qu’il est venu là. C’est simplement pour boire de l’eau fraîche en été. Ses voisins, les Métualis, attendent une occasion favorable pour lui couper le cou.

Dans l’antiquité, deux édifices se dressaient en face de l’endroit où le kouri maronite a établi sa demeure : il reste de l’un quatre murailles, de l’autre une base carrée. Sur la gauche, on trouve quelques tombeaux, dont les couvercles massifs, grossièrement taillés en dos d’âne, ont été renversés sur le sol, et près d’eux trois rochers énormes, où, malgré les mutilations qu’ils ont subies, on distingue encore des bas-reliefs encadrés de pilastres à chapiteaux bizarres. Plus loin enfin gisait un autel, portant sur l’une de ses faces une tête assez grossièrement travaillée. Qu’était autrefois Maschnaka ? Ces débris attestent son existence passée, sans dire son nom, sans rien révéler de son histoire.

À Sémar-Gébaïl, située à quelques heures au nord de Byblos, existe une vieille forteresse, qui renferme des restes de tous les âges : fossés gigantesques évidés dans le granit, escaliers de pierre, citernes, tombeaux, inscriptions, bas-reliefs frustes représentant, selon que le soleil se lève ou que le jour finit, un lion ou un homme à genoux ; murailles énormes, créneaux, meurtrières sont entassés là, pêle-mêle, et rappellent à la fois les croisades, la domination arabe, l’époque grecque et l’antiquité phénicienne.

Le sentier qui mène, en suivant la plage, de Djébel à Beyrouth est semé de ruines. Outre les restes partout visibles d’une voie romaine, les nombreux travaux dans le roc, qu’on voit au petit port d’El-Bowar, les bornes milliaires gisantes de distance en distance, le pont antique jeté sur le Mamelthein, à la frontière du Kaisérouan ; la colline de Sarba, qui porte les restes d’un temple, et dont la masse granitique est creusée de toutes parts comme l’intérieur d’une ruche ; enfin, les sculptures et les inscriptions cunéiformes du fleuve du Chien font, de cette partie de la côte, une des régions de la Syrie les plus dignes de fixer l’attention et d’exciter l’intérêt. Là, parfois, les médailles anciennes se trouvent à fleur de sol : en labourant, le fellah remue des débris ou de la pointe de sa charrue déchire une mosaïque.

À Sarba, sur le sommet de la colline, près du temple, dans une petite maison arabe que des nattes épaisses, étendues au-dessus de la terrasse, protégent en été du soleil, habite une famille vraiment patriarcale, fort connue et fort respectée dans le pays, la famille Khadra. Je n’ai pu, depuis mon retour, songer une seule fois à la Syrie sans me souvenir de cette petite maison, des douces journées que j’y ai passées, de l’hospitalité charmante que j’y ai tant de fois reçue. J’y vins peu de jours après mon débarquement : c’était au mois de juillet. On fit le soir de la musique. Le chant ni la musique arabe ne s’écrivent. Guidés seulement par leur inspiration et leur mémoire, les artistes ne reproduisent jamais deux fois le même air de la même façon : chacun fait des variations différentes sur un thème connu ; chacun le joue, le comprend à sa manière. Le chant arabe est bizarre ; l’habitude le fait trouver délicieux. Il a le caractère du pays et s’harmonise avec lui : il se traîne longtemps en notes monotones et s’élève tout à coup en sons aigus : cela fait l’effet des minarets sur les dômes des mosquées.

Je me trouvai à Sarba pendant le carnaval. À cette époque de l’année, des poëtes ambulants, sortes de trouvères arabes, parcourent le pays chrétien ; ils s’arrêtent dans les maisons riches, y récitent des vers de leur façon, des passages du célèbre roman d’Antar, un des héros de l’Arabie antéislamique ou quelques strophes de Hariri. On écoute, on admire, et l’on ne comprend pas. Toute la littérature de l’Orient, la belle littérature, s’entend, est profane et par cela même interdite aux chrétiens, qui ne connaissent que la langue vulgaire. Un maronite, Nacasch, a pourtant tenté quelques essais poétiques et notamment deux ou trois comédies, les premières écloses sous le soleil d’Orient. Le trouvère, assis les jambes croisées, s’accompagne sur un instrument à cordes dont le manche est appuyé sur son épaule et dont il fixe l’autre extrémité par un anneau à son gros orteil. Après chaque vers, il s’arrête, boit une goutte d’eau-de-vie et continue. Le carnaval est aussi le temps des fêtes. La danse arabe, comme la musique, comme le chant, n’a point de lois régulières et varie selon la disposition d’esprit, l’inspiration du danseur. Le thème, sur lequel on brode, est à peu près le même qu’à la Closerie-des-Lilas. Hommes et femmes ne se mêlent point ; les femmes même, à moins d’être danseuses par état, ne se livrent pas, devant les hommes, à cet exercice.

Chez les maronites, le mardi gras tombe un dimanche, et le mercredi des Cendres un lundi. En un mot, c’est le lundi gras que commence le carême. J’étais précisément le dimanche à Sarba. Ce soir-là les hommes de tous les villages du Kaisérouan parcourent le pays, divisés en bandes nombreuses. Les uns sont costumés, d’autres portent des torches de résine ; d’autres jouent de divers instruments, et quand ils n’en ont pas, frappent l’un contre l’autre des morceaux de fer, des bouts de bois, ce qu’ils peuvent trouver pour faire du bruit. À huit heures du soir la maison Khadra fut envahie, je devrais dire prise d’assaut par trois ou quatre de ces bandes : elles venaient (c’est une politesse à laquelle pour rien au monde ne manquerait un maronite des environs de Sarba) saluer le chef de la famille, et boire tout ce que sa cave peut contenir d’eau-de-vie et de vin de Chypre. Les musiques jouèrent simultanément toutes sortes d’airs ; puis une joie furieuse s’empara de l’assistance. Il faut l’avoir vue pour se figurer ce qu’était cette foule enfermée dans une chambre étroite, criant, dansant, hurlant, comme l’enfer dans la cellule de saint Antoine, et où l’on voyait s’agiter au milieu des groupes des individus étranges qui s’étaient arrangé un pantalon avec les manches de leur chemise pour se donner un air européen ; des hommes bizarres marchant sur les mains, s’écartelant, couvrant de leurs cris aigus la voix de basse des grosses caisses. Il faut les avoir entendus pour se figurer les sons produits par ces instruments surmenés, qui dans leur enthousiasme avaient perdu toute mesure, et jouaient à la fois, au hasard, de toute leur puissance, sans temps d’arrêt, sans repos, sans trêve. La danse du sabre commença enfin. Armé d’une de ces énormes lames recourbées, comme on en fabriquait autrefois à Damas, un homme se précipita au milieu de la foule, agitant en tous sens, autour de lui, l’arme terrible. Cet exercice à faire frémir dura un quart d’heure. Un second danseur succéda au premier, un troisième au second. La fièvre de la danse m’avait saisi : je me précipitai à mon tour dans le cercle, au risque d’endommager quelques assistants. Quand on a pris son parti de faire sauter un œil ou un nez, s’ils ne se retirent pas assez vite, la danse du sabre n’est pas difficile.

Murs de Rouad. — Dessin de A. de Bar d’après un dessin de M. Lockroy.

Les fouilles de Djébel étant enfin terminées, la corvette à vapeur le Colbert vint, le 30 mars, chercher la compagnie de chasseurs pour la conduire près de Tortose, à la place où s’élevait autrefois Marathus. On ne quitte point Byblos sans regret : cette petite ville, avec ses petites factions, ses intrigues enfantines, son gouverneur à trente francs par mois, nous amusait comme un joujou. Le même jour, après avoir passé devant Tripoli, nous arrivâmes, au soleil couchant, en vue de Tortose et de l’île si célèbre de Rouad. Une plaine immense, verte, déserte et riante s’étendait depuis le bord de la mer jusqu’à une petite chaîne de collines qui la terminait à l’est. Au sud, les sommets immenses du Liban, blancs de neige, fermaient l’horizon ; au nord, et baignant son pied dans la Méditerranée, se dressait une citadelle : c’était Tortose. L’île de Rouad, située en face, à deux lieues au large, sortait de l’eau avec ses mille maisonnettes, son petit fort, ses vieilles murailles, comme une moitié de ville demeurée à sec pendant une inondation. Au loin, dans la plaine, on apercevait des monuments bizarres, gigantesques, se silhouettant sur un ciel clair. Le Colbert jeta l’ancre à peu de distance de Rouad.

Porte de Tortose. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

Tortose et les collines de l’est sont habitées par les Ansariés ou Nessaïri, peuplade pauvre, toujours en guerre avec les autorités turques, et la terreur des Syriens. À peine étions-nous ancrés que des nouvelles peu rassurantes nous arrivèrent : on nous envoya dire de Rouad que les Ansariés voulaient s’opposer à notre débarquement ; bientôt après, qu’ils s’étaient mis en marche, puis enfin que six mille hommes, cachés derrière les petites dunes de sable qui bordent la mer, nous attendaient. Comme il fallait débarquer, on décida que le lendemain matin le Colbert s’embosserait le plus près possible de terre, prêt à balayer le rivage de ses boulets, tandis que la compagnie — cent hommes environ — gagnerait une petite hauteur isolée, où la défense semblait devoir être plus facile. Ayant une fois atteint ce poste, elle devait s’y maintenir quarante-huit heures, pendant lesquelles le Colbert irait chercher et ramènerait des secours. Le soleil n’était pas encore l’horizon que la manœuvre commença. Le Colbert vint se poster majestueusement à deux cents mètres de terre ; les charges de poudre furent distribuées aux canonniers, les sabords s’ouvrirent, et nous descendîmes dans les embarcations. Les petites dunes, dont nous avons parlé, nous cachaient entièrement le pays. La compagnie s’avança, silencieuse, jusqu’à la hauteur désignée ; nous la gravîmes au pas de course, puis quand nous fûmes au sommet, un immense cri s’éleva : « Vive la France ! » Nous regardâmes à nos pieds dans la plaine : ce cri avait fait partir un jeune lièvre qui s’ébattait joyeusement au milieu des herbes, nous le vîmes s’enfuir à l’est ; c’était le seul être vivant qui parût à l’horizon.

E. Lockroy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Voy. le rapport de M. Renan, février 1861.
  2. Pour tout ce qui concerne les travaux de la mission de Phénicie, j’ai cité, autant que possible, les rapports de M. Renan à l’Empereur, et je pense que les lecteurs m’en sauront gré.
  3. Voy. le rapport de M. Renan à l’Empereur.
  4. Voy. le rapport de M. Renan.
  5. Voy. le rapport de M. Renan.
  6. Curé.