Voyage et recherches en Égypte et en Nubie/01

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Voyage et recherches en Égypte et en Nubie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 390-423).
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VOYAGE ET RECHERCHES


EN


EGYPTE ET EN NUBIE




PREMIERE PARTIE




J’avais vu l’Italie, la Grèce et une partie de l’Asie-Mineure ; je voulais voir l’Égypte. En me préparant à cette excursion nouvelle, j’ouvris la grammaire égyptienne de Champollion. J’avais entendu dire que Champollion était parvenu à lire les noms des Pharaons, des Ptolémées et des empereurs romains, gravés en caractères hiéroglyphiques sur les monumens de l’Égypte. Quelques personnes ajoutaient qu’il avait fait plus qu’avec le secours du cophte, débris de l’ancienne langue égyptienne, il avait pu retrouver des mots et déchiffrer des phrases ; mais je voyais régner à cet égard une grande défiance parmi les savans, et une incrédulité générale parmi les gens du monde ; peu d’entre les premiers se risquaient à dire que la découverte de Champollion dépassât la lecture des noms propres ; cela même était contesté par plusieurs. Un certain public, ce public qui tour à tour admet sans preuve ce qui est absurde et rejette sans motif ce qui est certain, satisfait dans les deux cas, parce qu’il se donne le plaisir de trancher les questions en s’épargnant la peine de les examiner ; ce public qui croit aux Osages, quand ils viennent de Saint-Malo, mais qui ne croit pas aux Chinois, quand ils viennent de Pékin, qui est fermement convaincu de l’existence de Pharamond, et n’est pas bien sûr que le latin et l’allemand puissent être de la même famille que le sanscrit ; ce public gobe-mouche quand il faut douter, esprit fort quand il faut croire, hochait et hoche encore la tête au nom de Champollion, trouvant plus commode et plus court de nier sa découverte que d’ouvrir sa grammaire.

J’étais assez disposé à m’en rapporter aux timides négations des doctes et aux doutes assurés des ignorans, quand un bon génie me fit rencontrer cette admirable grammaire. A ma grande surprise, je vis un système de lecture et d’interprétation justifié par de nombreux exemples. De la multitude de ces exemples résulta pour moi et, je ne crains pas de le dire, résultera pour tout esprit droit et sans prévention, la conviction que le secret de l’écriture hiéroglyphique n’est plus à trouver, que la lecture de la plupart des mots écrits en hiéroglyphes est certaine, que le sens d’un assez grand nombre de ces mots est découvert, que les règles essentielles de la grammaire hiéroglyphique, analogues dans leur ensemble aux règles de la grammaire cophte, sont connues ; qu’à l’aide de ces mots dont le sens a été découvert, et de cette grammaire dont les règles sont connues, on peut lire, sinon tous les textes, sinon des textes très étendus, nul ne l’a fait jusqu’ici d’une manière satisfaisante, on peut lire, dis-je, des phrases, plusieurs phrases de suite, avec une entière certitude. Voilà où en est la science ; elle n’est ni en-deçà ni au-delà.

Cette affirmation ne sera, je m’assure, démentie par aucun de ceux qui se sont occupés sérieusement et sans idée préconçue des travaux de Champollion ; elle ne le sera en France ni par M. Lenormant, le digne compagnon de Champollion, dont il lui appartiendrait mieux qu’à personne de continuer l’œuvre parmi nous, ni par M. de Saulcy, dont les recherches sur le démotique ont fondé une nouvelle ère dans les études égyptiennes, et qui, dans cette Revue, a rendu un si éclatant hommage à la découverte de Champollion, ni par la sévère critique de M. Lettonne, ni par la vaste érudition de M. Raoul Rochelle. Elle ne le sera en Angleterre ni par M. Wilkinson ni par M. Birch ; elle ne le sera en Italie ni par M. Barucchi à Turin, ni par M. Migliarini à Florence, ni par le père Ungarelli[1] à Rome ; elle ne le sera pas en Allemagne par M. Lepsius, qui vient d’éprouver la méthode de Champollion par trois années d’études au milieu des monumens de l’Égypte ; elle ne le sera pas en Amérique par M. Gliddon, qui a passionné pour elle le public peu enthousiaste des États-Unis. Dans la mesure que j’ai indiquée, la lecture des hiéroglyphes est un fait acquis à la science, un fait qu’ont reconnu, parmi les illustres morts, de Sacy et Cuvier, qu’un des plus illustres vivans, M. Arago, a proclamé dans l’éloge du rival de Champollion. Tant pis pour qui ne se rangera pas avec ces hommes célèbres du côté de l’évidence et de la justice.

Je devais commencer par cette profession de foi, car le principal objet du voyage qu’on va lire a été d’aller appliquer la méthode, et, s’il se pouvait, étendre la découverte de Champollion, d’aller étudier les principaux monumens de l’Égypte et de la Nubie à la lueur de ce flambeau éteint depuis quinze siècles qu’il a rallumé pour le monde. Avant lui, il était souvent impossible de connaître l’âge et la destination des monumens, les savans les plus respectables s’y trompaient. Si on n’accordait qu’une médiocre antiquité aux monumens élevés par Sésostris ou ses prédécesseurs, on reportait à l’époque la plus reculée le portique du temple de Dendéra, bâti sous Tibère ; c’est qu’on n’avait pas lu sur les premiers les noms des anciens Pharaons, sur le second les noms des empereurs. Les peintures et les bas-reliefs étaient mal interprétés, faute d’entendre l’inscription hiéroglyphique, souvent très claire, qui les explique : on prenait un triomphe pour un sacrifice, un dieu pour un prêtre, le Pyrée pour un homme ; mais, grace à la lecture des hiéroglyphes, si incomplète qu’elle soit encore, on sait quel est l’âge historique des monumens, à quelle divinité ils sont consacrés, de quel roi ils ont reçu les restes, car les monumens de l’Égypte sont à la fois des tableaux et des manuscrits ; ce sont des tableaux avec une légende qui énonce le sujet comme dans les peintures du moyen-âge, ce sont des manuscrits éclaircis par des figures comme les livres illustrés de nos jours. Avec ce double secours, jamais de doute possible sur la destination d’un monument. On peut dès aujourd’hui lire sans nulle chance d’erreur les noms des dieux et même les formules dédicatoires de leurs temples, les noms des rois, ceux des particuliers, les termes qui expriment les professions, les degrés de parenté ; on sait donc toujours à quelle divinité appartient le temple dans lequel on se trouve, quel roi l’a fait construire, souvent même en quelle année de son règne il a été élevé. Quand un édifice renferme des parties d’origine diverse, on sait à quelle époque elles se rapportent, quel souverain a construit ou réparé chacune d’elles. Tout cela est indiqué avec une clarté parfaite par des formules bien connues et faciles à comprendre ; si on pénètre dans les tombeaux des rois, des reines, des princes, des prêtres, des juges, des grands dignitaires du palais ou des chefs de l’armée, on sait toujours quels furent le nom et le rang du mort auquel on rend visite. Le défunt est représenté entouré de sa famille, qui lui offre ses hommages ; les noms, les professions, les rapports de parenté de tous les membres, souvent très nombreux, de cette famille, sont écrits à côté de chaque personnage ; les scènes de la vie ordinaire sont peintes ou sculptées sur les murs de ces innombrables demeures funèbres ; étude, gymnastique, fêtes, banquets, guerres, sacrifices, mort, funérailles, sont retracés fidèlement dans ces tableaux de mœurs, qui sont quelquefois des tableaux épiques. Toutes les conditions, tous les arts, tous les métiers, figurent dans cette vaste encyclopédie pittoresque, depuis le roi, le prêtre, le guerrier, jusqu’à l’agriculteur et à l’artisan. On voit dans l’exercice de leur art le peintre, le sculpteur, le musicien, le danseur, et dans l’exercice de leur industrie le tisserand, le cordonnier, le verrier ; on voit des vétérinaires soignant des bestiaux, des manœuvres traînant un colosse, des esclaves pétrissant la brique ainsi que les Israélites. Ces galeries funèbres de peinture sont en même temps des musées d’antiquités. Tous les ustensiles, les instrumens, les petits meubles relatifs aux diverses professions, aux divers besoins de la vie, existent en nature dans ce Pompeï colossal. Les bijoux, les parures, l’écritoire, la coudée, l’encensoir, jusqu’à des jouets d’enfant et des poupées, se trouvent dans les tombeaux comme pour éclairer l’étude par la comparaison des objets avec leur image ; le mort lui-même est peint sur les parois funèbres, sa statue assise dans une niche, et son portrait reproduit par de nombreuses figurines ; il y a plus, l’hôte de ces demeures sépulcrales, si l’avidité des marchands de cadavres ne l’a pas arraché à son repos séculaire, est là pour vous recevoir, conservé par un art savant avec ses cheveux, ses dents, ses ongles, sa chair ; tout est vivant, même la mort.

Vous avez vu se dérouler l’existence égyptienne tout entière. Maintenant dans les tombes, surtout dans les tombes royales, sur les parois des sarcophages, sur les caisses des momies, sur les papyrus ensevelis avec elles, une autre série de peintures plus considérables, plus variées, d’une variété, d’une richesse infinie, vont vous offrir l’histoire de l’ame après la mort, les épreuves qu’elle traverse, les jugemens qu’elle subit, toutes les aventures enfin de cette pérégrination à travers des régions inconnues, à travers les étangs de feu et les champs destinés aux ames heureuses, au milieu d’une foule innombrable de génies et de divinités funèbres. Ainsi la vie présente et la vie à venir, notre monde et l’autre, tout ce que les Égyptiens connaissaient de celui-ci et imaginaient de celui-là a été représenté mille fois par eux, et ces représentations subsistent. L’ancienne Égypte peut donc se retrouver dans ses ruines, nous parlant un double langage, complétant les représentations figurées par les inscriptions hiéroglyphiques, expliquant les inscriptions par le spectacle des objets qu’elles accompagnent, des scènes qu’elles traduisent. Lors même qu’on ne lit pas ces inscriptions, on sait en général à quoi se rapporte ce qu’on ne peut pas lire, on sait si ce qu’on a devant les yeux est une prière ou une dédicace, ou une commémoration historique ; on sait, de plus, à quel dieu s’adresse cette prière, quel roi a fait cette dédicace, de quel événement cette légende a conservé la mémoire. Enfin, si l’on ne sait pas tout ce que disent les hiéroglyphes, on sait, et c’est beaucoup, ce qu’ils ne disent pas. On ne leur demande plus les secrets merveilleux, les connaissances supérieures dont on croyait depuis deux mille ans qu’ils renfermaient le mystère ; il faut renoncer à y lire les oracles d’Hermès, comme le père Kircher, ou, comme on l’a fait de nos jours, les psaumes de David. Il n’y a, à vrai dire, que des inscriptions sur les monumens de l’Égypte : les unes religieuses, les autres historiques, les autres domestiques et privées ; mais ces inscriptions sont sans nombre, et quelques-unes, grace à leur étendue, peuvent passer pour des livres de religion ou des chapitres d’histoire. Nul n’ignore combien ont fourni de renseignemens précieux sur l’antiquité les inscriptions grecques et latines en général si courtes, et dont les sujets ne dépassent pas un cercle assez restreint ; que ne doit-on pas attendre de cette épigraphie colossale dont les pages et les volumes se déroulent sur les murs des palais et des temples, dans des proportions que sont loin d’atteindre les inscriptions tracées sur les murailles de Ninive ou les rochers de Bisitoun ? Les lacunes que présente l’explication, encore incomplète, des hiéroglyphes correspondent aux lacunes qu’offrent les textes mutilés des inscriptions grecques et latines. On peut deviner ce qui reste obscur dans les premières au moyen de ce qui est déjà compris, comme on restitue dans les secondes, avec le secours des lettres et des mots qui restent, les lettres et les mots effacés, et il y a entre les inscriptions hiéroglyphiques et les inscriptions grecques et latines cette différence à l’avantage des premières, que les lacunes qu’elles présentent peuvent être comblées avec le temps par les progrès de la science. Laissant de côté tous les textes dont le sens est douteux, et s’attachant à ceux dont le sens est certainement connu, on peut, en les rapprochant, en les comparant, les compléter, les éclairer les uns par les autres, et parvenir à en tirer quelques enseignemens sur le peuple extraordinaire qui a tracé ces lignes si long-temps muettes. En un mot, on peut dès aujourd’hui appliquer l’étude des hiéroglyphes à deux objets : à l’histoire des événemens et à l’histoire des idées, des mœurs de la société égyptienne.

Les travaux de Champollion ont montré le parti qu’on pouvait tirer de la lecture des noms de rois, comparés avec la liste que nous a laissée le prêtre égyptien Manéthon, pour rétablir la série chronologique des Pharaons. Depuis Champollion, beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire dans cet ordre de recherches, même après le savant et ingénieux ouvrage dans lequel M. Bunsen vient de donner pour la première fois une série des règnes de toutes les anciennes dynasties depuis Ménès. Des travaux importans sur ce vaste et difficile sujet sont près de paraître. On attend surtout avec impatience le Livre des Rois de M. Lepsius. L’abondance et la nouveauté des matériaux recueillis en Égypte et jusque dans la Haute-Nubie, la sagacité de l’auteur, prouvée par d’autres travaux, font espérer que la chronologie égyptienne, embrassée dans son ensemble, lui devra un véritable progrès.

L’étude des hiéroglyphes n’a donc pas été sans fruit pour l’histoire, comme on le répète encore un peu légèrement. La suite, la durée des règnes rapportées aux monumens qu’ils ont vu élever et aux grands événemens qu’ils ont vu accomplir, tels que la prépondérance de Thèbes ou de Memphis, l’union ou la division des diverses parties de l’Égypte, l’invasion des pasteurs, tout cela, c’est de l’histoire. Outre les noms des Pharaons, ceux de leurs épouses, de leurs fils, de leurs filles, les noms des peuples qu’ils ont soumis, des pays qu’ils ont conquis, c’est aussi de l’histoire.

Si l’on trouve cette histoire trop pauvre, il en est une autre, selon moi, encore plus curieuse, et pour laquelle les matériaux abondent c’est l’histoire des croyances, des institutions, des mœurs, et celle-ci est écrite sur toutes les pierres des monumens, sur tous les papyrus, sur toutes les caisses de momie, jusque sur les meubles et les ustensiles d’un usage journalier. D’après ce qu’on peut lire de ces inscriptions hiéroglyphiques, qui forment comme une littérature éparse sur les monumens, on peut dès à présent se faire une idée des croyances religieuses et morales, de l’organisation sociale et domestique des anciens Égyptiens ; on peut, sur ces objets importans, la religion, la société, la famille, l’industrie, compléter, modifier, et, sur beaucoup de points, corriger ce que les anciens nous ont appris, les anciens, si nouveaux par rapport à la vieille civilisation de l’Égypte, les anciens, qui trop souvent ont prêté leurs idées à un pays tardivement et toujours imparfaitement connu. Pour moi, je l’avoue, le plus grand intérêt qu’offrent les hiéroglyphes et les peintures qui les accompagnent, c’est de nous aider à percer au cœur de cette nation célèbre et mystérieuse que la Grèce, policée tant de siècles après elle, regardait comme son institutrice, et qui a pu agir aussi sur la Judée, cette autre maîtresse de l’humanité.

Quelle a été l’action de l’Égypte sur ces deux peuples, qui tiennent la plus grande place dans l’histoire de notre culture moderne, qui nous ont donné, l’un notre philosophie et nos arts, l’autre notre religion ? Quels ont été les rapports de l’Égypte avec la Phénicie, l’Assyrie, l’Inde ? Placée entre le monde asiatique et le monde grec, l’Égypte aurait-elle été soustraite aux influences de l’un, serait-elle demeurée sans action sur l’autre ? Il est difficile de l’admettre. Et alors quel a été son rôle ? D’où vient-elle ? Jusqu’où sont allées ses colonies et ses conquêtes ? Quelle place sa mythologie et ses arts tiennent-ils dans l’histoire de la mythologie et des arts de la Grèce ? Toutes ces grandes questions ne peuvent être résolues, si l’on ne connaît à fond l’Égypte elle-même.

Or, ce n’est pas dans les témoignages souvent suspects des anciens, ou dans les systèmes presque toujours trompeurs des modernes, qu’il faut la chercher. Il faut demander l’Égypte à ses propres monumens avant d’étudier ses rapports avec Babylone, Jérusalem, Argos ; il faut l’observer chez elle, dans les deux expressions vivantes qu’elle a laissées, les tableaux qui aident à comprendre les hiéroglyphes, et les hiéroglyphes qui achèvent de faire comprendre les tableaux.

Tout cet ordre de recherches a été le but principal de mes explorations, mais n’a pas été leur but unique. Il n’y a pas seulement des hiéroglyphes en Égypte ; ce pays offre des sujets d’observation et de méditation que ne peut entièrement négliger un voyageur, quel qu’il soit, s’il a des yeux pour voir, une mémoire pour se souvenir, et un peu d’imagination pour rêver. Qui pourrait être indifférent aux tableaux de cette étrange nature des bords du Nil, au spectacle de ce pays-fleuve auquel ne ressemble nul autre pays ? Qui ne serait ému en présence de ce peuple qui fit de si grandes choses et qui est réduit à une si extrême misère ? Qui visiterait Alexandrie, le Caire, les pyramides, Héliopolis, Thèbes, sans être assailli des plus imposans souvenirs et des plus variés ? Y a-t-il dans le monde un pays plus à part des autres pays et plus mêlé à leur histoire ? La Bible, Homère, la philosophie, les sciences, la Grèce, Rome, le christianisme, les hérésies, les moines, l’islamisme, les croisades, la révolution française, presque tout ce qu’il y a eu de grand dans le monde se rencontre sur le chemin de celui qui traverse cette contrée mémorable. Abraham, Sésostris, Moïse, Hélène, Agésilas, Alexandre, Pompée, César, Cléopâtre, Aristarque, Plotin, Pacome, Origène, Athanase, Saladin, saint Louis, Napoléon, quels noms ! quels contrastes ! La Grèce et l’Italie en présentent moins peut-être et de moins frappans. L’Égypte, qui éveille tous les grands souvenirs du passé, intéresse encore dans le présent et dans l’avenir : dans le présent, par l’agonie de son douloureux enfantement ; dans l’avenir, par les destinées que l’Europe lui prépare quand elle l’aura prise, ce qui ne peut tarder. Pays fait pour occuper éternellement le monde, l’Égypte apparaît à l’origine des traditions de la Judée et de la Grèce. Moïse en sort, Platon y court. Elle attire la pensée et le tombeau d’Alexandre, la piété de saint Louis et la fortune de Bonaparte. Et aujourd’hui, pendant que j’écris ces lignes, l’objet de l’empressement un peu exagéré de Paris et de Londres, c’est le fils de Méhémet-Ali.

Tel est le pays à travers lequel je demande au lecteur de me suivre, offrant d’être pour lui un cicérone peut-être assez bien renseigné par l’étude et l’observation. En lui communiquant jour par jour mes impressions personnelles dans toute leur spontanéité, je m’efforcerai toujours de lui fournir le moyen de les compléter, de les redresser même en les comparant avec les observations des autres voyageurs qui m’ont précédé dans ce pays, tant visité depuis Hérodote jusqu’à Champollion. Le tissu de cet ouvrage sera formé d’une double trame. On y trouvera ce que j’ai vu et senti sur place, et aussi le résultat des études que le spectacle des lieux m’a fait entreprendre et a pu féconder. Je voudrais que le voyage en Égypte dont je donne aujourd’hui l’ébauche fût un livre sur l’Égypte ; je voudrais que ce livre fût dans son ensemble au niveau des connaissances acquises ; je voudrais que, sur les sujets auxquels des études spéciales m’ont préparé, il pût aider aux progrès de la science et parfois les devancer un peu.

Paris, 1er août 1846.




Marseille, 30 novembre 1844.

Me voilà à Marseille, et je crois toucher à l’Égypte. Marseille est maintenant à sept journées d’Alexandrie. Les noms des bateaux à vapeur qui rapprochent le Delta du Rhône et le Delta du Nil, ces noms sont eux-mêmes égyptiens : c’est le Sésostris, le Rhamsés, le Luxor. Je partirai demain sur l’Alexandre. Que cette gloire protège mon obscurité ! que le nom du conquérant soit d’un bon augure à mes petites conquêtes ! Je ne vais pas fonder une ville, mais travailler humblement aux fondemens d’une science. Puisse la terre d’Égypte ne pas être la terre de mon sépulcre !

A Marseille, j’ai trouvé M. P. Durand, mon compagnon de voyage, qui m’y avait devancé[2]. Nous n’étions pas embarrassés de deux jours à passer dans la ville des Phocéens. Beaucoup d’emplettes et de préparatifs nous restaient à faire : au premier rang était la provision de papier non collé pour estamper. Rien n’est plus précieux pour le voyageur archéologue que cet estampage si simple, et dont on ne s’est malheureusement avisé que depuis peu de temps. Avec une feuille de papier, un verre d’eau, une brosse, on prend en quelques minutes l’empreinte d’une inscription ou d’un bas-relief ; c’est une sorte de typographie portative qui permet de multiplier à volonté les copies d’un original qu’on ne peut déplacer. Nulle transcription, nul dessin ne vaut cette reproduction mécanique. L’œil et la main de celui qui copie peuvent se lasser ou se tromper ; mais l’estampage n’est sujet ni aux distractions ni aux erreurs. Grace à lui, on emporte moulé fidèlement et sûrement l’objet lui-même. Le papier à empreinte et la chambre claire sont les deux principaux instrumens d’une reproduction exacte et facile des monumens. Le daguerréotype se présente avec des prétentions merveilleuses à la promptitude ; en fait, il est rarement d’un usage commode. Nous emportons cependant un de ces instrumens ; mais on me dit qu’il ne sera pas si utile qu’il semblerait devoir l’être.

Avant de quitter Marseille, nous avons trouvé, M. Durand une figure égyptienne à dessiner, moi des hiéroglyphes à lire. En effet, le musée de cette ville possédait sans s’en douter, dans une statue en basalte noir dont la partie inférieure est mutilée, quoi ? le portrait en pied d’une fille de Sésostris.

Il y a un an que, me trouvant à Marseille avec le docteur Roulin, le docteur me parla d’une statue égyptienne qu’il avait aperçue dans l’angle d’une petite salle par où l’on passe quand on va du musée à la bibliothèque. En me glissant par derrière la statue, entre elle et le mur, je m’assurai que sur l’appui postérieur auquel elle est accolée étaient gravés des hiéroglyphes. Il ne me fut pas difficile d’y reconnaître le prénom de Rhamsès-le-Grand, que l’on s’accorde à identifier avec Sésostris. Outre le prénom de ce Rhamsès, on voit derrière la figure en question les hiéroglyphes dont se compose ce qu’on appelle la bannière ou l’étendard, et qu’on pourrait appeler la devise de ce Pharaon. Il faut savoir que chacun des rois d’Égypte a, outre son nom de race et son nom propre, une devise tracée sur une sorte de drapeau. Ici le nom et la devise de Sésostris sont gravés sur la statue dont j’ai le premier signalé l’existence ; mais cette statue n’est pas celle d’un conquérant, c’est celle d’une femme. Qu’était à Sésostris cette femme qui porte son nom ? Sa mère ? La figure a trop de jeunesse ; d’ailleurs, nous connaissons les traits de la mère de Sésostris par une magnifique statue du Vatican. Les traits fiers et sombres de cette reine, marqués comme toujours d’un caractère individuel très prononcé, ne rappellent point les traits adoucis de la statue de Marseille. Au reste, l’âge de celle-ci ne permet d’hésiter qu’entre une épouse et une fille de Sésostris. L’antiquité ne nous a rien dit des épouses de ce Pharaon, mais les monumens nous font connaître que, durant un règne qu’ils nous apprennent aussi avoir duré plus de soixante années, Sésostris eut au moins deux femmes. Est-ce une d’elles que représente notre statue ? Si la partie inférieure de la figure n’avait pas péri, nul doute ne subsisterait à cet égard, car le nom de la princesse s’y pourrait lire accompagné de l’épithète épouse ou fille royale ; mais, la mutilation du monument nous réduisant aux conjectures, on peut dire que l’extrême jeunesse de la figure convient mieux à une fille qu’à une femme du conquérant. Le front d’une reine porterait probablement le basilic, signe caractéristique de la royauté ; or, ce signe n’est pas ici. Nous contemplons donc probablement les traits d’une des treize filles de Sésostris dont je verrai bientôt les images sculptées sur les parois du Memnonium à Thèbes, et du temple d’Essebouâh en Nubie, dont l’une, la princesse Batianté, m’attend ; figure colossale au seuil de la grande salle de Karnac.

La statue de Marseille n’est point sans valeur sous le rapport de l’art. Les bras en particulier sont traités avec un sentiment remarquable, mais le mérite principal de cette sculpture est de porter écrit un nom qui est une date et une désignation d’origine. Les statues-portraits de grandeur naturelle, et surtout les statues de femmes, ne sont pas nombreuses dans les musées égyptiens. Il est déplorable que celle-ci soit reléguée dans un passage, et rencoignée de telle sorte qu’on ne puisse sans beaucoup d’efforts lire l’inscription hiéroglyphique à laquelle elle doit son principal intérêt. M. Reynard, député de Marseille, si zélé pour tout ce qui concerne l’embellissement de cette ville, et qui sous la restauration fut avec le savant et spirituel docteur Cauvières le fondateur de cet athénée où je m’honore d’avoir débuté dans la carrière de l’enseignement, M. Reynard ne saurait être indifférent au sort de la statue égyptienne de Marseille ; il m’a promis de la faire placer au milieu d’une salle, de manière qu’on puisse tourner autour et lire le nom de Sésostris[3]. Je ne serai content que quand je verrai tout-à-fait revenue à la lumière cette princesse égyptienne qu’un heureux hasard m’a fait découvrir. Puisse cette première rencontre avec l’Égypte sur le sol de France porter bonheur à mes explorations futures dans le pays des Pharaons !


12 décembre, en vue de la côte d’Égypte.

On ne peut plus dire comme au temps d’Homère : Le voyage d’Égypte est long et difficile. Rien de plus aisé, au contraire, que de s’embarquer à Marseille sur les bateaux à vapeur qui partent chaque mois. En sept jours, peut-être en six, on sera comme je le suis à cette heure en vue de la côte d’Égypte[4]. Si j’en ai mis douze à venir de Marseille, c’est que j’ai employé une semaine à revoir les antiquités égyptiennes de Rome et à visiter celles de Naples.

Arriverons-nous aujourd’hui à Alexandrie ? Le cœur me bat à cette question que j’entends poser et discuter auprès de moi. Il faut être à l’entrée des passes avant la nuit pour que le pilote arabe puisse sortir du port et venir nous chercher. La nuit approche ; on est dans l’incertitude ; tous les regards sont fixés vers le point de la côte où de moment en moment on s’attend à voir surgir Alexandrie. A l’ouest, quelques bandes jaunes s’étendent horizontalement au-dessus de la mer grise comme les nuages ; mais une déchirure laisse voir un lambeau de ciel parfaitement vert tel que Bernardin de Saint-Pierre dit l’avoir remarqué sous les tropiques. L’Orient perce le voile. Des poissons volans nous offrent aussi un spectacle nouveau qui commence à dépayser nos regards ; leur vol est un vol véritable, leurs nageoires brunes se meuvent d’un battement continu comme des ailes ; on dirait des moineaux quand ils rasent la terre avant de s’abattre. Le temps est doux, l’air léger et suave. Une longue rive blanche, à peine visible au-dessus des flots, c’est tout ce qu’on aperçoit de cette terre d’Égypte dont nous sommes si proches. On dirait au bout des lagunes de Venise la ligne faiblement ondulée du Lido.

Il est permis de se souvenir de Venise en saluant Alexandrie. Alexandrie fut au moyen-âge le principal marché où Venise s’approvisionnait des denrées orientales qu’elle revendait à l’Europe. Le fondateur du siège épiscopal d’Alexandrie devait être le protecteur et le parrain de la république de Saint-Marc. Une tradition qu’il est impossible de défendre fait siéger saint Marc à Aquilée avant Alexandrie. Au XIVe siècle (1329), les Vénitiens s’emparèrent de l’évangéliste qui devait leur être un patron si glorieux. Pour dérober le corps du saint, ils usèrent d’une étrange ruse : ils le couvrirent de jambons, le protégeant ainsi contre les recherches des musulmans de toute l’horreur qu’inspire à ceux-ci une chair pour eux immonde ; bon tour de marchands accoutumés à frauder la douane. Les îles s’ouvraient devant les reliques de celui qui avait fait parler la lune pour refuser un culte idolâtre et proclamer le vrai Dieu. Ces reliques semblaient transporter l’héritage d’Alexandrie dans cette Venise destinée à être dans les temps modernes le lien de l’Orient et de l’Occident, comme la cité d’Alexandre le fut pour l’ancien monde.

Mais les approches d’Alexandrie éveillent de plus vieux souvenirs. L’île de Pharos, autrefois séparée de la terre et qui lui est maintenant unie, l’île de Pharos est déjà dans Homère. L’Égypte apparaît à l’horizon de la tradition grecque comme elle m’apparaît en ce moment à l’horizon de la Méditerranée, brillant théâtre de cette tradition brillante, c’est-à-dire comme une terre entrevue à peine à travers les flots et la nuit.

On s’est laissé embarrasser fort mal à propos par un vers d’Homère qui place cette île de Pharos à une journée de l’Égypte. On a supposé un immense accroissement du Delta entre le temps d’Homère et celui d’Alexandre ; mais, comme j’aurai occasion de l’établir d’après les meilleures autorités, ce grand accroissement n’est qu’une chimère. Après avoir voulu faire violence à la nature, on a voulu faire violence à la langue en supposant que le mot Égypte désignait ici le Nil, et qu’il s’agissait de la distance de l’île, non au rivage le plus proche, mais à l’embouchure du fleuve. Le Nil en effet s’appelle Aiguptos dans Homère, le mot Neilos ne paraît que dans Hésiode ; mais, M. Letronne ayant fait voir que toutes les fois que les anciens se servent de l’expression Aiguptos pour désigner le Nil et non le pays d’Égypte, ils y ajoutent le mot fleuve, il a été prouvé que c’était bien de la terre d’Égypte et nullement de L’embouchure du Nil que l’île de Pharos était éloignée d’une journée d’après Homère. Ceux qui voulaient à tout prix faire accorder la nature et le poète, qu’on est en effet assez accoutumé à voir d’intelligence avec elle, ne se sont pas tenus pour battus, et l’on a prêté à Homère l’idée beaucoup trop ingénieuse d’avoir voulu peindre, non ce qui était de son temps, mais ce qu’il supposait avoir existé plus anciennement, pour accommoder sa description à l’âge des événemens racontés dans son poème. Rien, il faut le reconnaître, n’est moins dans le génie de l’épopée primitive qu’un pareil calcul. Le chanteur ou les chanteurs à qui nous devons l’Odyssée ne faisaient ni de la couleur historique, ni de la couleur locale, et ne s’inquiétaient pas plus d’un anachronisme que les peintres du XVe siècle. Virgile, poète d’une époque savante, le siècle d’Auguste, disciple d’une école savante, l’école alexandrine, Virgile ne se fait point scrupule de mettre dans la bouche d’Énée une description de la ville d’Agrigente étalant ses immenses murailles, telle que lui-même l’avait contemplée sans doute quand il faisait son voyage de Grèce, mais comme Énée eût eu quelque peine à la peindre plusieurs siècles avant qu’elle fût fondée. Il y avait une explication plus simple et plus vraie à donner de l’inexactitude d’Homère : c’était de n’en point donner du tout. Homère, peintre si fidèle des lieux qu’il connaissait, s’est trompé sur la situation de l’île de Pharos, parce qu’il ne connaissait point l’Égypte. Il a placé cette île à une journée du rivage qu’elle touche, comme Shakespeare a mis un port de mer en Bohême, et comme le chroniqueur Glaber a fait rouler des glaçons par le Nil ; mais il y a des savans qui ne consentiront jamais à dire d’un auteur favori ce qu’ils ne permettent à personne de dire d’eux-mêmes : Il s’est trompé.

L’Égypte est pour Homère un pays merveilleux et inconnu, comme l’Inde le fut pour les Grecs et pour le moyen-âge. Le passage de l’Iliade sur Thèbes au cent portes, par chacune desquelles sortaient deux cents chars, paraît interpolé. L’Égypte de l’Odyssée n’est pas moins fantastique. Elle est placée au-delà d’une mer que les oiseaux ne peuvent franchir en une année. Les migrations des oiseaux qu’on ne voyait revenir qu’au bout d’un an ont peut-être donné lieu à cette fable par une exagération qui aurait confondu le terme de leur passage avec l’époque de leur retour. Du reste, si l’on admettait cette distance comme on a fait pour celle de l’île de Pharos, il faudrait reculer l’Égypte jusqu’à la Nouvelle-Hollande.

Quelques traits de la peinture homérique ne manquent pas d’une certaine vérité. La tradition est rarement tout-à-fait mensongère, comme elle n’est jamais tout-à-fait véridique. Il y avait aussi dans les merveilles de l’Inde ancienne et moderne quelques détails vrais au milieu de mille fables. Dans le récit d’Ulysse[5], les Égyptiens figurent comme un peuple civilisé, humain, riche, avancé dans les arts, et les Grecs comme des pirates venus pour tenter un coup de main sur les bords du Nil. Au moment où ils vont être exterminés par les habitans comme ils le méritent, ils doivent leur salut à la générosité du roi, et conservent leur liberté au milieu du peuple qu’ils ont voulu piller. Déjà se montre ici une notion confuse de l’antériorité de la civilisation égyptienne et de cette justice tant vantée depuis.

La terre d’Égypte était donc pour les Grecs du temps d’Homère une terre de merveilles ; mais, avant de la bien connaître, ils s’étaient empressés, suivant l’usage, de la rattacher à leurs traditions poétiques : ils conduisirent Hélène sur les bords que devait enchanter Cléopâtre. Hélène en rapporta ce précieux népenthès qui, « mêlé au vin de la coupe, endormait la colère et la douleur, et ne permettait pas pour tout un jour de verser des larmes, même à ceux qui auraient perdu un père ou une mère, ou qui auraient vu un frère ou un fils chéri égorgé sous leurs yeux. » Il me semble impossible de ne pas reconnaître dans le népenthès d’Hélène le hachich si usité au bord du Nil, et dont on commence à parler en Occident. Le hachich, auquel un poète arabe disait, sans se douter qu’il répétait Homère : « Repousse loin de moi tous les chagrins et les maux les plus amers[6], » le hachich ne se mêle point au vin, mais on le prend en buvant, et son effet paraît être de délivrer l’ame de toute impression pénible, et d’exciter en elle un sentiment de joie sans motif et sans bornes[7].

On sait que le Vieux de la Montagne se servait du hachich pour plonger dans une ivresse délicieuse ceux qu’il voulait armer contre ses ennemis, et que de là est venu le mot français assassin. « L’effet du hachich, dit M. de Sacy, était de leur procurer un état extatique, une douce et profonde rêverie, pendant laquelle ils jouissaient ou s’imaginaient jouir de toutes les voluptés qui embellissent le paradis de Mahomet. » Les jardins enchantés où le Vieux de la Montagne faisait porter les jeunes gens étaient, pense M. de Sacy, « un fantôme produit par l’imagination de ces jeunes gens enivrés par le hachich, et qu’on avait long-temps bercés de l’image de ce bonheur[8]. » On peut croire que la première idée des jardins d’Armide a été empruntée à la description de ces jardins fantastiques, embellis encore par les récits de la croisade ; le philtre d’Hélène aurait produit les enchantemens d’Armide.

La douceur des fruits de l’Égypte est peut-être entrée pour quelque chose dans ce que Homère a dit des propriétés merveilleuses du lotos, qui faisait oublier à ceux qui s’en nourrissaient le charme de la patrie. On place le pays des lotophages un peu à l’ouest de la côte d’Égypte, et on reconnaît l’arbre merveilleux dans le jujubier ; mais il ne faut pas oublier que la plante sacrée des Égyptiens s’appelait aussi lotos, qu’avec la racine de cette plante, qui est le nénuphar, on peut préparer une sorte de pain. Sans doute l’on confondait, dans l’idée qu’on se faisait du lotos, et le nénuphar d’Égypte et quelque autre plante dont le fruit devait être très sucré. Bien que la plupart des botanistes anciens et modernes s’accordent à retrouver ce fruit délicieux dans la baie du jujubier, je crois qu’à l’idée qu’on se formait du lotos se mêlait une notion vague de plusieurs autres fruits encore plus doux, peut-être les dattes, peut-être les bananes, dont les chrétiens d’Égypte[9] au moyen-âge, exprimant aussi par une fable l’incomparable douceur, disaient que c’était le fruit pour lequel Adam avait renoncé au paradis.

La tradition homérique a placé aussi sur ces bords le mythe de Protée ; la patrie véritable de ce personnage obscur est l’Égypte ; c’est celle que connaît Homère[10]. Cet être singulier me semble avoir été pour les Grecs une personnification merveilleuse de l’antique sagesse de l’Égypte. Dans cette supposition, son nom Proteus (le premier) exprimerait l’idée, de bonne heure accréditée, que l’Égyptien était le plus ancien comme le plus éclairé des peuples. Les mille formes qu’il prenait tour à tour feraient allusion aux métamorphoses symboliques de la divinité qui se montrait en Égypte sous des figures variées et monstrueuses.

Le mythe de Protée, personnage antique, difforme et savant, ne rendant ses oracles que vaincu dans une lutte laborieuse après avoir étonné par des apparences bizarres, ce mythe me paraît avoir été chez les Grecs comme le premier écho de la renommée que dès-lors répandait au loin la sagesse égyptienne enveloppée de symboles étranges. Je dirai bientôt ce que je pense de cette sagesse tant vantée ; mais, quelle qu’elle fût, elle a gardé son secret jusqu’à nous. Aujourd’hui seulement nous pouvons espérer d’entendre sa voix, aujourd’hui qu’elle a commencé à rendre ses oracles, aujourd’hui que, par de si puissans et de si persévérans efforts, Champollion a enchaîné Protée.

Un phare moderne s’élève sur le rocher de Pharos, qui a donné son nom à tous les phares. Un tel édifice ne pouvait dater que de l’époque grecque. L’Égypte, ennemie des étrangers, se plaisait à les voir repoussés par les bas-fonds et les écueils de ses rivages, et n’eût rien fait pour leur en faciliter l’accès ; mais, dès que les Grecs ont posé le pied sur le rivage d’Égypte, elle éleva dans les airs cette lumière, symbole de l’éclat qu’Alexandrie allait répandre sur le monde. Le phare fut construit par ordre du second des Ptolémées, l’ami des lettres et des arts. On sait que l’architecte Sostrate s’était assuré, par une supercherie ingénieuse et légitime, l’immortalité qu’il méritait ; on sait comment il avait tracé sur l’enduit fragile du monument l’inscription officielle en l’honneur du roi, et sur la pierre durable une inscription en son propre honneur ; inscription qui, dès le temps de Strabon, était seule visible, et qui, ainsi que l’a très bien montré M. Letronne, n’aurait pu être telle que l’ont vue Strabon et Lucien, si elle n’avait pas eu l’origine qu’ils lui ont donnée. Déjà au IVe siècle la légende, qui commençait à se former autour du nom de Cléopâtre, attribuait à cette reine la fondation d’un monument plus utile que les magnificences insensées dans lesquelles elle épuisait ses trésors pour amuser Antoine, d’un monument sans lequel la grande richesse et par suite la grande importance d’Alexandrie n’eussent pas été possibles.

Les dimensions du phare ont été exagérées par les anciens et surtout par les Arabes. On lui a donné une base et une hauteur qui surpasserait celle de la grande pyramide. M. Letronne a fait bonne justice de ces exagérations, et a ramené la hauteur du phare d’Alexandrie à peu près à celle de la tour de Cordouan[11]. Pourtant ce qui reste certain, d’après toutes les descriptions et tous les récits, c’est qu’il ne faut pas se représenter le phare d’Alexandrie comme une tour ordinaire, mais comme un édifice de forme pyramidale à plusieurs étages rentrans dont chacun était entouré par une galerie extérieure, tel que la pyramide de Meidoun et les pyramides mexicaines, tel que le phare romain de Boulogne qui existait il y a cent cinquante ans[12]. Le phare d’Alexandrie s’élevait, dit Hérodien, comme un catafalque. Tout devait avoir un aspect funèbre dans ce pays des grands monumens de la mort ; mais il ne contenait pas les trois cents appartemens où l’on s’égarait, dont parlent les auteurs arabes, et qui me semblent être nés d’une confusion avec ce que l’on racontait du labyrinthe de Moeris. Au reste, les auteurs orientaux font mille récits merveilleux du phare comme des pyramides. Ils racontent, par exemple, pour donner une idée de sa hauteur, qu’un certain vizir fit monter à son sommet un homme auquel il ordonna de laisser tomber une pierre quand il verrait disparaître le soleil, et que la pierre tomba à l’heure de la seconde prière de nuit.

Ces fables suffiraient à prouver que ce curieux monument a survécu à la conquête musulmane. De plus, les musulmans énumèrent les tremblemens de terre qui ont ébranlé et entamé sa masse de siècle en siècle jusqu’en 1303. Au XIIe siècle, Edrisi et Abdallatif parlent du phare comme existant de leur temps. Il en est de même d’Abulféda, qui visita plusieurs fois l’Eypte au commencement du XIVe siècle. On est donc certain que cette merveille de l’antiquité était encore debout à cette époque. D’après une tradition arabe qui peut avoir plus d’importance que celle que je rappelais tout à l’heure, il aurait existé au sommet du phare d’Alexandrie un miroir construit par un ouvrier chinois, au moyen duquel on découvrait au loin tous les vaisseaux. Ce miroir, ouvrage merveilleux d’Aristote et talisman de la ville d’Alexandrie, dans lequel on voyait le ciel, la terre et toute la nature, pourrait bien n’être pas plus réel que le miroir des Pharaons, au moyen duquel ils apercevaient tout ce qui se passait dans leur empire, et que plusieurs autres miroirs magiques dont il est question au moyen-âge ; car, comme dit agréablement le père Montfaucon, c’est assez le génie des Orientaux d’inventer des choses si déraisonnablement fabuleuses. Cependant un savant distingué et point crédule, M. Libri[13], a considéré comme admissible que le miroir fût un télescope placé sur le phare d’Alexandrie. Il ne faut pas oublier que divers passages tirés des auteurs anciens et des écrivains du moyen-âge donnent lieu de penser que le grossissement des objets au moyen de certains miroirs était connu avant la découverte de Galilée[14]. Or, il paraît certain à M. Libri qu’un instrument analogue à un télescope existait à Raguse plusieurs siècles avant Newton, et Burratini, architecte italien qui a visité Alexandrie au XVIIe siècle, regarde cet instrument conservé à Raguse comme celui qui était à Alexandrie du temps des Ptolémées. La supposition de Burratini est hardie, ce me semble, et sa justesse n’est rien moins que démontrée. Dans tous les cas, si l’on admettait l’existence d’un télescope sur le phare d’Alexandrie, ce ne pourrait être, comme le dit M. Libri, qu’à l’époque arabe et non au temps des Ptolémées, car, si un tel instrument eût existé dès-lors, les auteurs anciens l’eussent mentionné parmi les merveilles tant célébrées d’Alexandrie.

Aujourd’hui la première chose qu’on aperçoit de la mer, c’est la grande colonne appelée si improprement colonne de Pompée. Elle paraît comme une voile, disent les portulans ; puis, en approchant, on voit se dresser les mâts de vaisseaux qui semblent fichés dans le sable et font ressembler la ville d’Alexandrie, suivant la judicieuse comparaison du docteur Robillard, à un paquet d’aiguilles plantées sur une pelote jaune. Des moulins à vent couvrent les hauteurs voisines de la ville ; les Français ont construit les deux premiers, les autres sont l’œuvre du pacha ; les Français n’ont fait que rapporter à l’Orient ce qu’ils en avaient reçu au temps des croisades, et rendre à l’Égypte une invention de l’Égypte. La côte est trop plate pour que la ville puisse se présenter avec avantage. Venise seule, bien que bâtie au ras des flots, est d’un effet admirable ; elle le doit à ses clochers et à ses dômes. Alexandrie ne nous frappe point par son aspect, elle ne nous attire que par son nom, ses souvenirs, et par l’espoir d’une nuit sans roulis et sans mal de mer.

Mais entrerons-nous ce soir dans la rade ? Déjà sous cette latitude le jour baisse rapidement. Une petite barque s’avance vers nous, elle apporte le pilote arabe… non, elle s’éloigne, on s’était trompé. Notre capitaine, M. de Brun, dont la hardiesse est connue, parle de s’aventurer sans pilote dans les passes, témérité que le pacha naguère a punie de mort sur un officier égyptien. Cependant un autre bateau se dirige vers nous, cette fois c’est le pilote qui approche. Dieu veuille qu’il soit de la race de ces pilotes égyptiens que Philon disait habiles à conduire les vaisseaux, comme les cochers du cirque à guider les chars ! Le musulman prend place sur une des roues à côté du capitaine. Le grand turban blanc, les amples vêtemens du premier, forment avec la casquette bleue et l’uniforme étriqué du second un contraste qui n’est pas à l’avantage de l’Europe. Nous admirons la belle et sérieuse figure de l’Arabe, qui promène sur la mer un regard attentif comme sur un livre connu, mais difficile ; on avance prudemment, car la nuit est venue. Tour à tour on fait marcher la machine et on ralentit son mouvement ; enfin le bâtiment s’arrête, nous sommes dans la rade d’Alexandrie.

Ce port où nous entrons est celui que les Grecs appelaient du bon retour, parce que, tourné vers l’ouest, les vents les plus ordinaires et le grand courant qui vient de Gibraltar y poussent naturellement les vaisseaux. Autrefois réservé aux musulmans, Méhémet-Ali l’a ouvert aux chrétiens, qui jusque-là devaient se contenter du port de l’est, moins profond et moins sûr. Nous ne prendrons terre que demain ; mais quelques passagers impatiens veulent dès ce soir aller avec les officiers faire une visite au consulat. Empressé de poser le pied sur la terre d’Égypte, je les suis. Notre petite embarcation circule à travers les vaisseaux de la flotte, qui dessinent leurs masses noires sur le ciel étoilé. Aucun bruit, aucune lumière ne nous révèle l’approche de la ville endormie ; nous nous dirigeons en tâtonnant, pour ainsi dire, vers cette cité célèbre, qui semble se cacher ; nous abordons furtivement dans ce port qu’animait le commerce du monde ; je saute à terre, je suis en Égypte. A terre, le même silence m’attendait. La nuit, les villes d’Orient sont muettes et ténébreuses ; point de bruit dans les rues, aucune voix qui sorte des maisons, aucune lumière aux fenêtres ; les boutiques sont fermées, les bazars déserts. A dix heures, Alexandrie me semblait presque inhabitée ; seulement quelques groupes accroupis fumaient silencieusement, quelques figures noires enveloppées du burnous blanc glissaient dans les ténèbres. Ce calme rend plus sensible encore le contraste du présent et du passé. Quelle différence entre cette ville sans bruit, sans voix, et cette Alexandrie dont les festins de Cléopâtre animaient les nuits bruyantes, où deux mille ans plus tôt j’aurais pu, à pareille heure, rencontrer la folle reine, comme dit Amyot, battant le pavé avec Antoine ! Ici ce n’était pas encore la gravité de l’Égypte, c’était une population mêlée de Grecs, de Juifs, de Romains, d’indigènes, une population de matelots et de soldats, de prêtres et de sophistes. Jéhovah, Jupiter, Sérapis, tous les cultes, toutes les langues, tous les costumes, toutes les idées, toutes les erreurs, toutes les sagesses, tous les délires de l’ancien monde, se heurtaient et s’agitaient comme en tumulte dans cette ville qui à cette heure semble morte, qui en effet l’était naguère, mais qui commence à revivre. Demain, je verrai Alexandrie, je l’entendrai ; ce soir, je ne connais encore que son sommeil et son silence.

Mais, si du présent on remonte au passé, comme tout ce silence va s’animer ! comme toute cette solitude va se remplir ! Je ne pense pas qu’il y ait dans le monde une seule ville, Rome comprise, qui recueille et concentre des souvenirs si nombreux et si divers. Je me bornerai à citer trois noms, les trois plus grands peut-être de l’histoire, et qui ne se sont jamais rencontrés qu’ici : qu’on me montre une autre ville fondée par Alexandre, défendue par César et prise par Napoléon.


Alexandrie, 10 décembre.

Le silence d’hier soir a complètement disparu, la plage est couverte d’une foule bruyante ; les âniers se disputent les nouveaux débarqués avec des gestes frénétiques et des cris étourdissans au milieu desquels on distingue quelques mots de français ; les douaniers, les porteurs, s’empressent ; la gravité orientale n’est représentée que par les chameaux qui attendent les bagages des voyageurs, et qui, au-dessus de la multitude agitée, élèvent leur long col et leur figure ennuyée. Quand on commence à se remettre du premier désordre de l’arrivée, quand on a séduit avec quelques piastres les douaniers du pacha, quand les bagages sont bien attachés sur les chameaux, quand on a pu choisir un âne au milieu du troupeau serré que les âniers précipitent sur le voyageur assourdi par leurs clameurs et menacé par leur empressement, on commence à regarder autour de soi et à observer la ville dans laquelle on vient d’entrer.

La partie qu’on traverse pour gagner la grande place, où sont les auberges et les consulats, a peu de physionomie ; c’est un quartier presque entièrement neuf. Des rues assez droites et assez larges sont bordées de maisons blanches. Dans toute cette partie de la ville, rien ne rappelle l’antiquité, sauf quelques tronçons de granit incrustés dans les murs des maisons. En parcourant ces rues modernes, on a bien besoin de se dire que la propreté, l’air et l’espace assainissent les villes, pour ne pas regretter les rues tortueuses et les vieilles maisons arabes que des constructions sans caractère ont remplacées ; mais il faut reconnaître qu’on ne peut sacrifier la santé des hommes au plaisir des touristes : la couleur locale est bonne jusqu’à la peste exclusivement.

La place des consulats est vaste et régulière, mais on aurait dû donner plus de style aux bâtimens qui l’entourent, et surtout ne pas planter au milieu un diminutif d’obélisque en albâtre. Il ne faudrait pas refaire dans une ville d’Égypte les antiquités égyptiennes en joujou. Allons bien vite voir de vrais obélisques de granit.

Des deux obélisques qu’Abdallatif vit debout au XIIe siècle, un seul s’élève encore sur sa base de travail grec, l’autre est gisant sur le sol. Ce dernier a été donné par le pacha aux Anglais, qui, vu le mauvais état des hiéroglyphes, ont dédaigné de l’emporter. C’est là toute l’origine d’une erreur que la rivalité nationale a fait naître, et qui est chère aux badauds de Paris. Le jour où on a érigé notre obélisque de la place Louis XV, j’ai entendu vingt voix répéter dans la foule : Ah ! les Anglais vont être bien vexés, eux qui ont brisé leur obélisque. Le plus léger prétexte suffit pour donner du retentissement au bruit le plus absurde, surtout quand ce bruit est l’écho d’un sentiment populaire.

Les deux obélisques d’Alexandrie étaient placés devant le temple de César, temple qu’on suppose avoir été élevé par Cléopâtre au père de Césarion[15]. Elle aurait donc plus de droit d’attacher son nom à ses aiguilles qu’à son canal, qu’elle n’a point creusé, ni à ses bains, qui sont des tombeaux. En effet, les obélisques ont été placés là où ils sont quand a été construit le temple, dont ils formaient une dépendance, car, selon l’usage égyptien, les obélisques constamment accouplés s’élevaient un peu en avant des deux montans d’une porte ou des deux jambages d’un pylone[16].

À quoi pouvait tenir cet usage ? Quelle idée symbolique exprimait cette disposition architecturale ? Ici le sens d’un hiéroglyphe nous explique ce que les assertions sans fondement des anciens et les suppositions sans preuve des modernes ne sauraient nous révéler. Pline affirme que par l’obélisque les Égyptiens désignaient un rayon du soleil ; il faut avouer que ce serait là un symbole un peu matériel[17]. Un aveugle de naissance auquel des physiciens s’efforçaient d’expliquer la nature de la lumière au moyen de cônes, s’écria : «  Je comprends ; la lumière doit ressembler à un pain de sucre. » En vérité, la lumière me paraît ressembler à un pain de sucre tout aussi bien qu’un obélisque à un rayon, de soleil[18] ; mais nous n’avons pas besoin des explications de Pline, que nous retrouverons en faute sur les hiéroglyphes. Les modernes ont eu des idées encore plus étranges sur le sens symbolique des obélisques. Bécanus, qui croyait fermement que le flamand était la langue sacrée des Égyptiens, déclare que l’obélisque est un emblème de la vie parfaite, dans laquelle l’ame se dégage de la vie terrestre et se concentre dans l’unité. Que le XIXe siècle ne triomphe pas trop de la bizarrerie du XVIe. En ce moment, un Allemand vient de découvrir que la pyramide triangulaire terminée en pointe, qui forme la partie supérieure des obélisques, résume parfaitement la théorie d’Empédocle sur les élémens dont le principe est l’unité.

Dans l’écriture hiéroglyphique, l’obélisque est un signe qui a un sens déterminé. Il exprime l’idée de stabilité[19]. On s’explique facilement cette valeur écrite de l’obélisque. Dans toutes les langues, une métaphore naturelle attribue l’idée de stabilité à la colonne, au pilier. Ainsi la borne de nos champs, qui fut le dieu Terme, exprime l’idée d’immutabilité. De plus, il faut remarquer que le sommet des obélisques se terminait toujours en forme de pyramide ; c’est ce qu’on appelle le pyramidion. Un obélisque est une pyramide dont la base est très allongée ; or, la pyramide, par sa forme, qui offre plus qu’aucune autre des conditions de solidité, la pyramide était l’expression naturelle de la permanence et de la durée. C’est pour cela sans doute qu’on donna une structure pyramidale aux gigantesques tombes des anciens rois. Ce que l’on voulait exprimer et pour ainsi dire écrire par ces masses de pierre, c’était cette idée : solidité, durée, éternité. Les obélisques étaient aussi comme les pyramides, dont ils rappelaient la forme, le signe de la stabilité, et c’est pour cette raison qu’on les plaçait en avant du seuil des temples, pour figurer les montans de la porte[20] et indiquer qu’ils étaient stables à jamais. Les inscriptions hiéroglyphiques gravées sur les montans eux-mêmes continuent en général une formule placée dans la bouche des dieux, et qui se termine par la promesse de la stabilité à jamais. Ainsi l’étude comparée des hiéroglyphes et des monumens nous montre que l’architecture aussi bien que la peinture était une écriture véritable, une écriture en relief, une écriture colossale. Les deux obélisques plantés devant les temples étaient deux énormes hiéroglyphes, deux lettres ou plutôt deux syllabes de granit, deux mots enfin placés là non-seulement pour être contemplés, mais pour être lus.

Si les obélisques dressés devant le temple de César exprimaient une pensée égyptienne, il en était ainsi du temple lui-même. Le culte d’un homme, les honneurs divins rendus à un souverain, nouveaux encore à Rome, ne l’étaient point en Égypte. Les inscriptions hiéroglyphiques ont fait connaître des prêtres consacrés au culte de Ménès et des anciens rois qui ont élevé les pyramides. Cet usage s’était conservé sous les rois grecs ; nous savons qu’il y avait un prêtre des Plolémées et des prêtresses de Bérénice et d’Arsinoé. On peut donc dire que l’apothéose romaine commença sur la terre d’Égypte, et, transmise des Pharaons et des Ptolémées à César, passa par lui aux empereurs avec son nom.

Les Romains, qui enlevèrent à l’Égypte les obélisques pour décorer la ville éternelle de ce signe de l’éternité dont ils ignoraient le sens, mais dont ils aimaient l’aspect sévère, les Romains employèrent rarement les obélisques en les plaçant, comme les Égyptiens, au nombre de deux devant un monument. Les obélisques isolés et projetant sur le ciel leur sommet quadrangulaire sont pour ainsi dire autre chose que les obélisques égyptiens collés devant les portes des temples. Il est curieux de voir comment l’obélisque a changé d’emploi. Les Romains, qui marquaient tous leurs monumens du sceau de l’utilité, voulurent rendre utile l’ornement symbolique qu’ils empruntaient à l’architecture égyptienne sans le comprendre. Des deux premiers obélisques transportés à Rome sous Auguste, l’un, placé dans le Champ-de-Mars, servit de gnomon[21], l’autre reçut une destination pour laquelle les obélisques semblaient faits en servant de borne (meta) dans le circus maximus, borne gigantesque bien digne de ce cirque immense ; cet exemple fut suivi dans le cirque de Néron au Vatican, dans le cirque même d’Alexandrie, dans l’hippodrome de Constantinople, et donné de nouveau par Constance dans le grand cirque de Rome[22].

Cependant les Romains eux-mêmes placèrent quelquefois par imitation deux obélisques devant un monument, par exemple devant le mausolée d’Auguste ; ils poussèrent même cette imitation jusqu’à ériger devant le temple d’Isis-Sérapis, qu’a remplacé l’église de la Minerve, deux obélisques, bien qu’un peu inégaux et assez différens d’époques, l’un du temps de Sésostris et l’autre du temps d’Apriès. Dans ce cas, les prêtres égyptiens qui desservaient le temple reproduisirent probablement la disposition égyptienne, pour conserver un symbole dont ils avaient le secret ; mais en général les Romains la négligèrent, parce qu’elle ne leur disait rien, et firent de l’obélisque une pure décoration, comme le prouvent ceux qu’on a trouvés isolés, et entre autres celui qui ornait les jardins de Salluste.

Enfin les papes, auxquels il était permis de ne pas être des continuateurs très fidèles des traditions de l’Égypte, mais qui ont si bien compris comment on pouvait ajouter par des monumens à la majesté de Rome une nouvelle majesté, les papes ont tiré un merveilleux parti de ces superbes monolithes pour l’embellissement des places publiques. Il suffit de rappeler celui qui se dresse au Quirinal entre les statues de Castor et de Pollux et celui qui s’élève entre les deux fontaines de Saint-Pierre. Paris est, je crois, avec Rome, la seule ville qui ait orné une de ses places d’un obélisque égyptien[23] ; la France avait droit, ce me semble, à se parer la première d’un pareil trophée, elle qui a conquis l’Égypte moderne par Bonaparte et l’Égypte ancienne par Champollion celle-ci du moins lui restera.

Les obélisques d’Alexandrie étaient déjà des obélisques déplacés, apportés d’ailleurs. Le mouvement de transplantation qui devait faire marcher ces symboles de la stabilité jusqu’à Rome et jusqu’à Paris avait commencé avant l’ère chrétienne. Les obélisques d’Alexandrie venaient de la Haute-Égypte ; leur matière est le granit rouge, qui ne se trouve pas au-dessous de Syène. C’est là qu’ils avaient été taillés sur place, comme l’obélisque que l’on voit encore près d’Assouan (Syène), couché sur le roc dont il n’est pas entièrement détaché. Puis, après avoir, pendant plus de onze siècles, orné Thèbes, Memphis ou Héliopolis[24], une volonté de roi ou un caprice de femme les avait fait descendre jusqu’à Alexandrie où ces monumens, venus des frontières de la Nubie, souffrent d’un climat déjà trop boréal. Le vent humide et salin de la mer détruit le poli de leurs faces, et ronge surtout les côtés qu’il frappe directement.

Les inscriptions hiéroglyphiques, en assez mauvais état, ont été relevées par Champollion. Malgré les caractères effacés ou altérés et les lacunes, on s’assure facilement qu’elles sont jetées dans le même moule que les inscriptions des autres obélisques et en particulier celles de l’obélisque de Paris. Toutes les inscriptions gravées sur les obélisques se ressemblent assez. Le sens général n’en est pas difficile à saisir. Je parle des obélisques du temps des Pharaons : le style de ceux qui ont été élevés sous les Romains est beaucoup plus obscur, parce qu’il est beaucoup plus recherché. On a pensé depuis l’antiquité que les inscriptions des obélisques renfermaient de grands mystères. Si l’on en croyait Pline, les deux obélisques qu’Auguste avait fait transporter à Rome auraient contenu l’explication des phénomènes naturels selon la philosophie égyptienne. Ces obélisques existent encore, l’un est sur la place du Peuple, l’autre sur la place de Monte-Citorio, et on peut affirmer qu’ils ne présentent aucun enseignement philosophique ou scientifique. Les obélisques n’ont offert jusqu’ici rien de pareil ; tous sont couverts de formules assez vagues exprimant la majesté, la puissance du Pharaon qui les a élevés, mentionnant les édifices qu’il a fait construire, les ennemis qu’il a vaincus. La traduction des hiéroglyphes qu’on lit encore aujourd’hui sur l’obélisque de la place du Peuple, et qu’Ammien-Marcellin a donnée d’après Hermapion, offre une idée assez juste de ce genre de dédicace. C’est la seule interprétation raisonnable d’un texte hiéroglyphique que les anciens nous aient transmise. Aussi le père Kircher a eu bien soin de la rejeter pour mettre à la place une métaphysique assez réjouissante de sa façon. On retrouve dans la version d’Hermapion cette accumulation d’épithètes et de formules louangeuses que présentent en effet les inscriptions des obélisques. On comprend, en les lisant, ce qu’étaient les pyramides sur lesquelles l’ami de Virgile, Cornelius Gallus, préfet d’Égypte sous Auguste, avait fait graver ses louanges, et l’on s’explique l’origine de cette locution proverbiale, « il est digne de l’obélisque, » en parlant de ceux qui étaient dignes de louanges. D’autre part, quand Melampus, dans la dédicace d’un traité de médecine, prétendait avoir trouvé les propriétés merveilleuses du pouls consignées sur les obélisques, il y a beaucoup à parier que Melampus parlait en charlatan, et que jamais obélisque n’a enseigné à personne la médecine ou la physiologie ; mais en vertu de cette opinion universellement répandue, que tout était plein de mystères chez les Égyptiens, comme parle saint Clément d’Alexandrie, la croyance aux secrets merveilleux sculptés sur les obélisques s’est conservée jusqu’à nos jours. Presque seul, Zoega, par un bon sens qu’on peut appeler précurseur, a rejeté ces prétendues découvertes de mystères profonds, plus ingénieuses que vraies, dit-il, acutiùs quam veriùs. Dans le grand ouvrage d’Égypte, on trouve aussi quelques heureux pressentimens de la vérité ; puis Saint-Genis retombe sous l’empire des vieux préjugés réchauffés par les folies de Dupuis, et il ne doute pas que les obélisques d’Alexandrie n’aient un objet astronomique et religieux. Au lieu de tout cela, il n’y a sur les obélisques d’Alexandrie, aussi bien que sur ceux de Rome ou de Paris, que des inscriptions dans le genre de celles que l’on trouve gravées sur les monumens grecs et latins, désignant et célébrant celui qui les a élevés. Ici les inscriptions sont moins simples, plus longues, plus dans le goût oriental, voilà toute la différence. Le géographe arabe Edrisi donne gravement une traduction de l’inscription hiéroglyphique des aiguilles de Cléopâtre. Selon Edrisi, l’inscription tracée en caractères syriens parle d’un roi Jamor qui a élevé les principaux édifices d’Alexandrie et fait apporter de loin les obélisques. Cette traduction de fantaisie est moins extravagante que celles de Kircher. Son auteur semble avoir eu du moins une notion confuse du genre de faits que rappelaient les hiéroglyphes des obélisques.

Les deux aiguilles de Cléopâtre présentent les noms des mêmes Pharaons, bien que les inscriptions ne soient pas identiques. Sur la bande du milieu, on lit le nom de Thoutmosis III ; sur les deux bandes latérales, le nom de Rhamsès-le-Grand, dans lequel on s’accorde à reconnaître le Sésostris des Grecs. Il n’est pas rare de voir ainsi les noms de deux Pharaons figurer sur le même obélisque. Un roi élevait le monument et y gravait son nom ; un autre roi venait ensuite graver le sien à côté du premier. C’est toujours dans la bande du milieu qu’est placée l’inscription la plus ancienne. Ici elle se rapporte à Thoutmosis III, dont le règne appartient à la plus florissante époque de l’art égyptien. Jamais les hiéroglyphes ne furent sculptés avec une perfection plus grande. Les altérations que le temps a fait subir aux aiguilles de Cléopâtre ne permettent pas d’apprécier cette perfection aussi bien qu’on peut le faire sur d’autres obélisques du même âge et mieux conservés, par exemple sur le plus grand des obélisques de Rome, celui de Saint-Jean de Latran, qui date aussi de Thoutmosis III. Ceux d’Alexandrie offrent d’assez grands vides qui ne permettent pas de rétablir un sens suivi et complet ; mais il ne peut y avoir de doute sur le sens général.

Je commence par celui qui offre deux côtés intacts. Sans avoir la prétention de rendre raison de chaque signe, on peut affirmer que ce qui domine dans les lignes médianes, qui se rapportent à Thoutmosis, et dans les lignes latérales, qui concernent Sésostris, ce sont des désignations honorifiques, dont la plupart sont reproduites à satiété sur les monumens du même genre, telles que souverain de la Haute et Basse-Égypte, aimé de Tmou, dieu grand, et des autres dieux, semblable au soleil qui se manifeste sur la montagne solaire, etc. Cependant quelques passages mériteraient un examen que je ne puis faire ici ; mais je ne saurais passer sous silence une phrase très importante, parce que cette phrase qui n’a pas été traduite, que je sache, peut éclairer d’un jour nouveau un point encore controversé de l’histoire égyptienne, l’expulsion des peuples pasteurs. On sait que les pasteurs étaient des nomades de l’Asie qui vinrent fondre, environ 2300 ans avant notre ère, sur l’empire égyptien, vieux dès-lors, comme les barbares, près de trente siècles plus tard, fondirent sur l’empire romain. On sait qu’ils furent chassés de la Basse-Égypte après environ 500 ans d’une occupation plus ou moins disputée.

Or, je lis sur l’obélisque d’Alexandrie, après le prénom de Thoutmosis III, illustre pour avoir battu les Hyk. Le nom égyptien des pasteurs était hyk-sos. Serait-il possible que hyk fût ici une abréviation d’hyk-sos ? Cette supposition me paraît emprunter une grande vraisemblance à un passage de l’historien égyptien Manethon, cité par Josèphe, qui nous enseigne le sens du mot hyk-sos. Selon Manethon, hyk, qui voulait dire roi, appartenait à la langue sacrée, et sos, qui signifiait pasteur, à la langue vulgaire. Le premier est ici représenté par la houlette, signe du pouvoir aux mains des Pharaons, et dont la prononciation hyk n’est pas douteuse. Quant au mot sos, on conçoit que, n’appartenant pas à l’idiome sacré, il n’ait pu être écrit sur un monument public, dans une inscription qui ne devait admettre que la langue sacerdotale : le remplacement d’un mot par son initiale est un principe dominant de l’écriture hiéroglyphique ; il est donc difficile de se refuser à voir ici les hyk-sos ou rois pasteurs battus par Thoutmosis III. Si on continue d’admettre encore que les pasteurs furent chassés d’Égypte durant le premier règne de la dynastie dont il est le cinquième roi, il faudra supposer une nouvelle irruption des barbares rentrant en Égypte sous Thoutmosis III, comme on sait qu’ils y rentrèrent après lui à la fin de la dix-huitième dynastie. Ce serait dans tous les cas une guerre nouvelle, une nouvelle invasion des nomades ajoutée aux annales de l’ancienne Égypte ; mais j’aime mieux placer sous Thoutmosis III l’expulsion des pasteurs, que Manethon dit avoir eu lieu sous un Thoutmosis, qui me paraît être celui-ci[25]. S’il en est ainsi, les hiéroglyphes nous auront appris quel fut le roi qui eut la gloire de délivrer le vieil empire et de commencer le nouveau ; de faire ce que n’a fait aucun empereur romain, de repousser pour jamais les envahissemens barbares, et de restaurer cette civilisation plus vivace que la civilisation romaine, puisque cinq siècles de conquêtes n’avaient pu l’étouffer. C’est un assez grand fait dans l’histoire du monde, pour qu’il vaille la peine de savoir le nom de celui qui l’a accompli.

Quant au second obélisque, si les légendes latérales qui se rapportent à Sésostris ne nous apprennent rien de plus sur lui que sur le premier, il n’en est pas de même de la légende médiane, dans laquelle se trouve le nom plus ancien de Thoutmosis III. Elle contient la phrase essentielle de l’inscription, phrase deux fois répétée sur deux côtés du monument :

THOUTMOSIS III (désigné par le prénom qui le distingue) A FAIT ÉLEVER DEUX OBÉLISQUES.


Le sens des six signes qui composent cette courte phrase ne saurait être douteux ; ils se retrouvent sur plusieurs autres obélisques, entre autres sur l’obélisque de Paris. Ils apprennent d’une manière certaine sous quel règne ces monumens ont été élevés. Ceux d’Alexandrie remontent à Thoutmosis III, c’est-à-dire au XVIIe siècle avant notre ère ; celui de Paris et son frère de Luxor sont moins anciens d’environ deux siècles ; ils ne remontent qu’à Sésostris. Cette inscription achève, dans les deux cas, de montrer que les obélisques étaient, en général, élevés par couples, comme l’atteste aussi la place où on les a trouvés à Luxor, à Karnac, ici même, et celle qu’on leur a donnée sur la mosaïque de Palestrine, et à Rome devant le temple d’Isis.

Cette courte phrase peut servir à donner au lecteur une idée de la manière dont s’écrivaient et se lisent les hiéroglyphes. Après les signes qui expriment phonétiquement, c’est-à-dire par le son, le mot S-KA-N-F, qui, d’après les analogies du lexique et de la grammaire cophte, veut dire a fait élever, sont placés deux obélisques debout côte à côte. Ainsi la première partie de la phrase est écrite pour les oreilles, la dernière pour les yeux. J’ai isolé exprès cette phrase, très courte et très simple, pour donner au lecteur le moins exercé une notion claire des procédés de l’écriture hiéroglyphique.

On voit que, grace à six signes dont le sens est incontestable, et au nom de Thoutmosis qui est connu, on sait avec certitude quand et par qui ont été élevés la première fois les obélisques d’Alexandrie ; quelques autres signes apprennent que celui qui les a élevés a été le libérateur de l’Égypte. En voilà assez, ce me semble, pour montrer, par ce premier exemple, de quelle utilité la lecture des inscriptions hiéroglyphiques peut être pour l’intelligence et l’histoire des monumens de l’Égypte.

Après les obélisques, ma première course fut pour la colonne de Pompée. Le lecteur eût été délivré de toute observation et de toute réflexion de ma part sur ce grand monument, si j’eusse eu la ponctualité d’un Anglais qui, sur son âne, avait galopé à mes côtés de l’auberge aux aiguilles de Cléopâtre, et des aiguilles de Cléopâtre à la colonne de Pompée. Nous étions juste à dix pas du but de notre course quand mon homme tire sa montre, tourne bride, et, montrant le dos à la colonne avant de l’avoir vue, me dit avec un flegme que je n’oublierai jamais « Il est dix heures, allons déjeuner. »

La première chose qui frappe en approchant du monument, ce sont des noms propres tracés en caractères gigantesques par des voyageurs qui sont venus graver insolemment la mémoire de leur obscurité sur la colonne des siècles. Rien de plus niais que cette manie renouvelée des Grecs qui flétrit les monumens quand elle ne les dégrade pas. Souvent il a fallu des heures de patience pour tracer dans le granit ces majuscules qui le déshonorent. Comment peut-on se donner tant de peine pour apprendre à l’univers qu’un homme parfaitement inconnu a visité un monument, et que cet homme inconnu l’a mutilé ?

La colonne de Pompée n’a rien à faire avec la mémoire de Pompée. Ici comme partout la tradition a attaché un nom célèbre à un monument épargné par le temps. C’est ainsi qu’à Rome une tour du moyen-âge s’est appelée Tour de Néron, et qu’à Athènes un monument choragique s’est appelé Lanterne de Démosthène. En Égypte, il fallait retrouver Pompée. Cependant qui eût élevé une colonne à Pompée ? Ses meurtriers ou son vainqueur ? L’histoire en parlerait. Elle parle bien des statues qui ornaient son tombeau sur la grève et qu’Adrien y fit replacer. D’ailleurs, Pompée n’est jamais venu à Alexandrie ; ce fut sur un autre point de la côte, près de Peluse, qu’il aborda et fut assassiné par les conseillers d’un roi de douze ans, premier mari de Cléopâtre, qui épousa successivement ses deux frères, et qui était alors en guerre avec son jeune époux, toutes circonstances, par parenthèse, assez différentes de la tragédie de Corneille. Il n’y a donc aucun fondement historique à cette dénomination de colonne de Pompée qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Salt, le premier, a copié l’inscription grecque gravée sur la base de la colonne, et qui contient une dédicace à Dioclétien. M. de Châteaubriand, qui rapportait en France toute la poésie de l’Orient dans son Itinéraire, y trouva une place pour l’inscription d’Alexandrie. Il n’est pas difficile de rendre compte de cette dédicace à Dioclétien ; il était vainqueur, il avait pris Alexandrie d’assaut ; son triomphe fut d’abord cruel, mais le triomphe n’a pas besoin d’être humain pour obtenir des hommages. D’ailleurs, un signe céleste avait obtenu grace pour la ville incendiée en partie. Les bienfaits suivirent de près les rigueurs ; Dioclétien fit distribuer du grain à la population grecque d’Alexandrie ; de plus, nous savons qu’il introduisit dans l’administration de l’Égypte plusieurs dispositions utiles. L’inscription célèbre le très saint empereur Dioclétien, et lui donne un titre qui signifie à la fois possesseur et bon génie d’Alexandrie, ce qui montre qu’elle a été gravée après le siège ; elle est donc un monument à la fois de la soumission et de la reconnaissance des Alexandrins. Mais la dédicace à Dioclétien ne tranche point la question de l’origine et de la destination primitive du monument. La colonne dite de Phocas, à Rome, est certainement plus ancienne que Phocas, à qui elle fut dédiée. Il peut en être de même de la colonne d’Alexandrie. Tous les voyageurs sont unanimes pour reconnaître le fût comme antérieur à la base et au chapiteau. La colonne aurait donc été élevée ou relevée sous Dioclétien, mais son origine remonterait plus haut. Cette origine a quelque importance, car il ne s’agit pas d’une colonne ordinaire, mais d’un monolithe qui surpasse de beaucoup en grandeur tous les monolithes connus, sauf la colonne de Saint-Isaac à Pétersbourg. Pour moi, au pied de ce débris unique et grandiose de l’architecture alexandrine, en attachant sur elle mes regards pleins d’étonnement et de curiosité, je m’écriai, comme Byron au forum romain « Et toi, colonne sans nom, qui es-tu ? »

Je vais tenter de répondre à cette question que je me suis adressée.

D’abord la colonne de Pompée n’est pas de Pompée, ainsi que je l’ai dit. Une dénomination que lui ont donnée les Arabes, la colonne des piliers (sevari, pris pour Severi), l’a fait, sans autre motif que cette confusion, attribuer à Sévère ; une inscription reconnue apocryphe l’a fait attribuer à Alexandre. Ces fausses origines écartées, quelle est la véritable ? Cette origine n’est pas égyptienne ; la forme, les proportions du monument, ne le sont point. Jamais les Égyptiens n’ont élevé de colonne isolée. Cette origine est-elle grecque ou romaine ? Voilà la question. M. Letronne n’hésite pas à la croire romaine, et à voir dans la colonne d’Alexandrie un exemple des colonnes triomphales, inconnues aux Grecs, telles que furent à Rome la colonne Trajane et la colonne Antonine. Il faut croire avoir de bien bonnes raisons pour oser se séparer de M. Letronne sur une question qui touche aux antiquités gréco-romaines de l’Égypte ; mais ici ma conviction ne me permet pas de faire autrement. Pour moi, la colonne d’Alexandrie est grecque ; elle n’a été élevée ni pour Dioclétien ni pour aucun autre empereur. Elle a été élevée sous un des premiers Ptolémées, en même temps que le Sérapeum, dont elle faisait partie.

Le Sérapeum était un édifice très considérable, placé dans l’acropole d’Alexandrie, édifice à la fois sacerdotal et littéraire, égyptien et grec, sur lequel j’aurai bientôt occasion de revenir. Il me semble incontestable que c’est du Sérapeumn que parlait le rhéteur Aphtonius[26], qui visita Alexandrie au IIIe ou IVe siècle, lorsqu’il disait : « Quand on entre dans la citadelle, on trouve un emplacement borné par quatre côtés égaux. Au milieu est une cour environnée de colonnes, et à cette cour succèdent des portiques. Au dedans des portiques, on a construit des cabinets ; les uns, qui servent à renfermer des livres, sont ouverts à ceux qui veulent s’appliquer à l’étude de la philosophie, et offrent à toute la ville un moyen facile d’acquérir la sagesse ; les autres ont été consacrés au culte des anciennes divinités… Au milieu de la cour s’élève une colonne d’une grandeur extraordinaire et qui sert à faire reconnaître cet emplacement, car, quand on arrive, on ne saurait pas où l’on va si cette colonne ne servait comme de signe pour reconnaître les chemins. Elle fait apercevoir la citadelle, tant sur mer que sur terre[27]. »

Cette description d’un témoin oculaire prouve évidemment, ce me semble, que dans l’intérieur du Sérapeum était une cour entourée de portiques ayant la forme d’un cloître, et qu’au milieu de cette cour s’élevait une colonne d’une grandeur extraordinaire dans laquelle, d’après cette indication même, d’après la situation du monument décrit, il est impossible de ne pas reconnaître la grande colonne qui existe encore aujourd’hui. Or, peut-on admettre qu’une colonne élevée en l’honneur de Dioclétien ou de tout autre empereur ait été après coup transportée par-dessus les bâtimens du Sérapeum et placée au milieu de la cour que les bâtimens entouraient de tous côtés ? N’est-il pas plus naturel et, je le dirai, n’est-il pas nécessaire, pour éviter une si grande invraisemblance, d’admettre que la colonne placée au milieu de la cour du Sérapeum a été élevée avec et pour le monument, et a été plus tard dédiée à Dioclétien vainqueur par les habitans de cette demeure ? Si la base est plus moderne que le fût de la colonne, il faudra bien admettre qu’une cause quelconque, peut-être un tremblement de terre semblable à ceux que les auteurs musulmans disent avoir affligé Alexandrie pendant les premiers siècles de l’hégire, aura fait tomber la colonne, et qu’elle aura été relevée sur une autre base au temps de Dioclétien ; mais il est, dans tous les cas, beaucoup plus facile de redresser une colonne gisante dans une cour que de l’amener dans cette cour en la faisant passer par-dessus les toits d’un édifice comme le Sérapeum.

Si le voyage d’Aphtonius en Égypte doit être placé, comme le pensait Fabricius, entre Constantin et Julien, cette époque était assez rapprochée de celle de Dioclétien pour qu’Aphtonius eût pu savoir et raconter à quelle occasion se serait fait le gigantesque transport de la plus grande colonne connue. Et pourquoi admettre ce transport ? La colonne, dit-on, devait porter une statue impériale comme les colonnes triomphales romaines, et ces colonnes ont toujours été inconnues aux Grecs. Est-il bien sûr cependant que la nôtre portait une statue, et une statue d’empereur ? Aphtonius n’en dit rien. Il dit seulement qu’autour des chapiteaux étaient placés les principes des êtres, ce qui donne l’idée d’emblèmes mythologiques, et convient très bien à la colonne centrale du Sérapeum, mais éloigne l’idée d’une statue d’empereur au pied de laquelle on ne voit pas trop ce qu’auraient fait les principes des êtres. On ne peut rien conclure d’une statue impériale en porphyre dont les débris ont été trouvés dans le voisinage. M. Letronne a reconnu tout le premier que ses dimensions n’étaient pas assez grandes pour qu’elle ait jamais pu figurer sur le monument. Cependant M. Wilkinson pense que l’on voit au sommet de la colonne l’indice de la présence d’une statue. Avant d’examiner quelle pouvait être cette statue, je dois dire deux mots d’une supposition faite par M. de Sacy.

Abdallatif dit que la colonne était surmontée d’une coupole (kotba). M. de Sacy incline à y voir un petit observatoire qui, si mon opinion sur la colonne est vraie, eût été l’observatoire du Sérapeum ; mais je croirais difficilement à cet observatoire, placé sur une colonne de près de cent pieds, au sommet de laquelle on n’a pu monter de nos jours qu’à l’aide de la corde qu’on y a engagée par le moyen d’un cerf-volant ; il aurait fallu en tout cas un appareil d’échelles qui, aussi bien que les instrumens, eût frappé Aphtonius. Une explication plus simple est suggérée au voyageur par un spectacle qui s’offre journellement à lui en Égypte. La coupole en question n’était-elle pas un de ces dômes en l’honneur des saints musulmans qu’on voit à chaque pas s’arrondir et blanchir sous les palmiers ? Peut-être la kotba du voyageur arabe était tout simplement le monument d’un santon célèbre. Quoi qu’il en soit, si rejetant, comme je pense qu’on doit le faire, l’hypothèse de l’observatoire mise en avant par M. de Sacy, on persiste à penser que la colonne a dû porter une statue, on peut, avec M. Sharpe, y voir une statue équestre de Dioclétien, ou du moins la statue que nous savons avoir été élevée à son cheval en reconnaissance d’un faux pas qu’il fit en entrant dans la ville, et où l’empereur vit un signe de la volonté des dieux qui lui ordonnait de cesser le pillage. Cette statue peut fort bien avoir été placée au sommet d’une colonne grecque ; mais il reste toujours cette question : dans quel but la colonne grecque a-t-elle été érigée avant la statue impériale ? Ne serait-ce point pour recevoir à son sommet une statue gigantesque de Sérapis, déjà tombée peut-être au temps d’Aphtonius, après Constantin, et qui, à coup sûr, n’a pu survivre à la destruction du Sérapeum par les chrétiens sous Théodose ? Nous savons qu’il y avait une effigie colossale de Sérapis dans le labyrinthe, et de plus que Ptolémée Philadelphe fit placer une statue de ce dieu sur la hauteur de Racotis, c’est-à-dire sur l’éminence où était située l’ancienne ville égyptienne, et où s’élevaient l’acropole de la ville grecque, le Sérapeum qui faisait partie de l’acropole, enfin la colonne qui faisait partie du Sérapeum. D’après une tradition qui s’est conservée chez les Arabes, cette colonne portait une statue gigantesque étendant la main vers la mer et regardant vers Constantinople. Peut-être au fond de cette tradition était le vague souvenir d’une statue de Sérapis.

Ainsi serait motivée l’érection d’une colonne solitaire sans exemple chez les Grecs. Au reste, peut-on conclure de ce qui s’était fait avant et ailleurs à ce qui pouvait se faire à Alexandrie. En présence de l’art égyptien, l’art grec, excité et comme troublé par une émulation dangereuse, tenta de se surpasser en se dépassant. Le phare, qui ressemblait à une pyramide à plusieurs étages, le Panium, qui paraît avoir été un monument bizarre et sans modèle, montrent quelles étaient les tentatives hardies, originales, démesurées, de l’art dans cette Alexandrie, dont un des architectes était ce Dinocrate qui avait offert à Alexandre de sculpter le mont Athos et de lui placer dans la main une coupe qui verserait un fleuve. Pour moi, la colonne d’Alexandrie est le résultat le plus mémorable et le plus heureux de cette lutte entre l’art grec et l’art égyptien, dans laquelle le premier essaya de donner à ses types les dimensions colossales dont l’Égypte offrait le modèle. Les pyramides firent construire le phare, et les obélisques firent élever au milieu du Sérapeum la colonne d’Alexandrie.

Dans cette ville, l’Égypte et la Grèce sont, pour ainsi dire, superposées l’une à l’autre. Si l’obélisque qui est encore debout a une base grecque, en revanche la colonne grecque a une base égyptienne. Il paraît qu’un obélisque renversé lui sert de fondement, et, parmi les débris qui supportent le piédestal, deux caractères presque effacés m’ont permis de reconnaître le prénom de Psamétique II, qu’on voyait plus distinctement au temps de Champollion. Ce nom d’un roi de la dynastie saïtique a fait penser que ces débris venaient de Saïs, la grande ville égyptienne la plus proche en remontant le Nil. On peut croire aussi que, sans les aller chercher jusque-là, on les avait empruntés à quelques monumens de l’ancienne Racotis. Bien que n’ayant jamais été considérable que dans les contes arabes, Racotis a pu devoir quelque importance à sa situation littorale, quand la Grèce commença, sous les Psamétiques, à s’ouvrir aux étrangers. Mais qu’était ce Sérapeum ? Quel était ce singulier édifice où se trouvaient des cabinets pour l’étude et des chapelles dédiées aux anciens dieux de l’Égypte ? Il mérite qu’on s’y arrête un peu.

Et d’abord qu’était ce dieu Sérapis à qui l’édifice était consacré ? Quel était ce grand dieu d’Alexandrie, dont le culte semble avoir remplacé presque entièrement celui des anciennes divinités de l’Égypte, Ammon, Phta, Osiris ? Sur aucun monument égyptien, on n’a vu encore le nom de Sérapis écrit en hiéroglyphes ni sa figure représentée, tandis que les artistes grecs et romains ont reproduit souvent le type sévère d’un Jupiter Sérapis assez semblable à Pluton. Ce dieu si célèbre, et auquel de si vastes édifices furent consacrés à Memphis et à Alexandrie, a dû tenir une place dans le panthéon égyptien, où on ne le rencontre pas ; singulière énigme mythologique, dont l’explication est, je crois, celle que voici :

Sérapis est une abréviation d’Osor-Apis, Osiris-Apis[28]. En effet, Apis, le taureau noir qui emporte les ames, est le même que l’Osiris funèbre auquel elles sont unies après la mort, et qui est l’époux d’Isis, la vache sacrée. Il y avait des lamentations solennelles pour Apis comme pour Osiris[29]. Osiris et Apis étaient deux personnifications de la même idée mythologique, qui formèrent deux divinités distinctes jusqu’au jour où la fusion alexandrine vint réunir ce qui était un dans son principe, mais que le culte avait toujours distingué. De ces deux noms, fondus en un seul, fut composé le nom nouveau du dieu ancien. Sérapis est donc la dernière forme ou plutôt la dernière dénomination d’Osiris. C’est pour cela que, dans le culte, Sérapis, à Rome comme en Égypte, est constamment associé à Isis ; c’est pour cela qu’on trouve cette inscription : A Sérapis soleil, et que sur les médailles Sérapis figure avec les cinq planètes. On sait qu’Osiris était un dieu soleil.

En l’honneur de Sérapis, le dernier né de la religion égyptienne et le dieu favori des sectateurs de cette religion, s’élevait, à Alexandrie comme à Memphis, un singulier édifice, nommé Sérapeum.

Ce qu’on sait du Sérapeum de Memphis jette un jour précieux sur le Sérapeum d’Alexandrie. Les dossiers de différens procès dont les pièces nous ont été conservées sur papyrus, et qu’ont interprétées des hellénistes du premier ordre, MM. Hase et Peyron, nous fournissent de curieux renseignemens sur l’intérieur d’un Sérapeum. On voit qu’il y avait là des reclus et des recluses qui vivaient sous l’autorité d’un prêtre égyptien, supérieur de l’établissement. Ces habitans forcés du Sérapeum étaient voués au culte de diverses divinités, les unes égyptiennes, comme Anubis, les autres syriennes, comme Astarté, on persanes, comme Mithra. Ainsi le cénobitisme chrétien a été devancé en Égypte, où il est né, par les reclus du Sérapeum, comme la vie solitaire des ermites l’a été par les thérapeutes. Ces cloîtres étaient l’asile du vieux fanatisme égyptien et de la vieille haine pour les races étrangères. Nous possédons une requête d’un Macédonien enfermé dans le Sérapeum de Memphis, et qui se plaint d’être en butte aux persécutions du supérieur, à la brutalité de ses agens, parce qu’il est Grec. A Alexandrie, bien que le Sérapeum ait été pareillement le refuge du culte et de l’esprit antiques, il s’est fait une alliance entre cet esprit et l’esprit grec, qui, dans cette ville grecque, pénétrait partout.

La bibliothèque qui succéda à celle qu’avait brûlée César, et qu’on appelait la fille de la première, était dans le Sérapeum. Une partie des livres était probablement placée dans ces cabinets ouverts à toute la ville dont parle Aphtonius. A une époque plus ancienne, si la clôture religieuse exista jamais à Alexandrie comme à Memphis, les livres devaient se trouver dans une portion extérieure de l’édifice ouverte aux profanes, à peu près, j’imagine, comme à Rome la bibliothèque de la Minerve, qui appartient au couvent des dominicains, est accessible au public. Tertullien indique dans la bibliothèque du Sérapeum un exemplaire de la Bible en hébreu, ce qui montre que les Juifs y étaient admis.

Le Sérapeum s’élevait dans l’acropole, sur cette éminence aujourd’hui moins considérable, avec le temps toutes les hauteurs s’affaissent, mais d’où la vue domine encore la ville et la mer. Là devait être aussi la citadelle de l’ancienne Racotis, antérieure à Alexandrie, poste militaire établi par les Pharaons pour garder la côte et pour surveiller les nomades de l’ouest. C’était, du reste, un magnifique édifice que le Sérapeum d’Alexandrie ; on y montait par cent degrés, et Ammien-Marcellin le compare au Capitole. De son sommet, comme du point le plus élevé de la ville, Caracalla contempla le massacre qu’il avait ordonné. C’est autour du Sérapeum, au cœur de la vieille Alexandrie, que se heurtaient surtout dans un conflit opiniâtre les deux religions rivales. C’est sur les degrés qui conduisaient au temple que se tenait intrépidement Origène, mêlé aux prêtres égyptiens, distribuant comme eux des palmes à ceux qui se présentaient, et leur disant : « Recevez-les, non pas au nom des idoles, mais au nom du vrai Dieu. » C’est là que, sous Julien, les païens traînaient les chrétiens, pour immoler ceux qui refusaient de sacrifier à Sérapis ; c’est là que, sous Théodose, les chrétiens se précipitèrent en furieux, brisant les portes, renversant les idoles, et remportant sur les murailles et les chapelles abandonnées cette victoire qu’Eunape, le Plutarque des philosophes alexandrins, célébra avec une ironie si amère, que M. Cousin a si bien rendue « Des hommes qui n’avaient jamais entendu parler de la guerre s’attaquèrent bravement à des pierres, les assiégèrent en règle,… et alors, au lieu des dieux de la pensée, on vit des esclaves et des criminels obtenir un culte… Tels étaient les nouveaux dieux de la terre ! »

Le Sérapeum était le palladium de la religion égyptienne et de la philosophie grecque. A l’époque de sa destruction, il représentait l’alliance que toutes deux avaient fini par former contre l’ennemi commun, la religion chrétienne. Dans cette extase prophétique à laquelle aspiraient les philosophes alexandrins, l’un d’eux, Antoninus, fils de la visionnaire Sosipatra, avait prédit la chute du Sérapeum, comme les prophètes de Jérusalem prédisaient la ruine du Saint des Saints. Un oracle sibyllin disait : O Sérapis, élevé sur ton rocher, tu feras une grande chute dans la trois fois misérable Égypte.

Ces vers se rapportent sans doute d’une manière générale à l’abolition du culte de Sérapis, mais ils peuvent aussi faire allusion à la chute de cette statue que j’ai supposé avoir existé sur la grande colonne et en avoir été précipitée. Quoi qu’il en soit, la multitude, autorisée par un édit de Théodose et poussée par l’évêque Théophile, démolit avec fureur le Sérapeum, ce dernier refuge des superstitions égyptiennes et de l’école du Platon, ce dernier asile ouvert aux deux adversaires du culte nouveau, le paganisme et la philosophie, cette retraite claustrale et littéraire où il y avait des chapelles de Mithra, d’Astarté, d’Anubis, et une bibliothèque grecque. Le Sérapeum était la forteresse du passé. Le passé, retranché dans l’acropole au cœur de la vieille Alexandrie, fut expulsé par le christianisme, qui était l’avenir. Sur les ruines du Sérapeum on éleva une église à saint Jean-Baptiste, mais il ne faut pas croire que rien ne survécut du vaste édifice païen. Au Ve siècle, les magistrats d’Alexandrie s’y réfugièrent pendant une émeute. De ses portiques il restait une forêt de colonnes au temps de Saladin : les Arabes appelaient ces ruines l’école d’Aristote ou la salle de justice de Salomon. Aujourd’hui, pour marquer la place du Sérapeum, de l’acropole, de l’ancienne Racotis, la grande colonne s’élève seule comme le signal d’un vaste naufrage. Mais elle nous a arrêté assez long-temps ; disons adieu aux souvenirs de la ville égyptienne. Il reste à étudier la ville hellénique, la ville du musée, de la bibliothèque, la ville des savans, des philosophes, des littérateurs, des pères et des hérésiarques grecs, l’Alexandrie grecque, la véritable Alexandrie.


J.-J. AMPERE.

  1. J’apprends avec douleur la mort de l’excellent et savant barnabite.
  2. Je dois à la généreuse amitié de M. Villemain d’avoir pu emmener avec moi cet homme distingué, qui est un excellent dessinateur.
  3. Je rappelle de nouveau à M. Reynard cette promesse, qui, me dit-on, n’est pas encore accomplie. — Note de 1846.
  4. On tente en ce moment des expériences dont le but est d’arriver à faire en cinq jours le trajet de Marseille à Alexandrie. — Note de juillet 1846.
  5. Odyssée, liv. XIV, v. 246 et suiv.
  6. Sylv. de Sacy, Chrest. arabe, liv. r, p. 215.
  7. Pietro della Valle avait déjà eu l’idée que le hachich pourrait être le népenthès d’isomère (Journ. des Sav., 1829, 86). Makrisi dit bien que la découverte des propriétés enivrantes du chanvre ne remonte qu’au VIIe siècle de l’hégire ; mais M. de Sacy la croit plus ancienne. Dès le temps d’Hérodote, on employait les grains du chanvre pour se procurer une ivresse semblable à celle de l’opium. (Mongez, Journ. des Sav., 1825, p. 176.)
  8. Mém. de l’Institut, IV, p. 61.
  9. Viaggio di Frescobaldi, p. 85.
  10. Une médaille du nôme de Ménélaïs, et représentant un Harpocrate dont le corps se termine en crocodile, a fourni à M. Lenormant des considérations neuves et ingénieuses sur les rapports et les confusions que les Grecs ont pu faire entre les divinités égyptiennes et les personnages de la tradition hellénique. (Musée des Antiquités égyptiennes, p. 67.)
  11. Environ cent cinquante pieds. Traduction de Strabon, t. V, p. 329 ; note. Saint-Genis donne à la tour de Cordouan plus de cent soixante-quinze pieds.
  12. V. Montfaucon, Mém. de l’Acad. des Inscrip., VI, p. 581.
  13. Histoire des Sciences mathématiques en Italie, t. I, p. 221.
  14. Sénèque connaissait les miroirs grossissans (Quest. nat., l.I, c. 15). Roger Bacon avait conçu la possibilité de discerner de fort loin des objets très menus en raison de la grandeur de l’angle sous lequel ils seraient aperçus. Dans la seconde partie du Roman de la Rose, qui contient une sorte d’encyclopédie des connaissances du temps, il est parlé, d’après le Livre des Regards d’Albacen (vers 18234), de certains miroirs dont la puissance grossit et rapproche merveilleusement. Il faut avouer que, dans une lettre docte et spirituelle (Magasin encyclopédique, mai 1760), M. Boissonade combat plusieurs tentatives faites par divers savans pour prêter à l’antiquité ou au moyen-âge, à Ptolémée ou à Gerbert, un instrument semblable à un télescope.
  15. Strabon, qui visita l’Égypte 24 ans avant J.-C., vit déjà ce temple de César.
  16. Il y a quelques exceptions à cette règle générale. Ainsi l’obélisque élevé par Ptolémée Philadelphe en l’honneur d’Arsinoé était isolé au milieu d’une enceinte.
  17. Polidore Virgile, outrant la pensée de Pline, en vrai commentateur du XVIe siècle, déclare qu’un obélisque a exactement la forme d’un rayon de soleil qui entre par une fenêtre.
  18. Ce rapport de la pyramide et de l’obélisque a frappé Saint-Genis, l’un des auteurs du grand ouvrage d’Égypte. « Le corps du monolithe, dit-il en parlant de l’obélisque, a un air de pyramide quadrangulaire très allongée. » Antiq., t. II, al., 41. « L’obélisque dérive évidemment de la pyramide, a dit M. de Lamennais (Esquisse d’une Philosophie, t. III, p. 180). Norden a été aussi frappé de cette ressemblance entre l’obélisque et la pyramide. Plusieurs auteurs anciens l’ont remarquée.
  19. Il représente men (stable) dans Petemenoph, nom propre.
  20. Je suis porté à croire que les colonnes, le plus souvent terminées en pointe comme des obélisques, selon la parole du scholiaste d’Aristophane, qu’on plaçait devant la porte des maisons, avaient le même sens que les obélisques géminés de l’Égypte, dont elles étaient peut-être une imitation.
  21. Quoi qu’on ait dit, les obélisques n’étaient point en Égypte destinés à cet usage. Si l’on eût voulu déterminer les solstices et les équinoxes par la mesure de leur ombre, comme l’ont pensé Stuart et Bruce, on les eût isolés dans un espace libre et non placés côte à côte au pied d’un mur de temple ou de palais.
  22. A Constantinople, il y avait deux obélisques dans le cirque, comme dans le circus maximus à Rome. Un seul est encore debout sur la place de l’Atmeidan.
  23. Il y en a un dans le jardin Boboli à Florence. Arles avait élevé un obélisque égyptien à la gloire de Louis XIV. Je ne sais ce qu’il est devenu.
  24. On les fait venir d’Héliopolis, mais sans preuve.
  25. Amasis, sous lequel on place ordinairement l’expulsion des pasteurs, paraît bien s’être appelé aussi Thoutmosis ; mais on ne voit pas que son père ait porté le nom de Misphragmuthosis, et c’est un Thoutmosis, fils de Misphragmutosis, qui a chassé les pasteurs. Or, ce dernier nom est celui du père de Thoutmosis III. Seul M. Bunsen attribue à ce Pharaon l’expulsion des pasteurs. Je crois que ce passage de l’inscription de l’obélisque d’Alexandrie lui donne raison sur ce point contre ses savans adversaires.
  26. C’est l’opinion de M. de Sacy. Abdallatif, p. 237.
  27. Aphton. Progymnasmata, c. 12.
  28. Plutarque dit positivement, mais sans l’expliquer, que Sérapis était Osiris-Apis. De Iside, 28.
  29. Papyrus des deux jumelles de Memphis.