Voyage et recherches en Égypte et en Nubie/06

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Voyage et recherches en Égypte et en Nubie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 201-237).
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VOYAGE ET RECHERCHES


EN


EGYPTE ET EN NUBIE




VI.
LE NIL.




1er janvier.

Notre navigation sur le Nil commence avec l’année. Hier, après avoir dîné au vieux Caire chez Soliman-Pacha, fumé quelques narguilés et joué quelques parties de billard, soirée qui tenait à la fois de l’Orient et de l’Occident, comme la destinée du maître de la maison, nous nous sommes installés, M. Durand et moi, dans notre barque, MM. d’ Artigue et Rousset dans la leur. A minuit, les quatre voyageurs se sont souhaité réciproquement la bonne année et se sont couchés dans leurs chambres flottantes en attendant le vent, qui ne s’est levé ce matin qu’avec le soleil.

Jamais jour de l’an ne m’a été aussi agréable ; je pars pour Thèbes, je fais le premier pas vers toutes les merveilles et toutes les conquêtes qui m’attendent. Le soleil se lève radieux ; l’haleine de l’aurore enfle doucement notre voile ; l’île de Rhoda semble se dérober insensiblement ; les têtes vertes des palmiers percent la brume légère du matin. De petites bergeronnettes viennent se poser sur les cordages, sautillent entre les pieds des matelots, voltigent de la barque de nos amis à la nôtre, et de notre barque à la leur. Tout est impression suave, perspective souriante, heureux présage, et je n’ai point de visite à faire.

Aujourd’hui 1er janvier, les Coptes célèbrent leur carnaval en se jetant à la tête des œufs et de l’eau sale. Autrefois on promenait un homme sur un âne. Les divertissemens des saturnales avaient également lieu vers le solstice d’hiver au renouvellement de l’année solaire. C’est à la même époque de l’année que les peuples scandinaves célébraient par des déguisemens bizarres et des joies bruyantes, dans une fête qui porte encore le nom païen d’lul, le retour de la période ascendante du soleil. Le carnaval des peuples chrétiens est un héritage du paganisme romain et du paganisme germanique. Quand le commencement de l’année fut fixé au mois de mars, les réjouissances qui accompagnaient le solstice furent reportées aussi près de l’équinoxe que le permettait la période mobile du carême ; c’est pour cette raison que nos jours gras la précèdent. Chez les chrétiens d’Égypte, les folles réjouissances qui correspondent à notre carnaval ne se sont point déplacées, elles sont restées attachées au solstice d’hiver ; le jour de l’an est leur mardi gras.

Nous voilà sur le Nil, et, comme le cheyck tunisien Mohamed, fils d’Omar, dont M. Perron a traduit le curieux voyage au Darfour, «  une fois que nous fûmes sur le navire embarqués pour le grand voyage, nous dîmes : — Dieu de miséricorde et de clémence, conduis sa marche et le mène à bon port. » Ce cheyck, en quittant le vieux Caire, est un peu attristé de se sentir au milieu des fils d’une race étrangère, des enfans de Cham, dont il n’entend pas bien le langage ; mais il se réconforte d’abord par ces paroles du livre sacré : «  Voyage, il t’arrivera nouveau bonheur, » puis par ce proverbe oriental : «  Si la perle n’était pas retirée de sa coquille, on ne l’attacherait pas aux couronnes ; si la lune ne marchait pas, elle ne s’arrondirait jamais. » Sous la garantie du Coran et de la sagesse populaire de l’Orient, nous partons pleins de confiance comme le cheyck Mohamed, et nous pouvons dire encore comme lui «  Dès que nous eûmes démarré, un vent favorable nous accompagna tout le jour ; notre cange se balançait à merveille, et elle allongeait fièrement sa course. »

Dans cette journée, nous avons eu comme un avant-goût des diverses impressions qui nous attendent. Déjà nous avons contemplé le Nil sous deux aspects opposés. Au départ, le fleuve tranquille ressemblait à un lac sinueux, puis il s’est soulevé comme une mer ; l’écume blanchissait une houle jaunâtre ; nos longues voiles penchaient sous l’effort du vent. La barque glissait sur son flanc incliné ; parfois l’eau venait raser le bord. Alors un matelot accroupi sur le pont lâchait un nœud de la corde qui retient la voile, et l’équilibre était rétabli. Il faut veiller à ce que ce matelot ne s’endorme pas et à ce qu’il n’attache pas la corde à quelque point fixe, mais la tienne toujours à la main pour céder à propos. Il y va de la sûreté des voyageurs.

Le premier jour d’un voyage sur le Nil est comme le premier jour qu’on passe dans un nouvel appartement. On s’établit, on s’arrange pour l’habitation. Notre barque est bien digne de s’appeler un appartement. M. Durand et moi nous avons chacun notre chambre. Je puis faire cinq pas dans la mienne ; elle est percée de onze fenêtres avec vitres et jalousies en bon état. J’y ai mon lit, ma table, ma bibliothèque. Nous avons encore deux cabinets et une troisième chambre qui pourrait servir de chambre d’ami. Devant la porte, on dîne sous une tente qui sert de salle à manger, et la cuisine est au pied du grand mât. Il y a dix hommes d’équipage, y compris le reis ou patron de la barque. Ces dix hommes, notre drogman Soliman, qui est le meilleur drogman de l’Égypte, notre cuisinier, qui n’est point un mauvais cuisinier, le loyer de la barque et les dépenses quotidiennes pour la nourriture, sauf les provisions de riz, café, tabac, légumes, etc., faites au Caire, tout cela nous revient par jour à environ vingt francs. Véritablement c’est pour rien. Avant de nous installer sur cette cange excellente, nous avons passé par bien des péripéties et des aventures : j’en dirai quelque chose, parce qu’elles peignent le pays.

La cange que nous avions arrêtée d’abord s’est trouvée trop petite ; nous en avons dû prendre une autre ; mais celle à laquelle nous renoncions appartenait à un personnage puissant, pour le moment aux galères, ce qui est assez fréquent, dit-on, dans la haute administration de Méhémet-Ali. Il a fallu d’abord indemniser le patron de cette barque. Le plus grand obstacle n’était pas là. Quand le maître de celle que nous préférions a su que nous avions abandonné pour lui le personnage en question, qui, son temps de galères fini, peut le faire pendre, il a commencé par disparaître, et nous nous sommes trouvés pendant quelque temps dans un assez singulier dilemme entre un homme qui voulait être payé parce que nous ne prenions pas sa barque, et un autre qui se regardait comme perdu si nous prenions la sienne.

Enfin nous sommes en possession de notre cange ; elle est très spacieuse, très commode, et n’a d’autre défaut que d’être un peu vieille. Nous nous établissons sous la tente, et, mollement couchés sur un canapé devant une table qui porte le café et le narguilé, nous regardons fuir les deux rives du Nil. Ici la rive libyque offre une plaine basse qui se prolonge à notre droite, tandis qu’à notre gauche s’élèvent, comme un rempart blanchâtre, les montagnes de la chaîne arabique, percées de grottes funèbres et de vastes carrières d’où est sortie Memphis. Dans ces carrières, Champollion a lu les noms des Pharaons de la dix-huitième dynastie, antérieurs à Sésostris, entre autres celui d’Amosis. On y a trouvé depuis des noms encore plus anciens. Enfin d’autres inscriptions hiéroglyphiques prouvent que les carrières de Tourah ont été exploitées jusqu’au temps d’Auguste.

À midi, le vent traînait des nuages de sable ; la brume du matin s’était depuis long-temps dissipée, elle était remplacée par des tourbillons jaunâtres, atmosphère du désert. À droite, on voyait se dresser et fuir successivement les pyramides de Sackarah et de Daschour. Je visiterai ces pyramides à mon retour, j’examinerai alors si elles sont les plus anciennes de l’Égypte, et antérieures même aux pyramides de Giseh. Aujourd’hui nous profitons du vent qui souffle favorable pour avancer le plus vite possible.

Le soir, en attendant l’autre barque, nous avons fait sur la rive gauche une charmante promenade. Le village vers lequel nous nous sommes dirigés était marqué, comme d’ordinaire, par un bouquet de palmiers qui, s’élevant sur une butte autour de laquelle gisaient les huttes des fellahs, semblaient plantés sur les toits des maisons. Auprès des huttes en terre et en roseaux sont les tombes des habitans, pauvres tombes de boue séchée qui m’ont semblé imiter par leur forme les caisses de bois et les sarcophages des momies. Nous avons rencontré un paysan qui suçait une canne à sucre ; un autre paissait une graminée.[1]

Cette misère était cruellement éclairée par un splendide coucher de soleil. Quand l’astre disparut à l’occident, le ciel avait une couleur safranée comme la robe de l’aurore dans Homère, χροκόπεπλος. On eût dit que le jour allait poindre. Au nord et au midi, la teinte du firmament était verdâtre, lilacée à l’orient. Nulle part ne se montrait la noire couleur de la nuit. Nous nous sommes rapprochés du fleuve, dont nous avons écouté le bruit pareil au grondement de la mer ou d’une lointaine cataracte ; à ce bruit se mêlait le frémissement métallique des feuilles de palmier frôlées par le vent. Des traînées d’oiseaux aquatiques rasaient le Nil. Leurs longues ondulations se pliaient, se brisaient, allant et venant comme des vagues dans la tourmente ; leur blancheur imitait la blancheur de l’écume ; de loin on eût dit des brisans mobiles ; puis la nuit est tombée brusquement, et ce premier jour du Nil a fini.


2 janvier.

Durant la nuit, le vent a cessé. Ce matin, le Nil a l’aspect d’un lac blanchi par l’aube. Les matelots traînent les barques, et les traînent fort lentement. A huit heures, le soleil répand déjà une chaleur agréable. Des cigognes sont perchées sur un acacia dont les rameaux semblent porter de grandes fleurs blanches. Nous descendons à terre, nous nous promenons délicieusement dans un petit bois de palmiers, au milieu des huppes qui sautillent à nos pieds. Nous écoutons le chant des moineaux et le caquet des femmes arabes. Le calme ne nous permettant pas aujourd’hui d’avancer beaucoup, nous n’avons pu résister au désir de visiter la pyramide de Meydoun, qui nous semblait tout proche. «  Combien de temps faut-il pour aller et revenir ? demandons-nous à Soliman. Quatre heures. — Nous déjeunerons uni peu tard ; n’importe, partons. Et nous voilà en route à jeun, mais affamés surtout de la pyramide, Nestor L’Hôte, l’exact et courageux voyageur dont les lettres sont toujours entre nos mains, avec celles de Champollion, Nestor L’Hôte cite la pyramide de Meydoun comme un exemple des montagnes taillées par la main des hommes, qu’il regarde comme ayant donné l’idée des pyramides. L’Hôte pensait que les pyramides de Memphis avaient été bâties à l’imitation de la grande montagne de Thèbes, qui présente une forme pyramidale. «  Le premier essai de ce genre, dit-il, est le rocher taillé de Meydoun. » Ainsi, les plus anciens monumens humains ne seraient que des montagnes contrefaites, on surprendrait le passage de la nature à l’art ; mais cette opinion de L’Hôte, plus ingénieuse que solide, suppose que la civilisation de Thèbes fut antérieure à celle de Memphis. Or, c’est le contraire qui semble vrai, et aujourd’hui l’étude des monumens confirme le témoignage de Manéthon, d’après lequel l’empire de Memphis commence à la quatrième dynastie, tandis que l’empire de Thèbes ne commence qu’à la onzième.

Un peu en doute sur la théorie générale, je n’en étais pas moins curieux de visiter la pyramide de Meydoun, qui, à distance, me semblait à moi-même un rocher taillé, et à laquelle les Arabes ont donné le nom de fausse pyramide ou pyramide menteuse ; mais, comme j’ai pu m’en assurer, elle ne mérite point cette épithète : il n’y a de faux que la dénomination qu’elle a reçue, de menteur que le témoignage des yeux quand on la regarde des bords du Nil, sans aller l’examiner de plus près. En approchant, on reconnaît une vraie pyramide à degrés, comme les pyramides mexicaines. J’étais d’autant plus curieux d’examiner celle-ci, que je venais de lire un travail de M. Lepsius, dans lequel la pyramide de Meydoun est citée comme une des preuves les plus frappantes du système de l’auteur. D’après lui, les pyramides n’ont pas été élevées tout d’une pièce du bas jusqu’en haut ; mais une pyramide plus petite a été enveloppée par des revêtemens successifs, à peu près comme le cône du Vésuve s’est formé par un enveloppement de laves superposées.

Du premier étage de la pyramide, nous avons regardé long-temps le désert fauve et ondulé, qui ressemble aux flots troubles du Nil, puis nous nous sommes mis en marche pour regagner le fleuve. Il était deux heures, et nous nous trouvions encore loin de notre barque. Je maudissais l’inexactitude des renseignemens donnés par Soliman, car c’est grace à cette inexactitude que nous avions fait la course à jeun. J’avoue qu’il m’a désarmé en me disant, avec une douceur assez digne et peut-être assez habile, qu’il avait eu tort, sans chercher d’autre excuse. Voilà ce qu’un guide italien et, j’en ai peur, un guide français n’eussent point dit. Toute ma colère est tombée devant cet aveu fait à propos, et j’y ai gagné de regarder ce qui m’entourait, au lieu d’être absorbé tout entier par l’occupation de gronder mon drogman. De pareilles préoccupations, dont on rit plus tard, ont distrait plus d’un voyageur des spectacles les plus curieux. Le tableau qui s’est offert à moi quand j’ai retrouvé mon calme était assez intéressant : Soliman m’a montré le campement d’une tribu qui est venue de Syrie, chassée par la disette. C’est exactement l’histoire d’Abraham. Le chapitre de la Genèse était là ; rien ne manquait à la scène biblique, ni les chameaux accroupis devant les tentes, ni les troupeaux paissant alentour. J’étais tenté, pour compléter l’illusion, d’essayer de l’hospitalité patriarcale, vertu qu’en ce moment j’aurais fort appréciée ; mais nous approchions du Nil, nous sommes enfin arrivés et nous avons pris, à quatre heures, notre premier repas. Je ne me plaignais point ; j’avais vu la pyramide de Meydoun, étudié sa structure, relevé ses rares hiéroglyphes, et je m’étais convaincu par mes yeux que la fausse pyramide était une pyramide véritable, que la pyramide menteuse ne mentait point.[2]

Quant à la théorie de M. Lepsius sur la construction des pyramides, théorie qui a été combattue par un architecte anglais distingué, je dois dire que l’examen de la pyramide de Meydoun lui est favorable ; mais l’auteur ne la généralise-t-il pas outre mesure, et peut-on être sûr qu’elle doive s’appliquer à toutes les pyramides ?

3 janvier.

Nous sommes près du Fayoum, célèbre dans l’antiquité par ses vignes, par le lac Moeris et le labyrinthe. Aujourd’hui la culture de la vigne a disparu de l’Égypte. Cependant on vantait du temps des Romains le vin de Coptos, de Mendès, de Maréotis. Hérodote affirme qu’il n’y a pas de vignes en Égypte ; mais on ne peut douter que le vin n’y fût connu bien avant lui. Les peintures des tombeaux qui entourent les pyramides montrent des hommes occupés à presser le raisin. Le vin joue un grand rôle dans les offrandes aux dieux si fréquemment représentées sur les monumens. A côté des vases qui le contiennent, on lit en hiéroglyphes le mot erpi, vin, qui s’est conservé en copte et que les Grecs connaissaient déjà.

C’est dans cette partie de l’Égypte qu’étaient le fameux labyrinthe, dont les ruines viennent d’être retrouvées par M. Lepsius,[3] et le lac Moeris, dont l’emplacement a été reconnu par M. Linant.[4] Avant lui, on s’obstinait à chercher un lac dans un lac, le lac Moeris dans le Birket-et-Korn des modernes. M. Linant a compris que, pour que le lac Moeris pût déverser ses eaux dans la plaine qui borde le Nil, il ne devait pas être enterré dans un fond, mais situé sur un terrain plus élevé que cette plaine. M. Linant a reconnu et suivi les contours de la digue qui entourait le réservoir gigantesque, et, après avoir reconstitué en esprit ce grand ouvrage, il a conçu la pensée hardie de le rétablir. Il a proposé à Méhémet-Ali de refaire l’œuvre des Pharaons ; mais Méhémet-Ali veut atteindre un but semblable par une œuvre dont la pensée lui appartient, par le barrage du Nil.[5]

Pendant que je pensais au roi Moeris, à son lac et à son labyrinthe, la nuit approchait. Le calme durait toujours. Les matelots se servaient, pour faire avancer la barque, de longs bâtons qu’ils appuyaient sur un fond de sable et de rocher, comme on le voit dans les anciennes peintures égyptiennes.

Les rayons du soleil sont presque horizontaux, le ciel devient magnifique. Le dieu Horus mérite bien son nom hiéroglyphique d’Horus d’or. Le couchant est une fournaise d’or fondu ; les palmiers ont un tronc d’or, un feuillage d’or. A travers cet éblouissement, on aperçoit les teintes violettes des collines. Le ciel et le Nil se peignent tour à tour de rose et d’améthyste, puis la lumière se retire. Les rochers de la rive arabique sont d’un blanc triste, et, en voyant des buffles qui s’avancent dans le fleuve pour y boire, nous nous rappelons vivement ces soirs du Nil aux ténèbres transparentes et aux clartés vagues que rend si bien le pinceau de Marilbat.


4 janvier.

Nous sommes dans les mauvais jours d’une navigation sur le Nil. Point de vent ; les matelots traînent la barque, et la traînent avec une désespérante lenteur. L’indolence de leur attitude irrite l’impatience du voyageur. Les mains derrière le dos, ils semblent des promeneurs peu pressés qui flânent sur le bord du Nil. Cependant ces jours de retard ont eux-mêmes leur charme, Il y a plaisir à se sentir glisser sur ce vaste et paisible fleuve sous ce ciel immense et calme, comme dans une gondole sur une lagune. L’aspect des bords du Nil est peu varié. Cependant le regard rêveur trouve toujours quelque objet qui l’arrête : c’est une file de chameaux qui se dessinent sur le ciel et nous donnent le plaisir de penser qu’ils avancent encore plus lentement que nous ; c’est un petit village qui se montre au détour du fleuve ; c’est un couvent copte dans la solitude ; ce sont quelques barques qui descendent ou traversent le Nil ; c’est un oiseau qui perche sur notre mât ou sautille sur le rivage, nous offrant parfois un hiéroglyphe vivant. Tous les bruits naturels plaisent dans le silence. L’aboiement lointain des chiens, le cri du coq, mêlent les souvenirs de la vie rustique à l’impression d’un calme en pleine mer ; les chants, tantôt languissans, tantôt précipités, des matelots bercent la rêverie ou la réveillent agréablement. On arrive ainsi sans ennui du lever au coucher du soleil, ces deux fêtes splendides que nous donne chaque jour la nature. Les barques, séparées par l’inégalité de leur marche, se rejoignent d’ordinaire avant la nuit. On est heureux de se retrouver, on dîne gaiement, on cause le soir comme à Paris.

Après s’être dit adieu jusqu’au lendemain, on regarde un moment les constellations radieuses, dont la place a déjà changé sensiblement depuis notre départ de France. L’étoile polaire s’est abaissée ; le ciel a, comme la terre, un aspect étranger. Rien ne saurait donner une idée de l’éclat des étoiles qui sont sur nos têtes ; on dirait des gouttes d’argent fondu ruisselant dans l’ombre. Les astres ne sont pas collés au firmament, mais semblent suspendus dans l’éther nocturne. Je craignais la longueur de ces journées du Nil ; je sens maintenant qu’il faudra que l’habitude m’ait blasé un peu sur leur charme pour pouvoir consacrer au travail leurs heures rapides.

J’aime le Nil, je m’attache à ce fleuve qui me porte et que j’habite comme on s’attache à son cheval et à sa maison. Tout ce qui concerne la nature, l’histoire, les débordemens réguliers, la source inconnue du Nil, m’intéresse vivement. Aucun fleuve n’a une monographie aussi curieuse. Esquissons-la brièvement.

Presque tous les noms que le Nil a reçus à différentes époques expriment l’idée de noir ou de bleu,[6] deux couleurs que, dans différentes langues, on confond volontiers.[7] Cette dénomination ne peut provenir de la teinte des eaux du fleuve, plutôt jaune que noire ou bleue. Je crois donc plutôt y voir une allusion à la couleur des habitans d’une partie de ses rives, qui étaient noirs, ainsi qu’on a nommé Niger un autre fleuve, parce qu’il coule à travers le pays des nègres. L’étendue que couvrent les eaux du Nil débordé lui a fait donner le nom de mer par les Grecs[8] et par les Arabes.[9] Le Nil, que les Arabes appellent aussi le fleuve saint, le fleuve béni, par lequel on jure encore aujourd’hui, le Nil a été divinisé par les anciens Égyptiens. L’écriture hiéroglyphique et les bas-reliefs ont fait connaître deux personnages divins : le Nil supérieur et le Nil inférieur. Ils sont représentés par deux figures à mamelles, qui portent sur leur tête les insignes, l’une de la haute, l’autre de la basse Égypte. Je crois important de remarquer à cette occasion qu’on a beaucoup exagéré l’importance du rôle que jouait le Nil dans la mythologie. Bien que partant de points de vue très différens, les savans français et les mythologues allemands se sont accordés pour faire du Nil le centre de la religion égyptienne. Les monumens ne confirment point cette opinion. Dans les temps les plus anciens, le Nil est très rarement associé aux grands dieux Ammon, Osiris, Phta, et ne figure avec eux qu’exceptionnellement. C’est seulement à des époques plus récentes que le Nil paraît avoir tenu une grande place dans le culte. Ceux qui parlent des hommages qu’on lui rendait et des fêtes célébrées en son honneur sont des écrivains d’une date peu reculée, des rhéteurs savans comme Plutarque, des rhéteurs frivoles comme Aristide et Aristenète, des pères de l’église comme saint Grégoire de Nazianze. C’est à son dernier âge qu’une religion devient allégorique et utilitaire ; alors on adore les personnifications d’un fleuve, d’une contrée, d’une ville, on rend grace de la fertilité du sol aux eaux qui l’ont fécondé. Dans les temps antiques, la religion est quelque chose de plus général et de moins positif. On ne personnifie pas tant les objets naturels que les forces de la nature. Ce que l’on adore avant tout, ce n’est pas le Nil, c’est la puissance productrice du monde conçue obscurément, mais dans toute son universalité. Les mythologies n’ont pour principe ni des conceptions abstraites, comme on l’a cru trop souvent en Allemagne, ni les notions du bon sens vulgaire, comme on l’a trop dit en France au XVIIIe siècle : elles contiennent des idées très simples, mais grandes ; elles sont matérielles, elles ne sont pas prosaïques.

Le Nil, en s’abaissant, s’éloigne toujours plus de la surface du sol qu’il doit féconder. Pour l’amener à une hauteur convenable, on emploie deux moyens. Le plus simple et le plus imparfait est le travail de deux hommes abaissant de concert un levier qui se relève par l’effet d’un contre-poids placé à l’une de ses extrémités ; à l’autre bout est un seau de cuir qui tour à tour se remplit dans le fleuve et se verse dans une rigole. Ces hommes sont souvent presque nus. Le mouvement régulier et silencieux de leur corps bronzé arrête l’œil du voyageur. Ce procédé, qui était déjà connu des anciens Égyptiens, est bien imparfait ; beaucoup de force est dépensée sans un grand résultat : l’eau s’échappe en partie du seau de cuir, souvent troué. Une telle machine s’appelle chadouf. Une autre machine un peu meilleure, et que les anciens connaissaient également, porte le nom de sakyéh, ou roue à pots. Mis en mouvement par des bœufs, un long chapelet de vases attachés à une corde ou une roue à auges vont chercher l’eau et l’élèvent à la surface du sol ; là, elle est déversée par l’inclinaison des vases ou des auges. Il y a, dit-on, cinquante mille sakyéhs en Égypte. Ces machines sont lourdement imposées. Or, un impôt sur l’eau est ici ce qu’ailleurs est un impôt sur le pain. On a déjà songé plusieurs fois à employer des procédés plus savans pour élever l’eau du Nil. Belzoni fut conduit par un projet de ce genre dans cette Égypte où il devait s’illustrer par d’autres travaux. Jusqu’ici, nulle tentative n’a réussi ; mais on finira par employer la machine à vapeur ou le bélier hydraulique. Alors des terres aujourd’hui arides deviendront fécondes ; la limite du désert, qui s’est avancée depuis les temps anciens, reculera devant les inventions de la mécanique moderne. On pourra peut-être aussi tirer parti des puits artésiens, appelés, selon M. Fournel, à créer des oasis dans les sables de l’Algérie.

L’eau du Nil a une antique réputation, et elle en est digne. Les rois de Perse se faisaient apporter à grands frais cette eau précieuse. Ptolémée-Philadelphe, ayant marié sa fille à un roi de Syrie, prit grand soin qu’on lui portât de l’eau du Nil, afin qu’elle ne bût d’aucune autre eau. Selon Sénèque, nulle rivière n’est plus douce : Nulli fluminum dulcior gustus est. Aussi Pescenninus Niger disait à ses soldats : - Vous avez l’eau du Nil et vous demandez du vin ! En effet, cette eau se conservait dans des amphores comme du vin, et on a dit qu’elle était, parmi les eaux potables, ce qu’est le vin de Champagne parmi les vins. On lui a prêté toute sorte de vertus. Selon Galien, elle aide aux accouchemens. Aujourd’hui encore, dit l’illustre géographe Bitter, elle est, dans la poésie, le symbole de la beauté, de la douceur, de la grace, et les jeunes filles du Fezzan, quand elles cèdent à leurs amans, s’en excusent par l’influence de l’eau du Nil. Enfin, à en croire les Turcs, si Mahomet avait goûté de cette eau excellente, il aurait demandé à Dieu de jouir de son immortalité dans ce monde pour en savourer à jamais l’exquise douceur.

Les résultats de la science sont d’accord avec les témoignages de l’antiquité. L’analyse chimique a montré que l’eau du Nil est très pure ; elle peut remplacer l’eau distillée pour les expériences. L’eau de la Seine contient quatre fois plus de matière étrangère.[10] Je ne sais, du reste, si cette pureté est un avantage bien réel. Des travaux récens, entre autres ceux de M. Boussingault, n’ont-ils pas démontré que les sels suspendus dans l’eau sont utiles au développement de l’organisation des animaux et de l’homme, particulièrement à la formation des os ? L’eau du Nil est fort trouble ; on l’épure en la filtrant, ou mieux encore, au moyen de l’alun.[11] Pour lui conserver sa fraîcheur, on emploie des vases poreux qu’on appelle ici bardaques, et semblables à ceux que les Espagnols connaissent sous le nom plus harmonieux d’alcarazas.

Le Nil, c’est toute l’Égypte ; aussi le fleuve a-t-il donné son nom primitif au pays, AEgyptos. L’Égypte s’est appelée aussi la terre du fleuve, potamia. Si le Nil était supprimé, rien ne romprait l’aride uniformité du désert ; en détournant le cours supérieur du fleuve, on anéantirait l’Égypte. L’idée en est venue à un empereur d’Abyssinie, qui vivait dans le mire siècle, et plus tard au célèbre conquérant portugais Albuquerque. En effet, le Nil, dans une grande partie de son cours, offre cette particularité remarquable, qu’il ne reçoit aucun affluent, et qu’à l’encontre de tous les fleuves, au lieu d’augmenter en avançant, il diminue, car il alimente les canaux de dérivation, et rien ne l’alimente.

Le Nil est, comme on sait, sujet à des débordemens périodiques. Cette merveille d’un fleuve sortant à une époque fixe de son lit pour fertiliser la terre avait beaucoup étonné les anciens, qui ne savaient pas que d’autres rivières telles que l’Indus, le Mississipi, le Barrampouter, l’Iarraoudi, présentent un phénomène semblable. Les anciens avaient conçu une foule d’idées bizarres pour expliquer les débordemens du Nil ; on peut les voir dans Hérodote et dans Diodore de Sicile. Claudien pensait encore que tout ce que la chaleur du soleil enlevait par l’évaporation aux autres fleuves, elle le rendait au Nil. La véritable cause des inondations est dans les pluies annuelles d’Abyssinie. Cette cause avait été soupçonnée par Ératosthène et par Agatarchides ; Homère même paraît l’avoir connue. La périodicité de ces pluies, dont l’époque correspond à la mousson du sud-ouest, est probablement liée à la périodicité des vents alizés.

Athénée et saint Grégoire de Nazianze donnent au Nil l’épithète de chrysorroas (qui roule de l’or). Cette appellation doit-elle être prise au figuré, ou le Nil roulait-il réellement de l’or dans ses eaux comme tant d’autres fleuves, sans parler du Pactole, comme le Gange, le Tage, le Rhône, le Volga et le Rhin ? Ce qui est certain, c’est qu’on trouve de l’or natif dans la Haute-Nubie. Ce précieux métal semble y avoir été exploité très anciennement ; le nom même de la Nubie est le nom égyptien de l’or, noub. A-t-on trouvé jamais de l’or dans la Basse-Égypte ? en a-t-on jamais recueilli à l’extrémité inférieure du Nil ? C’est ce que semblerait indiquer le nom de Canope donné à une ville voisine d’Alexandrie, nom qui signifiait bien certainement le pays de l’or.

Le Nil est le seul grand fleuve du monde dont la source soit encore inconnue. Sine teste creatus, a dit Claudien. En dépit des nombreuses découvertes de la géographie, le Nil a conservé le mystère de son origine. Cette singularité a frappé les imaginations des anciens et des modernes depuis Ovide, qui suppose que le fleuve, épouvanté de l’incendie dont la chute de Phaéton menaçait le monde, s’était allé cacher aux extrémités de la terre, jusqu’au Bernin, qui, toujours ingénieux, a enveloppé la tête du Nil d’un voile. Je ressens à mon tour une certaine émotion en me disant : Cette eau qui me porte vient d’une région, où nul n’a pénétré ; elle a réfléchi des rives que l’œil d’aucun mortel n’a contemplées. Et moi, si je remontais toujours plus haut, j’arriverais enfin à ce pays inconnu. En se laissant aller à ces réflexions, on s’étonne que le problème des sources du Nil ne soit pas encore résolu, malgré toutes les tentatives faites pendant trente siècles, depuis Sésostris jusqu’à Méhémet-Ali. Il y a là un défi porté à notre siècle explorateur, une bravade du passé. Du reste, il s’en est peu fallu que, de nos jours, un Français n’eût l’honneur de pénétrer jusqu’aux sources du Nil ; M. d’Arnaud a remonté au quatrième degré de latitude nord, et, malgré des difficultés de tout genre, voulait remonter plus haut. Cette exploration a présenté plus d’un résultat curieux. On a fini par trouver d’immenses marais comme ceux que rencontra l’expédition envoyée par Néron. Et sur la route que d’épisodes étranges ! Ici de véritables amazones ; là un roi auprès duquel on ne pénètre que dans une circonstance, quand il s’agit de l’étrangler. Si ces récits nous étaient arrivés au moyen-âge, on les rangerait avec les traditions fabuleuses sur le prêtre Jean.

L’expédition de M. d’Arnaud s’est faite sur le Nil Blanc, qui est le véritable Nil. Le Nil Blanc coule à peu près du sud au nord, dans la direction générale du fleuve, et par son volume paraît l’emporter sur un affluent considérable qu’il reçoit de l’est et qu’on appelle le Nil Bleu. C’est le Nil Bleu qu’avait suivi Bruce, et c’est ainsi qu’il se croyait arrivé aux sources du Nil, comme le disait modestement le titre de son voyage. Il n’avait pas même l’honneur d’avoir découvert cette fausse origine du fleuve ; un Portugais nommé Paez l’avait devancé dès le commencement du XVIIe siècle, et, après lui, les jésuites portugais. Danville a établi, par une excellente dissertation, qu’on n’avait pas encore découvert les vraies sources du Nil. La conclusion du mémoire de Danville reste vraie ; seulement on sait où il faut les chercher. C’est en remontant le Nil Blanc, et non en suivant le Nil Bleu, qui n’est pas le Nil.

Quand on ignore, on imagine ; aussi les imaginations sur les sources du Nil n’ont pas fait défaut. D’après les géographes grecs et les géographes arabes, ces sources se trouvaient sur de très hautes montagnes, nommées montagnes de la Lune. Dans les cartes un peu anciennes, ces montagnes tiennent une place considérable ; mais aujourd’hui on n’en regarde plus l’existence comme certaine, et, d’après M. de Sacy, cette dénomination célèbre pourrait bien reposer sur une confusion de mots. Les historiens arabes se sont aussi donné carrière au sujet des sources du Nil. Il y en a douze selon Massoudi, dix selon Ebn-Kethyr. Suivant d’autres auteurs, le fleuve sort d’un grand lac, puis coule sous la terre et traverse des mines d’or, de rubis, d’émeraudes et de corail ; ensuite il va former un courant dans la mer des Indes. Selon quelques récits, le roi Walid, ayant gravi les montagnes de la Lune, découvrit au-delà un fleuve de poix noire qui coulait silencieusement. Ceux qui revinrent racontèrent que dans cette région de mort ils n’avaient aperçu ni soleil ni lune. D’autres disaient que les voyageurs arrivés au sommet de la montagne merveilleuse étaient saisis d’une folle joie, et, battant des mains, poussant des éclats de rire étranges, se sentaient attirés dans un abîme, où ils allaient disparaître.

Parmi les anciens, les uns plaçaient les sources du Nil dans cette terre imaginaire située au sud qu’ils appelaient Antichtone, les autres à l’extrémité orientale de l’Asie ou à l’extrémité occidentale de l’Afrique. On les faisait voyager de l’Indus au Niger. Alexandre, arrivé au bord de l’Indus, crut être arrivé aux sources du Nil. D’autre part, Pline, d’après Juba, faisait venir le Nil de l’Afrique occidentale, et Édrisi fait découler de la même source le Nil d’Égypte et le Nil des nègres, qui est le Niger. Le Niger fut représenté comme un bras occidental du Nil sur toutes les cartes, jusqu’à celle de Delille en 1722. Cette opinion erronée, contre laquelle Gabey s’élevait déjà en 1689, a été reprise de nos jours, et, chose incroyable, un Anglais a publié en 1821 un écrit sous ce titre : Dissertation montrant l’identité du Niger et du Nil. Les erreurs ont la vie bien dure ; quand le temps ne les détruit pas, il les embaume.

Les chrétiens et les mahométans ont supposé également que le Nil découlait du paradis terrestre. Les croisés n’avaient garde de douter que le Nil ne vînt en droite ligne de ce lieu de délices. Si les écrivains arabes disent que les feuilles de l’arbre du paradis terrestre tombent sur les eaux naissantes du Nil et flottent le long de son cours, s’ils recommandent par cette raison la chair excellente en effet du boulty parce que ce poisson suit les feuilles bénies et s’en nourrit, Joinville, de son côté, nous apprend que les habitans des régions qu’arrose le Nil supérieur jettent leurs filets dans le fleuve et en retirent par ce moyen le gingembre et la rhubarbe, «  et on dit, ajoute le naïf conteur, que ces choses viennent du paradis terrestre, et que le vent les abat des arbres qui sont en paradis. »

Du reste, trois siècles plus tard, Colomb, touchant à un monde nouveau sans y croire, et pensant côtoyer les rivages de l’Asie orientale, tandis qu’il découvrait à son insu les côtes de l’Amérique, Colomb ne doutait pas que l’eau douce du golfe de Paria ne vînt du paradis terrestre, et que dans ce golfe de l’Amérique méridionale ne fussent les sources du Nil, du Gange, du Tigre et de l’Euphrate.[12] Ainsi, près de l’embouchure de l’Orénoque, Colomb se croyait aux sources du Nil.


5 janvier.

Ici la chaîne arabique touche au fleuve. Depuis long-temps l’aspect de la côte n’a point changé. En Égypte, dans la nature ainsi que dans l’art, tout est régulier, tranquille, horizontal. Les diverses couches que la civilisation a déposées sur cette terre antique se sont cristallisées en roches uniformément stratifiées comme celles que j’ai devant les yeux, et aujourd’hui nous contemplons leurs lits superposés comme je contemple ces lits calcaires que le Nil a coupés.

Nous approchons de la Montagne des Oiseaux. La voilà qui montre de loin ses grands escarpemens et ses bastions de rochers. Déjà on découvre les oiseaux auxquels elle doit son nom, qui, en troupes innombrables, planent sur la cime et rasent les flancs de Gebel-Thyr. Nous arrivons le soir au pied de la montagne ; on entend l’immense murmure des couples accroupis et jaseurs. Un coup de fusil fait crier et tourbillonner la multitude ailée. Nos yeux sont éblouis en suivant ces myriades d’oiseaux à travers l’atmosphère lumineuse qui les baigne de clartés. La moitié occidentale du ciel est un grand cintre d’or, semblable aux mosaïques de la coupole de Montréal, et qui semble reposer sur le massif abrupt et blanc de la montagne.


6 janvier.

Je me réveille aujourd’hui sur un lac d’Écosse. Le soleil perce à peine la brume, dans laquelle on entend crier des corbeaux sans les voir. On aperçoit à peine sur les bords voilés du fleuve les grandes herbes froissées par la corde que tirent nos matelots d’un pas endormi. Retour momentané au nord, assez piquant sous cette latitude, pourvu qu’il ne dure point. Grace au ciel, la brume s’est dissipée ; nous avons retrouvé l’Égypte avec le soleil.

A présent que je commence à m’accoutumer à cette nature extraordinaire, à ce fleuve unique entre tous les fleuves, mon attention se replie sur ce qui m’environne et se dirige sur la maison flottante qui me porte à travers ces merveilles. J’observe avec intérêt ce petit monde égyptien et nubien ; au milieu duquel je vais passer plusieurs mois. Les matelots sont fort gais. Arabes et Barabras vivent en bonne intelligence ; quand ils n’ont rien à faire, ce qui est très fréquent, ils dorment ou fument accroupis, ou bien causent à demi voix. En général, leurs manières sont douces ; ils font peu de bruit ; ils sont beaucoup moins grossiers dans leur allure que ne le seraient à leur place des paysans français ou anglais. Il y a dans le type arabe une finesse dont on retrouve encore quelque trace chez les plus misérables fellahs.

Les matelots chantent perpétuellement ; toutes les fois qu’ils ont à ramer, le chant est pour eux une nécessité. Ils entonnent alors une sorte de litanie qui marque la mesure et leur permet de combiner leurs efforts. Cet usage, fondé sur un besoin naturel, paraît bien ancien en Égypte. Dans une représentation qu’on a trouvée deux fois répétée dans ce pays, et qui montre un colosse traîné par un très grand nombre de bras, on voit un homme qui frappe des mains pour diriger le travail et paraît chanter. Ces chansons, que je me fais traduire par Soliman, sont souvent insignifiantes et quelquefois gracieuses. Elles sont en général très courtes et composées d’un seul couplet, que nos Arabes répètent sans se lasser pendant des heures entières.

Un petit garçon s’est approché de la barque en chantant. Il disait au capitaine : O reis ! mon petit reis, ma mère est accouchée d’un enfant, quel nom faut-il lui donner ? C’est l’usage qu’on demande ainsi au voyageur son nom pour le nouveau-né : coutume naïve qui associe l’étranger aux joies de la famille. Il laisse en passant un souvenir de lui à ceux qu’il ne reverra plus. On a bien besoin de quelques épisodes gracieux de cette nature pour ne pas se sentir écrasé par le spectacle de misère qu’on a devant les yeux dès qu’on met le pied sur le rivage. J’ai déjà dit la condition des fellahs, qui portent les charges de la propriété sans en recueillir les bénéfices, et n’ont pas la consolation de la pauvreté dans les beaux climats, le loisir. Sans cesse le fellah est exposé au bâton des agens d’un pouvoir qui semble avoir pris pour devise ce proverbe russe : Un homme battu vaut mieux que deux qui ne l’ont pas été. Les huttes en terre sont basses et étroites ; ce sont des tombeaux de fange : aussi la condition du fellah est méprisée non-seulement par le Bédouin, libre citoyen du désert, mais par l’artisan des villes. De cette misère résulte un grand abaissement moral. Tout fellah est mendiant. C’est bien autre chose qu’en Italie, où cependant j’ai vu un bourgeois romain mendier à domicile, et, assis sur sa porte, tendre la main à l’étranger qui passait, où sans cesse les abbés et les gentlemen à qui vous demandez votre chemin, qui se plaisent à vous accompagner, à vous donner des renseignemens sur les lieux célèbres, à vous faire admirer les beautés de la nature et de l’art, interrompent brusquement leur instructive conversation pour vous demander l’aumône. Ici le cri de bakchich ! bakchich ! (cadeau) retentit de toutes parts ; les enfans qui savent à peine parler le balbutient du plus loin qu’ils aperçoivent un étranger, quoiqu’ils sachent bien que l’étranger ne se dérangera pas de son chemin pour aller leur porter le bakchich. C’est une habitude qu’on ne saurait, à ce qu’il paraît, leur donner de trop bonne heure, et qu’ils se garderont de perdre jamais.

Tout est permanent sur cette immobile terre d’Égypte. L’habitant des rives du Nil a beaucoup gardé de ses ancêtres. J’ai indiqué chez les Coptes quelques-unes de ces curieuses ressemblances des usages antiques et des usages actuels ; on peut en signaler d’autres chez les fellahs et montrer par là que ceux-ci appartiennent au moins en grande partie à la vieille souche égyptienne. Plusieurs de ces curieux rapports ont été remarqués par d’autres voyageurs ; quelques-uns n’ont été, que je sache, relevés nulle part. En voyant le simple repas de nos matelots, la frugalité des Égyptiens me revient toujours en mémoire. Leurs descendans boivent de la bière comme eux en buvaient au temps d’Athénée et d’Hérodote. Un trait de caractère bien frappant des anciens Égyptiens, c’est cet étrange point d’honneur qu’ils mettaient à ne vouloir payer l’impôt qu’après avoir reçu un certain nombre de coups de bâton. Il en est exactement de même aujourd’hui, et Ammien Marcellin, qui nous apprend cette particularité, semble avoir copié un touriste du XIXe siècle. Du reste, aux deux époques, c’est un lamentable effet de l’oppression. L’Égyptien d’aujourd’hui, comme l’Égyptien d’autrefois, comme le Juif du moyen-âge, prolonge le plus long-temps qu’il peut une résistance qu’il sait être inutile ; c’est son amour-propre et sa vengeance d’esclave de faire attendre ce qu’il ne peut refuser.

Le penchant au vol est aussi un penchant que développe la servitude. Pourquoi celui dont la propriété n’est pas assurée respecterait-il la propriété d’autrui ? Mais, entre tous les peuples, celui-ci semble avoir une vocation particulière pour le larcin. L’adresse des voleurs égyptiens est depuis long-temps célèbre. Hérodote en rapporte plusieurs exemples, parmi lesquels brille au premier rang l’histoire des deux frères qui pénètrent dans le trésor du roi Rampsinite, et dont l’un, pris au piège, conseille à l’autre de lui couper la tête et de l’emporter pour éloigner tout soupçon de complicité. C’est certainement une des plus belles histoires de voleurs qu’il y ait : aussi a-t-elle été souvent reproduite ; Pausanias l’entendit raconter avec peu de changemens en Béotie ; enfin elle est arrivée jusqu’au moyen-âge et a formé le sujet d’un fabliau. Ce n’est pas la seule allusion qu’Hérodote fasse au penchant des anciens Égyptiens pour le vol. Les Pharaons eux-mêmes n’en étaient point exempts, et il ne faut pas oublier quel métier Amasis, usurpateur il est vrai, avait fait avant de monter sur le trône.

Les Égyptiens passaient pour être peu belliqueux au temps de la domination romaine ; aujourd’hui ils ne semblent pas plus disposés à faire la guerre. Partout on voit des fellahs qui se sont coupé un doigt ou arraché un œil pour ne pas servir ; mais ces tristes ruses sont inutiles, et le pacha trouve moyen d’employer ceux qui en font usage.

Ce qui est plus durable encore que les mœurs, ce sont les traditions religieuses. Quelques traces de l’ancien culte égyptien se sont conservées chez les fellahs depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Au grand mât de notre barque est suspendu le corps d’un épervier qui doit protéger notre voyage. N’est-ce pas une momie d’Horus, le dieu Soleil, figuré sur les monumens par l’hiéroglyphe de l’épervier, qui est en général l’hiéroglyphe de la divinité ? Le serpent est un autre signe hiéroglyphique de l’idée de Dieu ; encore aujourd’hui les femmes égyptiennes rendent un culte au serpent et s’adressent à lui pour devenir fécondes : Cette fascination par le regard qui, depuis Théocrite et Virgile, est un article de foi chez les peuples de l’Europe méridionale, cette puissance du mauvais œil, dont Soliman me raconte chaque jour quelque effet extraordinaire, est peut-être une superstition égyptienne ; aurait-elle pour origine l’œil sacré qui figure dans le nom d’Osiris ? Il faut se rappeler qu’Osiris est autant un dieu infernal qu’un dieu céleste, et qu’en conséquence son œil peut bien être le mauvais œil, l’œil funeste dont un regard donne la maladie ou la mort. En même temps ce peut être aussi l’œil lumineux et vivifiant de l’Osiris céleste, du soleil qui éloigne tous les maux et tous les dangers. Pris ainsi comme symbole favorable, l’œil figure souvent dans les inscriptions hiéroglyphiques et a peut-être passé de là sur les barques des mariniers de la Méditerranée, surtout de l’Archipel grec, où on le voit encore. Du reste, l’ancien culte de l’énergie vitale et fécondante de la nature, représentée sur les monumens par les symboles les plus expressifs, mais sans intention licencieuse, cet ancien culte de la nature et de la vie n’a laissé que trop de traces dans les réjouissances populaires des Égyptiens modernes, et surtout dans leurs danses. L’extrême indécence de celles auxquelles se livrent si volontiers les matelots du Nil[13] s’explique peut-être historiquement par une origine sacrée et un symbolisme, sinon très spiritualiste, au moins sérieux, dont les signes extérieurs subsistent, mais dont le sens à coup sûr est perdu.


7 janvier.

La barque de nos amis ne nous a pas rejoints hier ; la nôtre marche mieux : il faut donc un peu de bonne volonté pour pouvoir se retrouver le soir. Soliman a mis dans sa tête de nous séparer ; il y a réussi pour aujourd’hui. Soliman sait merveilleusement s’y prendre pour nous faire faire sa volonté. Souvent j’admire ses savantes combinaisons et les détours infinis par lesquels il arrive à son but. Soliman me fait comprendre ces Orientaux qui, sortis des rangs inférieurs de la société, sont devenus des ministres habiles. Avec l’adresse qu’il déploie pour les petites choses, il aurait pu faire marcher les plus grandes ; il y a l’étoffe d’un diplomate dans ce Figaro arabe.

A peine levés, nous mettons pied à terre, et nous allons dans un bois de palmiers respirer la fraîcheur fugitive du matin. Des femmes s’acheminent vers le fleuve, portant sur leur tête des vases à base très étroite qui ressemblent à des amphores. Les tourterelles roucoulent sur les arbres. Un homme parle très haut à un paysan, et semble le menacer ; c’est un collecteur qui réclame l’impôt. Soliman nous dit : D’abord on paie pour la terre, puis on doit tant d’œufs pour chaque poule, tant de beurre pour chaque femelle de buffle. Les femmes sont bien heureuses, elles ne paient rien. Il y a quatre ou cinq ans, elles payaient par jour cent vingt petits cordons de laine filée. Cet impôt a été aboli depuis l’établissement des manufactures. — Les manufactures auront donc été bonnes à quelque chose. Nous rencontrons des gens qui tirent de l’eau. — Ils ont tort de travailler, dit froidement Soliman. — Pourquoi ? — Voyez-vous ce champ, c’est de l’orge ; eh bien ! quand l’orge aura été recueillie, la paille d’un côté, le grain de l’autre,… on la prendra. »

Enfin voilà un monument égyptien et des hiéroglyphes. Ce monument n’est pas bien considérable, c’est une chapelle creusée dans le roc ; le lieu s’appelle Babayn, les deux portes, et ne doit pas ce nom, je pense, à la double entrée d’un portique maintenant détruit, comme le veut M. Wilkinson, mais bien à deux grandes ouvertures taillées dans le roc, et qui sont comme des portes gigantesques. J’ai demandé à M. Durand de les dessiner. La scène représentée sur les parois du rocher retrace, comme c’est l’ordinaire dans les chapelles et dans les temples, des offrandes faites à diverses divinités. Ici l’offrant est Menephta II, fils et successeur de Sésostris.[14]

Après avoir copié tout ce que j’ai pu lire des inscriptions hiéroglyphiques du spéos,[15] je n’ai pas dédaigné une autre inscription gravée sur le rocher en petits caractères, et dont les inégalités de la pierre rendent la lecture assez difficile. Cependant, avec un peu de patience, je suis parvenu à m’assurer du sens de l’inscription. Elle contient les noms d’une famille qui paraît avoir été vouée à Ammon. Cette famille se composait d’un prêtre de ce dieu, d’un autre personnage prêtre d’Ammon et de Phta, d’une femme qui était l’épouse de l’un et la mère de l’autre. La femme est dite habitante de la grande demeure d’Ammon. On a soin de mentionner que sa mère, sa grand’mère, son aïeule et sa bisaïeule étaient consacrées à diverses divinités. J’ai transcrit avec assez de peine cette inscription négligée par mes devanciers, car j’attache toujours un grand prix à ce qui me fait pénétrer dans les détails de la vie privée chez les anciens Égyptiens. Ici je vois les membres d’une famille vouée au culte d’Ammon, qui viennent écrire pieusement leur nom à la porte de ce petit temple. En présence de ces cinq générations de femmes consacrées à la divinité, j’imagine quelque chose de semblable aux saintes femmes de la famille d’Arnaud ou de Racine à Port-Royal.

On n’ose rien signaler à l’admiration des voyageurs, car c’est exposer ce qu’on cite à être détruit. M. Wilkinson avait loué avec raison deux jolis chats placés dans un bas-relief coloré aux pieds de la déesse Athor. Cette louange a été funeste à l’un d’eux. Un touriste, découvrant dans le livre de M. Wilkinson le mérite de ce qu’il avait sous les yeux, a volé l’animal sacré. L’autre chat, qui faisait le pendant du premier, reste encore. Peut-être, en disant à mon tour qu’il est dessiné avec beaucoup d’esprit, je l’expose au même sort que son compagnon ; mais, si je dois être ainsi la cause innocente du mal, je me donne au moins la consolation de maudire d’avance celui par qui le mal arrivera. Comme l’a dit M. d’Estourmel, mutiler les monumens de l’Égypte, ces monumens qui sont des livres, c’est recommencer à la fois Érostrate et Omar. J’aime à citer ce spirituel voyageur, qui sait donner aux récits les plus fidèles tout le piquant de la meilleure conversation. Je sais par une expérience de tous les jours que son ouvrage a, entre autres mérites, le mérite bien rare de pouvoir être lu avec agrément et utilité dans les lieux mêmes qu’il décrit.


8 janvier.

Nous sommes à la hauteur de Téhneh ; nous ne passerons pas devant ce lieu sans nous y arrêter. Il y a là une question à vider entre M. Wilkinson, qui, dans une inscription dédicatoire adressée à Isis, lit mochiadi, et M. Letronne, qui lit, au lieu de mochiadi, lochiadi. La lecture proposée par M. Letronne offre un sens fort plausible, celui de «  déesse qui préside aux accouchemens. » La rectification est donc très ingénieuse et très vraisemblable. Cependant, si le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, le vraisemblable n’est pas toujours vrai, et il nous est impossible de ne pas joindre notre voix à la voix de ceux qui ont lu mechiadi. Sur un pan de rocher, on voit représenté le petit-fils de Sésostris, Rhamsès Meiammoun, qui fut, comme son aïeul, un puissant monarque et un conquérant. Peut-être a-t-il fait ouvrir les vastes carrières qui sont près d’ici, peut-être a-t-il fondé la ville d’Achoris, dont les débris gisent au pied de la montagne. Ce sont des collines, on pourrait dire des flots de décombres, les vagues noires d’une mer de ruines. Partout on marche sur les briques et les débris de poterie brisée. Nestor L’Hôte pense que la ville d’Achoris a succombé à une destruction soudaine et violente, car nul monument n’est debout. Un grand nombre de tombes, creusées dans la montagne, n’offrent aucune image ni aucun hiéroglyphe. Peut-être n’ont-elles jamais été terminées, et formaient-elles comme la réserve funéraire d’une ville dont les habitans, soudainement détruits, n’auront pu, comme le dit Bossuet des rois qui ont élevé les pyramides, jouir de leur sépulcre.


9 janvier.

Nous voici à Miniéh ; c’est depuis le Caire la ville la plus considérable que nous ayons trouvée. Ici, j’ai profité pour la première fois des bienfaits de l’organisation postale créée par Méhémet-Ali. Les employés fumaient dans la rue. Il fallait peser les lettres, car elles se paient au poids ; l’administration en plein air n’avait point de balances ; nous nous sommes transportés, dans le bazar, chez un épicier qui en était pourvu. On a pesé la lettre, on a écrit en arabe l’adresse de mon correspondant du Caire, j’ai payé le port et j’ai demandé timidement si je pouvais espérer que ma missive partirait bientôt. «  Il est trop tard pour aujourd’hui, m’a-t-on dit ; mais elle partira par le courrier de demain. » En effet, le service de la poste se fait régulièrement et quotidiennement dans toute l’Égypte. Il n’est point de village où l’on ne puisse mettre chaque jour une lettre à la poste pour le Caire. Des paysans parcourent rapidement un petit espace et se transmettent ainsi, de main en main, la correspondance. En lisant les plaintes qu’arrachait sans cesse à Champollion la difficulté des communications épistolaires avec la France, on ne peut s’empêcher de remercier Méhémet Ali, auquel on doit de pouvoir chaque jour donner de ses nouvelles aux siens et en recevoir de ceux qu’on aime.

À côté de ces bienfaits de la civilisation européenne transportés au cœur de l’Afrique, nous avons sous les yeux un exemple de l’incurie profonde de l’administration égyptienne. Depuis quelque temps, le quai de Miniéh a été emporté par le fleuve ; il ne reste plus qu’un passage étroit où la foule se presse et où j’ai vu passer des aveugles. En un endroit où le chemin est interrompu par un éboulement, on ne peut continuer sa route qu’en se cramponnant au mur et en mettant le pied sur un lambeau de terre qui n’est pas encore tout-à-fait détaché, et la foule va ainsi dans deux sens opposés. Il paraît que l’autorité locale ne trouve un tel chemin ni incommode ni dangereux.


10 janvier.

J’ai visité aujourd’hui les tombeaux de Zaouet-el-Meyeteyn et de Koum-el-Ahmar. Les tombeaux égyptiens sont toujours pour moi d’un grand intérêt ; ils m’offrent des tableaux de la vie intérieure, accompagnés d’inscriptions dans lesquelles l’hiéroglyphe et la peinture s’expliquent réciproquement. Champollion a fait parmi ces tableaux un choix judicieux, mais restreint. J’ai vu avec plaisir que là même où cet homme de génie a passé on pouvait encore trouver quelque chose à copier après lui. Il ne faut pas croire que Champollion ait fait dessiner tout ce qui nous intéresse aujourd’hui. Quand il vint dans cette Égypte dont il avait retrouvé la langue et l’écriture, dont il commençait à retrouver l’histoire et la chronologie, il avait tout à faire, les plus grandes choses l’attendaient. Il ne pouvait, il ne devait pas s’attacher à des détails qui ont pris, grace à ses travaux mêmes, une importance entièrement nouvelle. Il y a donc à recueillir après lui ce qu’il a bien fait de négliger alors et qu’il ne négligerait peut-être pas aujourd’hui. Je ne puis entrer ici dans le détail de quelques rectifications de sens que je crois devoir apporter aux interprétations que Rosellini a données de plusieurs inscriptions de Zaouet-el-Meyeteyn et de Koum-el-Ahmar ; le lecteur prendrait peu de plaisir à ces discussions philologiques. J’ai voulu seulement qu’il eût une idée de ce qui reste à faire en Égypte.

À côté des tombeaux que nous venons de visiter et qui formaient une antique nécropole, peut-être celle d’Alabastron, s’élève la nécropole moderne de la ville de Miniéh. On sait que, dans l’ancienne Égypte, près de la ville des vivans était toujours la ville des morts. En général, la sonde était séparée de la première par le Nil, comme à Thèbes. Eh bien ! ici le lieu de sépulture est aussi de l’autre côté du fleuve. L’usage actuel de porter les morts à leur dernier asile dans une barque, au milieu des hurlemens des femmes qui répandent de la poussière sur leurs cheveux, présente un tableau tout égyptien et que reproduisent souvent les anciennes peintures funèbres. A certains jours de l’année, les habitans de Miniéh vont visiter les sépultures. A côté de chaque tombe est une petite chambre surmontée d’un dôme, qui rappelle les chambres funéraires creusées dans le roc. Nous avons donc ici une véritable nécropole moderne, analogue aux nécropoles antiques de l’Égypte, et qui nous montre les vieux rites funèbres se continuant au sein d’un autre âge et d’une autre religion.


11 janvier.

La journée d’hier était brûlante, comme nous l’avons bien senti en errant dans les carrières de Koum-el-Ahmar. Aujourd’hui je me réveille avec un sentiment de froid. Avant le lever du soleil, de magnifiques teintes rouges annonçaient un jour très chaud, puis le ciel s’est couvert de nuages. A l’horizon se montrent des teintes grises qui semblent annoncer la pluie. Les palmiers sont comme dépaysés depuis que la lumière ne joue plus entre leurs feuilles ; ils semblent avoir changé de forme et de couleur : on dirait des arbres du Nord. Nous traversons une embouchure de canal embarrassée de troncs renversés. Les matelots descendent dans l’eau ; leurs membres noirs grelottent. Puisque je retrouve encore une fois en Orient l’impression du Nord, je vais lire le Divan de Goethe pour que le Nord me rende l’Orient.

C’est après Miniéh qu’on commence à voir des crocodiles. Un peu au-dessus de la ville est le tombeau d’un santon qui leur a défendu de passer outre, et ils obéissent. Avant que le santon eût prononcé son arrêt, les crocodiles descendaient beaucoup plus bas, car, vers le temps d’Alexandre, des crocodiles dévorèrent plusieurs soldats à l’embouchure du Nil. D’autres animaux, tels que l’hippopotame, qu’on voyait autrefois en Égypte, ont remonté vers le sud, et ne se trouvent plus aujourd’hui qu’en Abyssinie. M. Caillaud n’a rencontré qu’en Nubie l’ibis noir et le scarabée sacré, objets du culte des anciens Égyptiens. L’apparition des crocodiles est un incident notable dans le voyage du Nil. Dès ce moment, on est aux aguets pour les découvrir sur les îlots de sable, où ils gisent au soleil, semblables de loin à des troncs d’arbres mal équarris. Les études importantes de Geoffroy Saint-Hilaire sur ces terribles reptiles donnèrent aux Anglais l’idée de représenter dans une caricature ce savant illustre apprivoisant des crocodiles. C’était, du reste, un art connu dans la haute antiquité. Les Tentyrites y excellaient. Il y avait chez les Romains des mansuetarii qui se baignaient impunément au milieu des crocodiles. Nous pouvons le croire ; nous avons bien vu d’autres mansuetarii, Martin et Carter, jouer avec des tigres et des lions.


12 janvier.

Nous approchons d’un endroit un peu périlleux, nommé Abouféda. Là, les contours du Nil et les montagnes qui le dominent produisent dans l’atmosphère des courans capricieux, qui changent brusquement de direction avec le fleuve, ou lorsqu’on dépasse tel ou tel promontoire. La montagne d’Abouféda présente, ce qui est rare en Égypte, des couches violemment tourmentées. Décidément Typhon a passé par ici. Je ne sais ce qu’auraient fait pour le désarmer des Égyptiens du temps de Sésostris ; mais nos matelots ont un moyen sûr d’écarter les mauvaises chances de notre voyage, ils font un zikr.

C’est une étrange chose qu’un zikr ! Imaginez une douzaine d’hommes assis en rond, qui commencent par balancer gravement la tête en avant, en arrière, de droite à gauche, en disant avec beaucoup de gravité : Al-lah ! Al-lah ! Ce mot sacramentel, constamment répété, est comme une basse continue, tandis qu’une voix plus claire chante une prière et forme le dessus dans ce singulier concert ; peu à peu le refrain se précipite et devient saccadé, les hochemens de tête s’accélèrent ; bientôt le cri Al-lah ! sort des poitrines oppressées comme le hurlement d’une bête féroce ou le râle d’un moribond. Les mouvemens convulsifs et les exclamations furieuses se succèdent avec une rapidité toujours croissante. Le progrès de cette excitation frénétique fait frémir ; il semble qu’elle ne peut continuer sans briser ceux qui l’éprouvent, et que, d’autre part, il leur est impossible de s’arrêter. Ils ne s’arrêtent enfin que quand l’un d’entre eux est pris de convulsions épileptiques. Alors les autres se jettent sur lui, le saisissent et finissent par le calmer. Cette bizarre dévotion fait comprendre les contorsions furieuses, les emportemens insensés qui accompagnaient certains cultes de l’antiquité, la danse des prêtres de Cybèle, le délire de l’orgie ; mais il ne faut pas remonter si haut pour, trouver des faits analogues à ce que nous avons sous les yeux. Voici les exercices religieux auxquels se livraient, il n’y a pas beaucoup d’années, des sectaires chrétiens dans l’Amérique du Nord : «  On commence par balancer la tête en avant et en arrière, de droite à gauche, puis le mouvement devient plus rapide, jusqu’à ce qu’on soit jeté violemment contre terre ou qu’on se mette à bondir comme un ballon.[16] »

Ce qui m’a frappé chez ceux qui prenaient, part à ces bizarres exercices de dévotion, c’est le mélange d’une raillerie irréligieuse avec les manifestations d’une exaltation qui touche au délire. Tandis que l’un d’entre eux était agité de convulsions extatiques, les autres plaçaient devant ses yeux des feuilles de salade et lui disaient en riant : - Frère, vois-tu les jardins de Mahomet ? En somme, nos matelots m’ont paru très peu dévots. Ils trouvaient notre rhum fort de leur goût, ne faisaient nulle difficulté de nous en demander, et savaient fort bien se passer de notre permission pour en boire. Quand Soliman faisait sa prière, il était presque toujours interrompu par les plaisanteries et les rires des matelots, qui cependant priaient aussi, surtout quand ils prévoyaient quelque danger. D’après ce que j’ai vu en Égypte et en Turquie, je serais porté à croire que, dans ces deux pays, la pratique de la religion musulmane n’est plus qu’une habitude dont on se moque en lui obéissant. Cette contradiction étrange entre la docilité de la pratique et le mépris de l’intelligence peut durer long-temps ; mais un culte qui en est atteint est blessé à mort.


13 janvier.

Du reste, le zikr nous a réussi. Nous avons franchi sans accident la terrible pointe d’Abouféda. Au moment où le jour va finir, nous nous trouvons comme au milieu d’un grand lac fermé de toutes parts, puis le Nil reprend l’aspect d’un fleuve. Nous glissons, poussés par un vent égal et doux : c’est le vent du nord, et cependant son haleine n’a rien de rude ; elle est légère et caressante. Des feux s’allument sur le rivage ; l’un de ces feux semble se diriger vers nous : c’est un petit bateau qui descend le Nil. La barque de nos amis est proche, nous entendons leurs voix. La nuit est déjà venue, et le jour n’est pas tout-à-fait évanoui. Voilà un de ces momens dont on ne saurait exprimer le charme, et qui sont les meilleurs d’un voyage. On goûte une douceur infinie à se laisser vivre, à être porté sur les flots, poussé par la brise. Le sentiment qu’on éprouve n’a pas de forme et pas de nom ; il se concentre dans le cri d’un oiseau, dans l’apparition d’une étoile. La pensée, qui semble assoupie, est légère et rapide comme un oiseau qui planerait en dormant. On se sent loin du monde, et près par le cœur de ceux qu’on aime. J’en étais là de ma rêverie, quand on m’a crié : Manfalout ! Nous passons devant cette ville sans nous y arrêter ; elle n’offre rien de curieux pour nous. Si le vent continue à nous être favorable, nous serons demain matin à Syout, l’antique Lycopolis.


14 janvier.

Ici, au cœur de l’Égypte, on trouve encore un souvenir de la culture grecque d’Alexandrie. Au Ve siècle, un poète alexandrin, un faible imitateur d’Homère, Coluthus, naquit à Syout, qui s’appelait alors Lycopolis. Plotin était aussi de Lycopolis. Aujourd’hui Syout ne donne plus au monde des poètes et des philosophes, mais elle fournit le Caire d’eunuques, dont il existe ici une exécrable manufacture exploitée, hélas ! par des moines coptes qui se disent chrétiens. Le nombre des victimes va, dit-on, jusqu’à trois cents par année.

Comme le vent du nord, qui est nécessaire pour remonter le Nil, va bientôt cesser de souffler, nous avons eu le courage de passer sans nous arrêter devant les curieuses grottes de Beni-Hassan, et de remettre à notre retour la visite que nous leur devons. Aujourd’hui le calme me permet de m’arrêter à Syout et de voir des hypogées bien moins conservés que ceux de Beni-Hassan, mais précieux pour moi en raison de leur délabrement même qui les a fait négliger par Champollion et par Nestor L’Hôte. J’ai d’abord visité la plus grande des grottes funèbres. Ce devait être une magnifique sépulture, à en juger par ses dimensions et par la grace des ornemens dont on aperçoit les restes ; aussi appartenait-elle, comme je m’en suis assuré, à un personnage important qui joignait à plusieurs titres bien connus un titre plus rare et que je ne me souviens pas d’avoir rencontré jusqu’ici : c’est celui de prêtre du Nil supérieur. Le Nil supérieur avait donc des prêtres spécialement consacrés à son culte. Ce culte était bien placé à Syout, qui est aujourd’hui la capitale de l’Égypte supérieure. Dans une autre grotte, j’ai trouvé deux fois le nom de la ville écrit en hiéroglyphes, Ci-ou-t.[17] Ce nom fait partie d’une inscription qui contient aussi un cartouche royal ancien, ce qui prouve que le nom actuel de la ville remonte aux vieux temps pharaoniques.

Je suis revenu de ma course aux hypogées seul sur mon âne, demandant comme je pouvais mon chemin en arabe. Je suivais des haies verdoyantes et des allées de saules un peu jaunis. La douceur de la température et l’aspect du pays me rappelaient la France, mais la France de septembre et non celle de janvier.


15 janvier.

Délicieuse journée de paresse que j’ai passée presque tout entière à l’orientale, couché sur des coussins, fumant le narguilé, buvant de l’orangeade et déchiffrant en arabe les aventures de Sindbad le marin ! On me montre en passant un village dont les habitans ont servi d’exemple à quiconque oserait toucher aux voyageurs. Une barque qui portait des Anglais avait été pillée, les passagers massacrés. Quarante habitans du village périrent dans les supplices. Il y eut sans doute bien des innocens frappés ; il est douloureux de penser que c’est à de pareilles barbaries que nous autres voyageurs, qui, après tout, pourrions bien rester chez nous, devons de pouvoir glisser paisiblement sur le Nil en regardant le ciel et en fumant notre narguilé comme je le fais aujourd’hui.

Après un vrai jour d’Égypte, voici un soir qui est presque un soir du nord. Des nuages se montrent à l’horizon ; la lune sort de leurs flancs noirs telle qu’une lune d’Ossian, et laisse tomber sur l’eau sombre des lames d’argent pareilles à celles qui brillent sur un cercueil.


16 janvier.

Cet hiver est un hiver extraordinaire et très rigoureux pour le pays, ce qui n’empêche pas des journées comme celle d’hier ; mais ce matin le ciel est couvert, chose rare ici. Le soleil se fait sentir quelque temps avant de paraître. Il suffit qu’il se laisse apercevoir pour qu’on reconnaisse sa vigueur. Il se cache de nouveau ; on le voit blanchir à travers des nuages grisâtres. Les escarpemens de la rive sont pittoresques et mieux déchirés qu’à l’ordinaire. Au bas s’étend comme un golfe de sable ; des torrens de sable descendent des ravins qui sillonnent les rochers. Ces torrens arides sont alimentés par la mer de sable qui est derrière les montagnes et qui s’épanche par-dessus leurs cimes. Le désert déborde et envahit. Il donne sa couleur aux flots jaunâtres du Nil. Aujourd’hui point d’oiseaux ; tout est morne. Le ciel est pâle ; c’est le ciel que j’ai vu aux confins de la Laponie, vers la fin d’août, comme il allait neiger.

Soliman me parle encore de la misère du peuple. Un homme de la campagne qui va s’établir à la ville continue à payer comme habitant de son village et paie comme membre de la corporation dans laquelle il doit entrer. Les corporations supportent toujours une taxe égale, sans qu’on tienne compte des décès qui surviennent dans leur sein. Les impôts sur les métiers s’afferment ; le gouvernement est pour celui qui offre le plus. Les prix exorbitans de ce fermage n’empêchent pas les traitans de gagner. Le gouvernement fait payer l’impôt d’avance, et dit aux contribuables : Je vous devrai ; mais c’est un débiteur difficile à poursuivre. Tous les traitemens civils et militaires sont arriérés ; les soldats, à qui on doit leur paie, vont la vendre à des Juifs pour le tiers de sa valeur, car l’Arabe dit : Aujourd’hui j’ai mangé et bu, Dieu aura soin du lendemain.


17 janvier.

Nous faisons le tour de la ville d’Akhmin pendant qu’on renouvelle nos provisions ; mais nous ne visiterons pas maintenant le peu d’antiquités qu’elle renferme, et qui la plupart sont du temps des Romains nous sommes trop près de Thèbes, et le vent est trop favorable. L’intérieur de la ville présente un aspect misérable. Le bazar est couvert de lambeaux, de guenilles. La seule rencontre que nous fassions dans les rues assez solitaires est celle d’un homme déjà couché sur le ventre et prêt à recevoir la bastonnade. Nous entrons dans une petite église copte ; un tableau me frappe ; les noms de la Vierge, de l’enfant Jésus, des archanges Gabriel et Raphaël y sont écrits en arabe. Un sujet fréquent dans les peintures égyptiennes, la pesée des ames après la mort, a été ramené là par l’art chrétien, qui l’avait adopté au moyen-âge. Singulier retour des imaginations humaines ! Que de chemin à travers les siècles sans sortir d’une idée !

La chaleur est revenue. Nous voyons des crocodiles et des palmiers doum. C’est la Haute-Égypte. Un souffle suave enfle notre voile. Nous approchons de Thèbes ; nous y serons peut-être demain.


18 janvier.

Un calme maudit nous arrête. Thèbes semble fuir devant nous. Le ciel se voile encore une fois. Encore une promenade en France, parmi les ajoncs, au chant des coqs, au gloussement des poules, dans des îles qui ressemblent assez aux îles Saint-Denis. Nous enrageons d’être ainsi retenus, parce que Thèbes nous attend et parce que la saison nous presse d’arriver ; sans cela, ces retards auraient leur charme. Plus tard, je ne serai pas fâché d’avoir été forcé de passer cette journée à muser aux environs d’un village égyptien. Ce sont les jours perdus qui comptent quelquefois le plus dans les souvenirs que laisse un voyage. Si on ne faisait que passer ou étudier, on ne garderait aucune impression des lieux. Il faut des jours vides d’action pour qu’ils puissent être remplis d’images ; il faut s’être ennuyé dans un pays pour le bien connaître. À ce compte, je n’ai pas perdu ma journée.

Je soupçonne Soliman d’avoir mis dans sa tête que nous n’avancerions pas aujourd’hui. Après avoir marché quelques heures, nous avons attendu la barque ; mais elle s’est gardée de nous rejoindre. Près du lieu où nous attendions était une de ces chapelles consacrées à la mémoire d’un saint musulman qu’on appelle un santon. La coupole blanche s’arrondissait gracieuse parmi les palmiers. J’ai vu avec un certain attendrissement la pauvre femme attachée à la chapelle remplir d’eau les cruches qui attendent le voyageur.

Soliman, qui veut nous empêcher de nous impatienter, se met en frais de détails sur les mœurs du pays. Quand on a du bien mal acquis, nous dit-il, on en donne une partie à des santons qu’on rassemble dans sa maison. Il appelle cela donner une soirée. Il nous raconte qu’il a divorcé d’avec sa première femme parce qu’elle est allée voir son père sans la permission de son mari. Il semble encore irrité en nous en parlant. Dans tout cœur musulman il y a une jalousie de tigre.

Nous entrons dans un village ; c’est jour de marché. Les femmes sont voilées ; une almeh seule, le visage découvert, marche effrontément à travers la foule. Cette nudité semble indécente par le contraste.


19 janvier.

Nous arrivons le soir devant Denderah, que son zodiaque a rendu si célèbre, et où pour la première fois nous allons voir un temple égyptien. Nous descendons à Kenéh, sur la rive droite du Nil, en face de Denderah. Là est un agent français, M. Issa ; j’ai une lettre pour lui. M. Issa est un Arabe qui nous reçoit dans son intérieur purement arabe. Cependant, grace au drogman, je puis combiner avec lui les moyens de me faire arriver mes lettres dans les différens endroits où je m’arrêterai. Je n’aurais jamais cru qu’on pût prendre de tels arrangemens dans le voisinage de Thèbes ; mais en ce genre je suis décidé à ne plus m’étonner de rien.

Kenéh est la dernière ville d’Égypte qui tienne encore au reste du monde ; située au point où le Nil se rapproche le plus de la mer Rouge, à la hauteur de Cosseir, elle est le passage du commerce que fait l’Égypte avec l’Arabie et des pèlerins qui se rendent à la Mecque ; au-delà, il n’y a plus que les communications lointaines avec le Sennaar et l’Abyssinie. Ici commence cette série non interrompue de monumens qui part de Denderah, franchit à Syène les frontières de l’Égypte, et se prolonge dans la Nubie inférieure jusqu’aux colossales merveilles d’Ipsamboul.


20 janvier.

C’est un moment solennel dans le voyage d’Égypte, celui où l’on découvre le grand temple de Denderah. Les huit colonnes du portique apparaissent intactes, brillantes de couleurs que le temps n’a pas effacées, et surmontées de leurs chapiteaux étranges formés par des têtes de femmes à oreilles de génisses. Voilà une grande ruine parfaitement conservée, voilà un temple encore debout, peint et sculpté, couvert d’hiéroglyphes et de figures ; je vois pour la première fois de l’architecture égyptienne, de l’art égyptien. Les pyramides, ce n’était pas de l’architecture et de l’art ; c’était de la grandeur et de la force. Cependant il ne faut pas trop céder à cet enchantement produit par les premiers monumens qu’on rencontre et qui frappent vivement l’admiration neuve et vierge encore ; il ne faut pas se laisser séduire au point de mettre, comme l’ont fait MM. Jollois et Devilliers, les monumens de Denderah au-dessus de tous les autres monumens de l’Égypte ; il ne faut pas dire «  qu’ils sont les plus parfaits sous le rapport de l’exécution, et qu’ils ont été construits à l’époque la plus florissante des siècles et des arts de l’Égypte. » Sans doute l’architecture que j’ai devant les yeux est admirable et ne diffère pas sensiblement de l’architecture des meilleurs temps de la civilisation égyptienne. Les Égyptiens reproduisaient fidèlement dans les constructions de l’âge le plus récent le type architectural des temps reculés. Toutefois, si de l’architecture on passe à la sculpture des bas-reliefs et des hiéroglyphes, on reconnaît bien vite l’immense infériorité du temple de Denderah comparé aux monumens anciens, par exemple, aux tombeaux voisins et contemporains des pyramides. Le dessin, loin d’être plus gracieux et plus correct, comme le veulent les savans que j’ai cités, est comparativement lourd et grossier. Il ne peut y avoir à cet égard nulle hésitation pour un œil non prévenu ; mais les savans de l’expédition d’Égypte abordaient les monumens de Denderah avec des idées préconçues. Ce temple, qui contenait les fameux zodiaques où l’on voyait la preuve d’une antiquité de quinze mille ans, ce temple devait appartenir aux plus lointaines époques de cette science antique dont il retraçait pour eux les enseignemens. En vain l’amoncellement moins considérable du sol au pied de l’édifice et la fraîcheur des couleurs dont il est orné suggéraient à MM. Jollois et Devilliers la sage pensée d’une antiquité moindre ; ils résistaient à ce témoignage des yeux et du bon sens comme aux avertissemens du goût ; ils déclaraient le temple de Denderah l’un des plus anciens, et mettaient ses sculptures au nombre des plus belles de l’Égypte.

Visconti, dirigé par le tact de l’antiquaire, Belzoni, averti par l’instinct du voyageur, Gau, éclairé par la sagacité de l’architecte, élevèrent des doutes sur l’antiquité prétendue du temple de Denderah. En 1821, M. Letronne, appuyé sur une inscription grecque, avait avancé que l’un des zodiaques de Denderah datait du temps de Tibère, et l’autre. (celui qui est aujourd’hui à Paris) du temps de Néron. Enfin, le 16 novembre 1828, Champollion, deux heures après son arrivée, avait lu sur les murs du temple, à la clarté de la lune et à la lueur d’un falot, les noms de Tibère, de Claude et de Néron. C’en était fait, le prestige de la haute antiquité s’évanouissait. Le temple de Denderah appartenait à l’époque romaine, et Champollion, dans une lettre qui respire l’enthousiasme le plus vrai pour l’architecture de Denderah, n’hésitait pas à dire : «  N’en déplaise à personne, les bas-reliefs sont détestables ; » et il ajoutait à cette sentence très méritée une distinction fine et juste «  La sculpture s’était déjà corrompue, tandis que l’architecture, moins sujette à varier, puisqu’elle est un art chiffré, s’était soutenue digne des dieux de l’Égypte et de l’admiration de tous les siècles. »

Ce temple était consacré à une déesse que les Grecs appelaient Aphrodite. Ce n’était point Isis, comme l’ont cru les savans de l’expédition d’Égypte, mais Athor, comme l’a facilement reconnu Champollion. L’erreur de ces savans était naturelle ; les attributs de la déesse Athor étant très semblables à ceux d’Isis, il serait souvent impossible de distinguer ces deux déesses, si leurs noms n’étaient écrits à côté d’elles en hiéroglyphes. Du reste, Isis et Athor étaient des divinités très voisines, on pourrait dire identiques ; elles offrent un des exemples les plus frappans de cette identité de type à laquelle une étude plus approfondie de la mythologie égyptienne ramènera, je pense, de plus en plus. Je crois que ce Panthéon compliqué et bizarre, mieux connu, se simplifiera et se réduira considérablement. Athor est, je pense, un autre nom d’Isis, comme le dit expressément Plutarque. J’ai pu reconnaître ici une identité plus nouvelle, et par conséquent plus curieuse, entre Athor et la déesse Pacht, la Bubastis des Grecs, qui est représentée d’ordinaire avec une tête de chat. Sur un des murs extérieurs du temple, au-dessus de la figure d’Athor, j’ai lu trois hiéroglyphes dont le sens était manifestement celui-ci : La grande chatte. Voilà donc Athor déjà reconnue identique à Isis, qui est ici assimilée à Pacht.[18] C’est une preuve, encourageante pour moi des lumières que l’étude des monumens et des hiéroglyphes dont ils sont couverts peut jeter sur la religion égyptienne. Ce fait, comme on voit, n’est pas sans importance, puisqu’il rapproche l’une de l’autre deux divinités qu’on avait toujours crues distinctes, et nous fait faire un pas vers l’identification des principales divinités féminines de l’Égypte.

J’ai mis le pied dans le temple avec ce sentiment de curiosité qu’inspire un objet nouveau pour les yeux et qui a long-temps occupé la pensée. Au-dessus de ma tête était ce fameux zodiaque du pronaos, que j’avais entendu citer si souvent dans les discussions académiques entre mes savans confrères Jomard, Letronne et Biot. Quoi qu’en puissent dire ceux qui tiennent encore pour l’antiquité du zodiaque, cette partie du temple ne saurait être plus ancienne que Tibère. L’inscription grecque qui nous apprend que, la vingt-unième année de Tibère, les habitans du lieu ont élevé ce pronaos ne peut laisser aucun doute à cet égard. Cette inscription porte encore aujourd’hui l’empreinte de la haine populaire que souleva contre lui, il y a dix-huit cents ans, un préfet d’Égypte, Aulus Avilius Flaccus. Son nom, à demi effacé, ne se lit qu’à peine. M. Salvador pense que ce sont les Juifs d’Égypte qui, dans une insurrection, s’efforcèrent d’abolir le nom d’un de leurs principaux persécuteurs.[19] Sur la plate-forme du temple est la petite chambre d’où l’on a enlevé l’autre zodiaque, celui qui est maintenant à la Bibliothèque royale de Paris, et qui a fait encore plus de bruit que le zodiaque du pronaos.

Le zodiaque circulaire de Denderah fut découvert par Desaix, qui le signala le premier à l’attention de ses officiers. Il fut acheté fort cher sous la restauration,[20] et devint alors le sujet d’un débat très vif, auquel se mêlèrent les passions de l’époque. Les libéraux voltairiens voyaient dans l’antiquité prétendue de ce monument un triomphe de Dupuis et un démenti à l’Écriture ; les légitimistes orthodoxes voulaient que le zodiaque fût moderne, et se trouvèrent avoir raison. La critique de M. Letronne, peu suspecte de partialité, unie à la science nouvelle de Champollion, que certains regardaient avec quelque inquiétude, montrèrent surabondamment que ce zodiaque, dans lequel on voulait voir la représentation du ciel tel qu’il était plusieurs milliers d’années avant l’ère biblique de la création, avait été tracé sous Néron. Un épisode assez piquant de cette contestation n’a été mis en lumière que tout récemment par une révélation posthume.

A côté du zodiaque circulaire est une grande figure de la déesse Ciel, encore en place. Au pied de cette figure, on voit deux cartouches qui, ainsi que beaucoup d’autres, je ne sais pour quelle raison, sont restés vides. Ce vide déplut apparemment aux dessinateurs de l’expédition d’Égypte ; ils jugèrent à propos de le remplir par des hiéroglyphes de leur choix. Ce qu’il y eut de plaisant, c’est que, dans leur ignorance absolue du sens des signes qu’ils dessinaient, ils choisirent pour placer dans le cartouche vide un groupe d’hiéroglyphes qui exprime le mot grec autocrator (empereur), et qui eût été, s’il se fût trouvé là, la réfutation la plus complète de l’antiquité fabuleuse attribuée au monument. On ne saurait être mieux puni d’une infidélité de copie et se fustiger plus comiquement soi-même à son insu. Champollion reconnut que les cartouches en question étaient vides, et s’amusa beaucoup de la malencontreuse addition d’un mot grec faite à ce monument par ceux qui trouvaient absurde qu’on le crût postérieur à l’établissement des Grecs en Égypte ; mais alors Champollion n’était pas de l’Institut. L’ancienne expédition avait, dans le sein de l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres, des représentans respectables, qui n’auraient peut-être pas trouvé très bon qu’on relevât le blunder de leurs collaborateurs, et la lettre écrite par Champollion à son frère ne fut pas publiée. Elle vient de l’être. Quelques voix se sont élevées pour soutenir que les cartouches en question étaient revêtus d’un enduit noir déposé par le temps, et sous lequel se trouverait peut-être l’inscription qu’on disait ajoutée par les dessinateurs. J’étais curieux de savoir ce qu’il en était. M. Durand et moi nous avons examiné les cartouches avec une grande attention, et nous pouvons affirmer qu’ils ne contiennent et n’ont jamais contenu aucuns caractères. La nouveauté du temple de Denderah est assez établie par les noms mille fois répétés de Tibère et de Néron, pour qu’on puisse se passer de cette preuve de plus.

Maintenant d’ailleurs que M. Letronne a établi l’origine grecque du zodiaque, il ne peut plus être question de l’antiquité démesurément reculée des zodiaques de Denderah ; toutefois la discussion n’est pas moins vive pour s’être transportée sur un autre terrain. Il s’agit aujourd’hui, entre M. Biot et M. Letronne, de savoir si, comme le pense le premier, un état réel du ciel, à une époque déterminée, a été tracé au moyen d’une projection sur le planisphère de Denderah, ou bien si les figures et les groupes d’étoiles qui le remplissent n’ont aucune valeur astronomique et sont sans rapport avec un état réel du ciel ; en un mot, si le zodiaque est un monument de la science, ou seulement une représentation mythologique. Ce débat entre deux savans illustres se rattache à deux manières différentes de considérer les antiquités égyptiennes : l’opinion de ceux qui croient que les Égyptiens ont connu la science proprement dite, et l’opinion de ceux qui ne le croient point. M. Biot est un esprit trop judicieux pour soutenir aujourd’hui les thèses chimériques de Dupuis et de Bailly, lesquelles d’ailleurs ne sont, je crois, nullement de son goût. Traitant lui-même assez légèrement la science égyptienne, il emploie les ressources que lui fournissent un esprit aussi ingénieux qu’il est élevé et une profonde connaissance de l’astronomie, pour amener ses lecteurs à comprendre comment, par des procédés très simples, les Égyptiens ont pu arriver à des notions astronomiques plus relevées qu’on ne serait tenté de le croire. La question ainsi posée perd beaucoup de son importance historique. Il est sans doute intéressant d’expliquer comment les Égyptiens ont pu se passer, jusqu’à un certain point, de la science ; ce qui était vraiment important, c’était de savoir si, comme le pensaient Bailly et Dupuis, les hommes des temps anciens avaient pu s’élever jusqu’à elle. Quoi qu’il en soit, même en s’en rapportant complètement à M. Biot, en admettant sur sa parole, comme c’est un devoir de le faire pour les profanes, que les Égyptiens ont pu être, sans connaissances auxiliaires et sans instrumens, de meilleurs astronomes qu’on ne le croirait, j’avoue que je conserve quelque doute sur la nature astronomique du zodiaque circulaire de Denderah. J’ai de la peine à m’expliquer pourquoi ce zodiaque, tracé de l’aveu de M. Biot au commencement de l’ère chrétienne, offrirait une représentation de l’état du ciel tel qu’il était sept cents ans auparavant. L’identification des étoiles du planisphère avec les constellations auxquelles M. Biot les rapporte ne me paraît point encore démontrée. Du reste, la discussion n’est pas fermée, et je suspends mon opinion jusqu’à la clôture des débats, heureux de n’être qu’auditeur ou tout au plus rapporteur dans un procès où je n’ai point de voix à donner, et où les illustres avocats ne peuvent être jugés que par leurs pairs, ce qui rend difficile la composition d’un tribunal compétent.

Pour moi, jusqu’à présent, j’incline beaucoup à voir, avec M. Letronne, dans les zodiaques de Denderah des tableaux analogues à ceux que présentent les tombeaux des rois à Thèbes, tableaux demi-funèbres, demi-astronomiques, ou plutôt astrologiques, dans lesquels les scènes de l’autre vie ont pour théâtre le monde des astres, et dans lesquels le soleil, la lune, les étoiles, figurent sous un rapport mythique plus que scientifique. En continuant mon voyage, je verrai si je trouve de quoi confirmer ces idées ou de quoi les combattre. Ce qu’il y a de certain, c’est que je suis provisoirement peu disposé à croire, comme MM. Jollois et Devilliers, que l’appartement du zodiaque ait été «  un lieu consacré à l’astronomie et à la représentation des phénomènes terrestres qui se lient à ceux du ciel. »

Après avoir parcouru l’intérieur du temple, je fais le tour de ses murailles. Partout je lis les noms de Néron, de Tibère, de Caligula (Caïus). Parmi tous ces souvenirs romains, il en est un seul qui se rattache à l’époque grecque, c’est celui de Cléopâtre, et encore ce souvenir même n’est-il point étranger à l’influence romaine, car en regard de la figure de Cléopâtre on voit, sur la muraille extérieure du temple, le fils qu’elle eut de César ; il porte ici le nom de Ptolémée César ; les historiens anciens l’appellent dédaigneusement Césarion. Cléopâtre, selon l’usage égyptien d’identifier toujours le souverain et la divinité, est représentée sous les traits d’Athor. C’est certainement un des résultats les plus piquans de la lecture des hiéroglyphes que de retrouver dans cette Athor colossale la sémillante amie de César et d’Antoine.

Derrière le grand temple d’Athor est le petit temple d’Isis, et un peu vers le nord un édifice que Strabon appelle Typhonion, et qui devait ce nom aux images d’un dieu difforme dans lequel on a voulu reconnaître le mauvais principe de la mythologie égyptienne, nommé Typhon par les Grecs ; mais d’abord rien ne prouve que le grotesque dieu dont l’image est multipliée ici soit l’ennemi d’Osiris. Cette lutte d’Osiris et de Typhon, du bon et du mauvais génie de l’Égypte, qui représentait, dit-on, le combat de la force fécondante du Nil et de l’aridité du désert, cette lutte ne se retrouve point, à ma connaissance, dans les innombrables représentations mythologiques de l’ancienne Égypte. C’est là, je crois, une de ces interprétations philosophiques et physiques de la religion égyptienne, nées tard sous l’influence de l’esprit grec, et qui, sur la foi des écrivains grecs, se sont transmises jusqu’à nous. Je ne sais aucun personnage qui, dans la mythologie figurée sur les monumens égyptiens, joue le rôle de Typhon[21] en guerre avec Osiris.

Quel que soit du reste le personnage hideux dont les images décorent ou plutôt enlaidissent le petit temple appelé par Strabon un Typhonion, la destination de ce temple n’est pas douteuse depuis Champollion ; il était consacré à la maternité de la déesse Athor, qu’on y voit allaitant son jeune enfant. Champollion a reconnu en Égypte plusieurs monumens de ce genre dont le nom égyptien, qu’il a su lire, était Ma Misi, c’est-à-dire lieu de naissance. On y voit en effet la naissance et l’allaitement d’Horus. Les savans de l’expédition d’Égypte n’ont pas manqué de trouver ici des représentations astronomiques. Ils ont en partie raison. Horus est certainement, le jeune soleil, mais est-il bien sûr que les différentes phases de l’année solaire soient figurées avec l’exactitude scientifique supposée par les savans français ?

Denderah mériterait un plus long séjour ; mais Denderah a le grand tort d’être à une journée de Thèbes. Le vent est favorable, comment résister ? D’ailleurs j’y reviendrai.

Avant d’arriver à Thèbes, qui est le grand intérêt du voyage, à Thèbes où il y a tant à voir et qui peut faire tout oublier, j’ai voulu fixer les impressions recueillies depuis vingt jours en suivant ce fleuve que je n’ai pas quitté, sur lequel j’ai vécu, étudié, admiré, rêvé. Ces impressions se sont traduites spontanément en vers. Il y a long-temps que telle chose ne m’était arrivée ; je me croyais défendu de ce danger de la jeunesse par la maturité des années ; je me croyais à couvert sous mes hiéroglyphes : vaine erreur ! j’ai succombé ;… j’en demande pardon au lecteur. Si c’est un crime pour un membre de l’Académie des Inscriptions de faire des vers,[22] et si je me suis rendu coupable de ce crime, je puis affirmer du moins que c’est sans préméditation.


LE NIL
I.

Dans ma barque étendu, le front vers les étoiles,
Je laisse aller mes vers au souffle de la nuit,
Au souffle qui murmure en jouant dans les voiles,
Au rivage qui passe, à l’onde qui s’enfuit.

Le Nil, c’est l’océan, et la brise inconstante
Nous pousse ou nous retient comme des mariniers ;
Le Nil, c’est le désert ; notre barque est la tente
Qui voyage ou s’arrête à l’ombre des palmiers.

Sans changer d’horizon et presque de rivage,
On voit se succéder d’uniformes soleils ;
Mais sans cesse un aspect du fleuve ou de la plage
Diversifie un peu ces bords toujours pareils.

Du chameau dans les airs la tête se balance ;
Comme un serpent son corps, il courbe son long col.
Marchant à pas égaux d’un air de somnolence,
L’ombre de son profil s’allonge sur le sol.

Dans le sable mouillé, côte à côte, s’étendent
Les buffles au poil noir, au pas lourd d’éléphant.

Des femmes lentement vers la rive descendent ;
Le front porte la cruche, et l’épaule l’enfant.

À terre, en cercle assis, les anciens du village
Fument silencieux, et seul un Bédouin,
La main sur son fusil, l’air dur, le front sauvage,
Suit de l’œil ces Français qui viennent de si loin.

Ici l’homme fut grand, on le voit à son ombre.
Le haillon qui le couvre avec grace est porté,
Un fier regard se cache au fond de son œil sombre,
Et sous le dénûment perce la majesté.

Ce sont haillons de prince et misères divines ;
C’est une robe d’or, mais elle est en lambeaux.
C’est encor l’Orient, mais il est en ruines ;
Ce sont marbres encor, mais marbres de tombeaux.

La femme du fellah passe muette et fière,
D’un bracelet d’ivoire ornant son bras maigri,
Traînant d’un pas royal, à travers la poussière,
Le vêtement grossier qui cache un corps flétri.

Parfois le souffle heureux d’un art charmant décore
Ces huttes de limon où brûle le fumier ;
Sur leur toit s’arrondit le toit du sycomore,
Et se balance au vent la tige du palmier.

Dans ma barque étendu, le front vers les étoiles,
Je laisse aller mes vers au souffle de la nuit,
Au souffle qui murmure en jouant dans nos voiles,
Au rivage qui passe, à l’onde qui s’enfuit.


II.


Quand s’enflent doucement nos deux voiles croisées,
Qui ressemblent de loin aux ailes des oiseaux,
Et qu’en sillons mouvans légèrement creusées
Aux côtés de la proue on sent glisser les eaux ;

Quand, sous l’effort du vent, notre barque inclinée
Semble un gai patineur au pied capricieux
Qui sur l’eau tout à coup par l’hiver enchaînée
Trace négligemment des contours gracieux,

L’ame alors se ranime, et l’active pensée
Comme le vent, la barque et l’horizon qui fuit,
Court agile et légère, et sa course pressée
Laisse loin la douleur qui haletant la suit.

L’ame semble flotter doucement dans le vide
Quand la barque traînée avance d’un pas lent ;
Le jour désoccupé coule pourtant rapide,
Comme le long du bord l’eau coule en gazouillant.

La nuit vient, le vent tombe, on s’abrite au rivage ;
Long-temps des matelots bruit le chant distord ;
Puis tout cesse, on n’entend qu’un cri triste et sauvage,
On charge les fusils, on se ferme, on s’endort,

Ou l’on veille écoutant le silence des plaines,
La voix du pélican qui s’éveille à demi,
Le chien qui jappe au seuil des cabanes lointaines,
Les murmures confus du grand fleuve endormi.

Je ne connaissais pas ces nuits étincelantes
Où l’argent fondu roule en fleuve au firmament,
Où brillent dans les flots les étoiles tremblantes,
Comme rayonnerait sous l’onde un diamant.

Cependant du sommeil on consume les heures
A contempler le cours lent et silencieux
Des mondes où pour l’ame on rêve des demeures,
Hiéroglyphes brillans des mystères des cieux.

Et des astres nouveaux, inconnus à l’Europe,
Versent pour nous leurs feux dans le champ sidéral.
Au sud, où resplendit l’étoile de Canope,
Nous regardons monter la croix du ciel austral.

Et puis il faut saisir à sa première flamme
Ce soleil qui dans l’air fait chanter les oiseaux,
Qui fait dans notre sein chanter aussi notre ame,
Et rire la lumière à la face des eaux.

Quand le soleil penchant aux sommets luit encore,
Sur le bord de la barque il faut aller s’asseoir,
Voir le ciel qui blanchit comme ailleurs par l’aurore,
Et respirer à deux la pureté du soir.

Tout est beau sur le Nil, chaque heure a son prestige,
Ce monotone cours semble toujours nouveau ;
Le Nil mystérieux lui-même est un prodige ;
Nous voyons le géant, nul n’a vu le berceau.

Ce fleuve est fils du ciel, comme le dit Homère,
On le trouve plus vaste en remontant son cours ;
Seul il n’emprunte rien aux sources de la terre,
Seul il ne reçoit rien, seul il donne toujours.

Au temps marqué, le Nil sort de sa couche immense,
Sur l’Égypte il étend ses deux bras, la bénit ;
La mort seule y régnait, la vie y recommence,
Le dieu satisfait rentre et dort dans son grand lit.

L’un sur l’autre écroulés, des siècles et des mondes
Près de lui maintenant dorment silencieux.
Leur sommeil est la mort ; mais il vit, et ses ondes
Réfléchissent toujours le désert et les cieux.

Il prodigue ses flots, qui jamais ne tarissent,
À ces peuples déchus de leur vieille splendeur,
Même à ces fils du Nord dont les fronts qui pâlissent
De ce puissant climat soutiennent mal l’ardeur.

Et pour se consoler des présentes misères,
Triste de ne plus voir rien de grand sur ses bords,
Rappelant du passé les gloires séculaires,
Le vieux fleuve se plait au souvenir des morts.

Pensif, il s’entretient des prodiges antiques,
De ces rois oubliés dont lui seul sait le nom ;
Et de là, descendant aux âges héroïques,
Il murmure tout bas : Moeris, Rhamsès, Memnon.

Il sourit comme un père aux solides ruines
Des temples dont il vit poser les fondemens ;
Il salue en passant les deux cités divines
Ton nom seul, ô Memphis ! Thèbes, tes monumens !

Ne voulant plus rien voir après les pyramides,
Comme un roi triomphant qui trancherait ses jours,
Le fleuve impatient hâte ses flots rapides,
Et sombre au sein des mers ensevelit son cours.

Dans ma barque étendu, le front vers les étoiles,
Je laisse aller mes vers au souffle de la nuit,
Au souffle qui murmure en jouant dans les voiles,
Au rivage qui passe, à l’onde qui s’enfuit.


J.-J. AMPERE.

  1. L’halpheh.
  2. Le noyau de la base est peut-être formé par le rocher recouvert d’une maçonnerie. En ce sens, la tradition aurait à moitié raison. — Vylse, Pyramids of Giseh, III, app. 79.
  3. Cette découverte de M. Lepsius a fait connaître quel était le roi égyptien que les Grecs ont désigné par le nom de Mœris. Champollion pensait que c’était Thoutmosis III, de la 18e dynastie, celui dont le nom est gravé sur l’obélisque d’Alexandrie, et que je crois, d’après cette inscription, avoir achevé l’expulsion des peuples pasteurs ; mais M. Lepsius ayant trouvé un nom plus ancien, celui d’Amenmehé III, partout gravé sur les ruines du labyrinthe, il a été démontré que c’était à cet Amenmehé III que les Grecs ont donné le nom de Moeris.
  4. Mémoire sur le lac Moeris, par Linant de Bellefonds. 1842.
  5. Les travaux de ce barrage, assez long-temps différés, sont aujourd’hui en pleine activité.
  6. Les Grecs l’appelaient Mélas (noir), les Hébreux Shior, ce qui a le même sens. Un ancien nom copte du Nil, Amrhiri, veut dire noir. On sait qu’un des affluens supérieurs du Nil s’appelle en arabe Bahr-et-Azrek (le fleuve bleu). Le mot neilos lui-même ressemble au mot sanscrit nilus (bleu ou noir), d’où le persan nil, qui est le nom de l’indigo. Comment cette dénomination indienne ou persane aurait-elle été donnée à un fleuve d’Égypte et serait-elle arrivée en Grèce avant le temps d’Hésiode, chez lequel le mot neilos se trouve déjà ? La réponse est embarrassante, j’en conviens. Je ne puis admettre, avec M. Jacquet, que ce soit par la domination des Perses, car cette domination est postérieure à Hésiode ; mais j’ai peine à croire qu’il n’y ait là qu’une ressemblance fortuite de nom.
  7. Par exemple, dans les langues du Nord. Le surnom d’Harold à la dent bleue, roi de Norvége, pourrait plus justement se traduire par à la dent noire. Le bleu est la couleur d’Héla, déesse de la mort. Je crois avoir remarqué que les dieux égyptiens, quand ils jouent un rôle infernal, sont tantôt noirs et tantôt bleus. Le bleu est alors employé au lieu du noir, comme exprimant la même idée d’une façon moins triste par une sorte d’euphonie, et, si j’ose ainsi parier, un euphémisme de couleur.
  8. Okeanos.
  9. Bahr.
  10. Décade égyptienne, I, 218, 269.
  11. M. Félix d’Arcet, avec lequel vient de mourir un nom respecté dans les sciences depuis plusieurs générations, avait introduit en Égypte, de 1828 à 1829, la clarification de l’eau du Nil par l’alun.
  12. Washington Irving, The History of the life and voyages of Christopher Columbus, t. IV, p. 423.
  13. Ces danses sont, je crois, fort semblables à celles qu’exécutaient les mimes dans la Rome impériale. Il est à remarquer que le plus célèbre d’entre eux, Bathylle, était égyptien.
  14. J’ai indiqué ailleurs (lettre à M. Villemain, Journal de l’Instruction publique, 22 mars 1845) ce qui m’a semblé une erreur de. M. Wilkinson, qui voit les noms de deux rois là où je n’ai pu voir que le nom et le prénom bien connus de Menephta II.
  15. Temple-grotte creusé dans l’intérieur d’un rocher ou d’une montagne.
  16. Power. Essay on the influence of the imagination over the nervous system.
  17. Et non ssout, comme lit M. Wilkinson, t. II, 85. Le canard doit se prononcer ci.
  18. Les jolis chats de Babayn dont j’ai parlé étaient aussi en relation avec la déesse Athor.
  19. Histoire de la Domination romaine en Judée, I, 419. — Le système si original de M. Salvador touche en quelques points à l’Égypte. J’aurai occasion de discuter plusieurs idées de cet écrivain.
  20. Et on refusa pour 300,000 francs la collection de Drovetti, la plus belle qui existe et qu’à notre honte a achetée le roi de Piémont.
  21. La déesse à tête d’hippopotame nommée Otph, ou Toph, a peut-être fourni la racine du nom de Typhon ; mais il serait difficile de reconnaître dans ce personnage féminin le Typhon des Grecs.
  22. L’honneur que vient de me faire l’Académie française peut être invoqué comme une circonstance atténuante.