Voyage sentimental/05

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 11-18).


PRÉFACE
DANS LA DÉSOBLIGEANTE.


Plus d’un philosophe péripatéticien doit avoir observé que la nature, de sa pleine autorité, a mis des bornes au mécontentement de l’homme : elle a exécuté son plan de la manière la plus commode et la plus favorable pour lui, en lui imposant l’invincible nécessité de se procurer l’aisance, et de soutenir les revers de la fortune dans son propre pays. Ce n’est que là qu’elle l’a pourvu d’objets les plus propres à participer à son bonheur, et à porter une partie de ce fardeau qui, dans tous les âges et dans toutes les contrées, a toujours paru trop pesant pour les épaules d’une seule personne. Nous sommes doués, il est vrai, du pouvoir de répandre quelquefois notre bonheur hors de ses limites ; mais il est bien imparfait, par l’impossibilité de se faire entendre, le manque de connoissances, le défaut de liaisons, la différence qui se trouve dans l’éducation, les mœurs, les coutumes, les habitudes ; ce qui nous fait trouver tant de difficultés à communiquer nos sensations hors notre propre sphère, qu’elles équivalent souvent à une entière impossibilité.

Il s’ensuit de là que la balance du commerce sentimental est toujours contre celui qui sort de chez lui. Les gens qu’il rencontre lui font acheter au prix qu’ils veulent les choses dont il n’a guère besoin ; ils prennent rarement sa conversation en échange pour la leur sans qu’il y perde… et il est forcé de changer souvent de correspondant, pour tâcher d’en trouver de plus équitables. On devine aisément tout ce qu’il a à souffrir.

Cela me conduit à mon sujet ; et si le mouvement que je fais faire à la désobligeante me permet d’écrire, je vais développer les causes qui excitent à voyager.

Les gens oisifs qui quittent leur pays natal pour aller chez l’étranger, ont leurs raisons ; elles proviennent de l’une ou de l’autre de ces trois causes générales :

Infirmités du corps.
Foiblesse d’esprit.
Nécessité inévitable.

Les deux premières causes renferment ceux que l’orgueil, la curiosité, la vanité, une humeur sombre, excitent à voyager par terre et par mer ; et cela peut être combiné et subdivisé à l’infini.

La troisième classe offre une armée de pèlerins et de martyrs. C’est ainsi que voyagent, sous l’obédience d’un supérieur, les moines de toutes les couleurs ; que les malfaiteurs vont chercher le châtiment de leurs crimes ; ou que les jeunes gens de famille, aimables libertins, sont forcés par des parens barbares, de voyager sous la tutèle des gouverneurs qui leur sont recommandés par les universités d’Oxford, Aberdeen et Glasgow.

Il y a une quatrième classe de voyageurs ; mais leur nombre est si petit, qu’il ne mériteroit pas de distinction s’il n’étoit nécessaire, dans un ouvrage de la nature de celui-ci, d’observer la plus grande précision et exactitude, pour ne point confondre les caractères. Les hommes dont je veux parler ici, sont ceux qui traversent les mers et séjournent dans les pays étrangers par vues d’économie, pour plusieurs raisons et sous divers prétextes. Mais, comme ils pourroient s’épargner et aux autres beaucoup de peines inutiles en économisant dans leur pays… et que leurs raisons de voyager sont moins uniformes que celle des autres espèces d’émigrans, je les distinguerai sous le titre de

Simples Voyageurs.

Ainsi, on peut diviser le cercle entier des voyageurs comme il suit :

Voyageurs oisifs,
Voyageurs curieux.
Voyageurs menteurs.
Voyageurs orgueilleux,
Voyageurs vains,
Voyageurs sombres ;


Viennent ensuite,

Les Voyageurs contraints, les moines,
Les Voyageurs criminels, les coupables,
Les Voyageurs innocent et infortunés,
Les simples Voyageurs ;


Et enfin, s’il vous plaît,

Le Voyageur sentimental, ou moi-même, dont je vais rendre compte. J’ai voyagé autant par nécessité, et par le besoin que j’avois de voyager, qu’aucun autre de cette classe. Je sais que mes voyages et mes observations seront d’une tournure différente que celle de mes prédécesseurs, et que j’aurois peut-être pu exiger pour moi seul une niche à part ; mais en voulant attirer l’attention sur moi, ce seroit empiéter sur les droits du Voyageur vain ; et j’abandonne cette prétention, jusqu’à ce qu’elle soit mieux fondée que sur l’unique nouveauté de ma voiture.

Mon lecteur se placera lui-même, comme il voudra, dans la liste. Il ne lui faut, s’il a voyagé, que peu d’études et de réflexions, pour se mettre dans le rang qui lui convient. Ce sera toujours un pas qu’il aura fait pour se connoître ; et je parierois que, malgré ses voyages, il a conservé quelque teinture et quelque ressemblance de ce qu’il étoit avant qu’il ne les commençât.

L’homme qui le premier transplanta des ceps de vigne de Bourgogne au cap de Bonne-Espérance, ne s’imagina pas sans doute, quoique Hollandois, qu’il boiroit au cap du même vin que ces ceps de vigne auroient produit sur les coteaux de Beaune et de Pomar… Il étoit trop phlegmatique pour s’attendre à pareille chose ; mais il étoit au moins dans l’idée qu’il boiroit une espèce de liqueur vineuse, bonne, médiocre, ou tout-à-fait mauvaise. Il savoit que tout cela ne dépendoit pas de son choix, et que ce qu’on appelle hasard devoit décider du succès. Cependant il en espéroit la meilleure réussite ; mais, par une confiance trop présomptueuse dans la force de sa tête, et dans la profondeur de sa prudence, mon Hollandois auroit bien pu voir renverser l’une et l’autre par les fruits de son nouveau vignoble, et en montrant sa nudité devenir la risée du peuple.

Il en est de même d’un pauvre voyageur qui se hisse dans un vaisseau, ou qui court la poste à travers les royaumes les plus policés du globe, pour s’avancer dans la recherche des connoissances et des perfections.

On peut en acquérir en courant les mers et la poste dans cette vue : mais c’est mettre à la loterie. En supposant même qu’on obtienne ainsi des connoissances utiles et des perfections réelles, il faut encore savoir se servir de ce fonds acquis, avec précaution et avec économie, pour le faire tourner à son profit. Malheureusement les chances vont ordinairement au revers et pour l’acquisition et pour l’application. Cela me fait croire qu’un homme agiroit très-sagement s’il pouvoit prendre sur lui de vivre content dans son pays, sans connoissances et sans perfections étrangères, surtout si on n’y manque pas absolument des unes et des autres. En effet, je tombe en défaillance quand j’observe tous les pas que fait un voyageur curieux, pour jeter les yeux sur des points de vue et observer des découvertes qu’il auroit pu voir chez lui, comme disoit très-bien Sancho Pança à Don-Quichotte. Le siècle est si éclairé, qu’à peine il y a quelque pays ou quelque coin dans l’Europe, dont les rayons ne soient pas traversés ou échangés réciproquement avec d’autres. Les rameaux divers des connoissances ressemblent à la musique dans les rues des villes d’Italie ; on participe gratis à ses agrémens. Mais il n’y a pas de nation sous le ciel, et Dieu à qui je rendrai compte un jour de cet ouvrage, Dieu est témoin que je parle sans ostentation ; il n’y a pas, dis-je, une nation sous le ciel qui soit plus féconde dans les genres variés de la littérature… où l’on courtise plus les muses… ou l’on puisse acquérir la science plus sûrement… où les arts soient plus encouragés et plutôt portés à leur perfection… où la nature soit plus approfondie… où l’esprit enfin soit mieux nourri par la variété des caractères…

Où donc allez-vous, mes chers compatriotes ? Nous ne faisons, me dirent-ils, que regarder cette chaise. Votre très-humble serviteur, leur dis-je en sautant dehors et en ôtant mon chapeau. Nous avions envie de savoir, me dit l’un d’eux qui étoit un voyageur curieux, ce qui occasionnoit le mouvement de cette chaise… C’étoit, dis-je froidement, l’agitation d’un homme qui écrivoit une préface… Je n’ai jamais entendu parler, dit l’autre qui étoit un voyageur simple, d’une préface écrite dans une désobligeante. Elle auroit peut-être été plus chaudement faite, lui dis-je, dans un vis-à-vis.

Mais un Anglois ne voyage pas pour voir des Anglois… Je me retirai dans ma chambre.