Voyage sentimental/06

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 19-21).


CALAIS.


Je marchais dans le long corridor ; il me sembloit qu’une ombre plus épaisse que la mienne en obscurcissoit le passage : c’étoit effectivement monsieur Dessein qui, étant revenu de vêpres, me suivoit complaisamment, le chapeau sous le bras, pour me faire souvenir que je l’avois demandé. La préface que je venais de faire dans la désobligeante m’avoit dégoûté de cette espèce de voiture, et monsieur Dessein ne m’en parla que par un haussement d’épaules, qui vouloit dire qu’elle ne me convenoit pas. Je jugeai aussitôt qu’elle appartenoit à quelque voyageur idiot, qui l’avoit laissée à la probité de monsieur Dessein, pour en tirer ce qu’il pourroit. Il y avoit quatre mois qu’elle étoit dans le coin de la cour ; c’étoit le point marqué, où, après avoir fait son tour d’Europe, elle avoit du revenir. Lorsqu’elle en partit, elle n’avoit pu sortir de la cour sans être réparée ; elle s’étoit depuis brisée deux fois sur le Mont-Cenis. Toutes ces aventures ne l’avoient pas améliorée, et son repos oisif dans le coin de la cour de monsieur Dessein ne lui avoit pas été favorable. Elle ne valoit pas beaucoup, mais encore valoit-elle quelque chose… Et quand quelques paroles peuvent soulager la misère, je déteste l’homme qui en est avare…

Je dis à monsieur Dessein, en appuyant le bout de mon index sur sa poitrine : En vérité, si j’étois à votre place, je me piquerais d’honneur pour me défaire de cette désobligeante ; elle doit vous faire des reproches toutes les fois que vous en approchez.

Mon Dieu ! dit monsieur Dessein, je n’y ai aucun intérêt… Excepté, dis-je, l’intérêt que des hommes d’une certaine tournure d’esprit, monsieur Dessein, prennent dans leurs propres sensations… Je suis persuadé que pour un homme qui sent pour les autres aussi bien que pour lui-même, et vous vous déguisez inutilement ; je suis persuadé que chaque nuit pluvieuse vous fait de la peine… Vous souffrez, monsieur Dessein, autant que la machine.

J’ai toujours observé, lorsqu’il y a de l’aigre doux dans un compliment, qu’un Anglois est en doute s’il se fâchera ou non. Un François n’est jamais embarrassé : monsieur Dessein me salua.

Ce que vous dites est bien vrai, monsieur, dit-il ; mais je ne ferais dans ce cas-là que changer d’inquiétude, et avec perte. Figurez-vous, je vous prie, mon cher Monsieur, si je vous vendois une voiture qui tombât en lambeaux avant d’être à la moitié du chemin, figurez-vous ce que j’aurois à souffrir de la mauvaise opinion que j’aurois donnée de moi à un homme d’honneur, et de m’y être exposé vis-à-vis d’un homme d’esprit.

La dose étoit exactement pesée au poids que j’avois prescrit ; il fallut que je la prisse… Je rendis à monsieur Dessein son salut ; et, sans parler davantage de cas de conscience, nous marchâmes vers sa remise, pour voir son magasin de chaises.