Voyage sentimental/07

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 21-24).


DANS LA RUE.
Calais.


Le globe que nous habitons est apparemment une espèce de monde querelleur. Comment, sans cela, l’acheteur d’une aussi petite chose qu’une mauvaise chaise de poste, pourroit-il sortir dans la rue avec celui qui veut la vendre, dans des dispositions pareilles à celles où j’étois ? Il ne devoit tout au plus être question que d’en régler le prix ; et je me trouvais dans la même position d’esprit, je regardois mon marchand de chaises avec les mêmes yeux de colère, que si j’avois été en chemin pour aller au coin de Hyde-Parc me battre en duel avec lui. Je ne savois pas trop bien manier l’épée, et je ne me croyois pas capable de mesurer la mienne avec celle de monsieur Dessein… mais cela n’empêchoit pas que je ne sentisse en moi les mouvemens dont on est agité dans cette espèce de situation… Je regardois monsieur Dessein avec des yeux perçans… Je les jetois sur lui en profil… ensuite en face… Il me sembloit un Juif… un Turc… Sa perruque me déplaisoit… J’implorois tous mes dieux pour qu’ils le maudissent… Je le souhaitois à tous les diables…

Le cœur doit-il donc être en proie à toutes ces émotions pour une bagatelle ? Qu’est-ce que trois ou quatre louis qu’il peut me faire payer de trop ? Passion basse ! me dis-je en me retournant avec la précipitation naturelle d’un homme qui change subitement de façon de penser… Passion basse, vile !… tu fais la guerre aux humains : ils devroient être en garde contre toi… Dieu m’en préserve, s’écria-t-elle, en mettant la main sur son front… et je vis, en me retournant, la dame que le moine avoit abordée dans la cour… Elle nous avoit suivis sans que nous nous en fussions aperçus. Dieu vous en préserve, lui dis-je en lui offrant la mienne… Elle avoit des gants de soie noire, qui étoient ouverts au bout des pouces et des doigts… Elle l’accepta sans façon, et je la conduisis à la porte de la remise.

Monsieur Dessein avoit donné plus de cinquante fois la clef au diable avant de s’apercevoir que celle qu’il avoit apportée n’étoit pas la bonne. Nous étions aussi impatiens que lui de voir cette porte ouverte ; et si attentifs à l’obstacle, que je continuai à tenir la main de la dame sans presque m’en apercevoir ; de sorte que monsieur Dessein nous laissa ensemble, la main dans la mienne, et le visage tourné vers la porte de la remise, en nous disant qu’il seroit de retour dans cinq ou six minutes.

Un colloque de cinq ou six minutes dans une pareille situation, fait plus d’effet que s’il duroit cinq ou six siècles le visage tourné vers la rue. Ce que l’on se dit dans ce dernier cas ne roule ordinairement que sur des objets et des événemens du dehors… Mais quand les yeux ne sont point distraits, et qu’ils se portent sur un point fixe, le sujet du dialogue ne vient uniquement que de nous-mêmes… Je sentis l’importance de la situation… Un seul moment de silence après le départ de monsieur Dessein y eût été fatal… La dame se seroit infailliblement retournée… je commençai donc la conversation sur-le-champ.

Comme je n’écris pas pour excuser les foiblesses de mon cœur, mais pour en faire le récit, je vais dire quelles furent les tentations que j’éprouvai dans cette occasion, avec la même simplicité que je les ai senties.