Voyage sentimental/09

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 30-33).


LA TABATIÈRE.
Calais.


Le bon vieillard de moine étoit à quatre pas de nous, lorsque je me rappelois ce qui s’étoit passé entre lui et moi… il avançoit d’un pas timide, dans la crainte sans doute de se rendre importun… Il approche enfin d’un air libre… Il avoit une tabatière de corne à la main, et il me la présenta ouverte avec beaucoup de franchise… Vous goûterez de mon tabac, lui dis-je, en tirant de ma poche une petite tabatière d’écaille que je mis dans sa main… Il est excellent, dit-il. Hé bien, lui dis-je, faites-moi donc la grâce de garder le tabac et la tabatière…, et lorsque vous en prendrez une prise, souvenez-vous quelquefois que c’est l’offrande de paix d’un homme qui vous a traité brusquement… mais qui n’en avoit pas l’intention dans le cœur.


Le pauvre moine devint rouge comme de l’écarlate… Mon Dieu ! dit-il en serrant ses mains l’une contre l’autre, vous n’avez jamais été brusque à mon égard… Oh ! pour cela, dit la dame, je crois qu’il en est incapable. Je rougis à mon tour… Et quelle en fut la cause… Je le laisse à deviner à ceux qui ont du sentiment… Pardonnez-moi, Madame, je l’ai traité très-rudement et sans aucune provocation de sa part… Cela est impossible, dit-elle… Mon Dieu, s’écria le moine avec une vivacité qui lui paroissoit étrangère, la faute en fut à moi et à l’indiscrétion de mon zèle. La dame dit que cela ne pouvoit pas être ; et je m’unis à elle pour soutenir qu’il étoit impossible qu’un homme aussi honnête que lui pût offenser qui que ce soit.

J’ignorois, avant ce moment, qu’une dispute pût causer une irritation aussi douce et aussi agréable dans toutes les parties sensitives de notre existence. Nous restâmes dans le silence… et nous y restâmes sans éprouver cette peine ridicule que l’on ressent pour l’ordinaire dans une compagnie où l’on s’entreregarde dix minutes sans dire mot. Le moine, pendant cet intervalle, frottoit sa tabatière de corne sur la manche de son froc… Dès qu’il lui eut donné un peu de lustre, il fit une profonde inclination, et me dit qu’il ne savoit pas si c’étoit la foiblesse ou la bonté de nos cœurs qui nous avoit engagés dans cette contestation… Quoi qu’il en soit, Monsieur, je vous prie de faire un échange de boîtes… il me présenta la sienne d’une main, et de l’autre tenant la mienne, il la baisa, les yeux humides de larmes, la mit dans son sein et s’en alla sans rien dire.

Ah !… je conserve sa boîte… elle vient au secours de ma religion, pour aider mon esprit à s’élever au-dessus des choses terrestres… Je la porte toujours sur moi… elle me fait souvenir de la douceur et de la modération de celui qui la possédoit, et je tâche de le prendre pour modèle dans tous les embarras de ce monde. Il en avoit essuyés beaucoup. Son histoire qu’on m’a racontée depuis, étoit un tissu de peines et de désagrémens ; il les avoit supportés jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans : mais alors, accablé par le chagrin de voir que ses services militaires étoient mal récompensés, et éprouvant en même-temps des revers dans la plus tendre des passions, il abandonna l’épée et le beau sexe à-la-fois, et se retira dans le sanctuaire, non pas tant de son couvent que de lui-même.

Je sens un poids sur mon cœur en ajoutant qu’à mon retour par Calais, m’étant informé du père Lorenzo, j’appris qu’il étoit mort depuis trois mois, et qu’il avoit désiré d’être enterré dans un petit cimetière, à deux lieues de la ville, appartenant à son couvent. J’eus un violent désir d’aller visiter son tombeau… Lorsque j’y fus, je tirai de ma poche sa petite boîte de corne, je m’assis près de sa tombe, et j’arrachai quelques orties qui n’avoient que faire de croître sur ce lieu sacré. Toute cette scène m’affecta à un tel point, que je versai un torrent de larmes… Mais je suis aussi foible qu’une femme, et je prie le lecteur de ne pas sourire, mais plutôt de me plaindre.