Voyage sentimental/10

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 33-36).


LA PORTE DE LA REMISE.
Calais.


Pendant tout ce temps, je n’avois pas quitté la main de la dame… il me parut qu’il étoit peu décent, après l’avoir tenue si longtemps, de la lâcher sans la presser contre mes lèvres, et je m’y hasardai..... Son teint pâle et inanimé sembloit avoir repris pendant cette action son coloris le plus brillant.

Les deux voyageurs qui m’avoient parlé dans la cour, vinrent à passer dans ce moment critique, et s’imaginèrent que nous étions pour le moins mari et femme. Le voyageur curieux s’approcha, et nous demanda si nous partions pour Paris le lendemain matin… Je lui dis que je ne pouvois répondre que pour moi-même. — La dame ajouta qu’elle alloit à Amiens….. Nous y dînâmes hier, me dit le voyageur simple. Vous traverserez cette ville, me dit l’autre, en allant à Paris. J’allois lui faire mille remercîmens de m’avoir appris qu’Amiens étoit sur la route de Paris… mais je tirai de ma poche la petite boîte de corne de mon pauvre moine pour prendre une prise de tabac… Je les saluai d’un air tranquille, et leur souhaitai une bonne traversée à Douvres… Ils nous laissèrent seuls…..

Mais, me disois-je à moi-même, quel mal y auroit-il que j’offrisse à cette dame affligée la moitié de ma chaise ?… Quel grand malheur pourroit-il s’ensuivre ?

— Quel malheur ? s’écrièrent en foule toutes les passions basses qui se réveillèrent en moi… Ne voyez-vous pas, disoit l’Avarice, que cela vous obligera de prendre un troisième cheval, et qu’il vous en coûtera vingt francs de plus ? Vous ne savez pas ce qu’elle est, me disoit la Précaution..... ni les embarras que cette affaire peut vous causer, disoit la Lâcheté à mon oreille.

Vous pouvez compter, Yorick, ajoutoit la Discrétion, que l’on dira que c’est votre maîtresse, et que Calais a été le lieu de votre rendez-vous.

Comment pourrez-vous après cela, s’écria l’Hypocrisie, montrer votre visage en public ?… ou vous élever, disoit la Pusillanimité, dans l’église ?… ou y être autre chose qu’un petit chanoine, ajoutoit l’Orgueil.

Mais..... répondois-je à tout cela, c’est une honnêteté..... Je n’agis guère que par ma première impulsion, et j’écoute surtout fort peu les raisonnemens qui contribuent à endurcir le cœur… Je me retournai précipitamment vers la dame.

Elle n’étoit déjà plus là… Elle étoit partie sans que je m’en aperçusse, pendant que cette cause se plaidoit, et avoit déjà fait douze ou quinze pas dans la rue. Je courus à elle pour lui faire ma proposition du mieux qu’il me seroit possible… mais elle marchoit la joue appuyée sur sa main, les yeux fixés en terre, et du pas lent et mesuré d’une personne qui pense… Une idée me frappa qu’elle agitoit la même affaire en elle-même. Que le ciel vienne à son secours ! dis-je ; elle a probablement quelque belle-mère entichée de pruderie ; quelque tante hypocrite, quelque vieille femme ignorante à consulter en cette occasion, aussi bien que moi. Ainsi, ne me souciant pas d’interrompre la procédure, et croyant qu’il étoit plus honnête de la prendre à discrétion, plutôt que par surprise, je me retournai doucement et fis deux ou trois tours devant la porte de la remise, tandis que, de son côté, elle réfléchissoit en se promenant.