Voyage sentimental/11

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 36-39).


DANS LA RUE.
Calais.


La première fois que je l’avois vue, j’avois arrêté dans mon imagination qu’elle étoit charmante ; ensuite j’avois posé, comme un second axiome aussi incontestable que le premier, qu’elle étoit veuve et dans l’affliction… je n’allai pas plus loin ; cette situation me plaisoit… Elle seroit restée avec moi jusqu’à minuit, que je m’en serois tenu à ce système, et ne l’aurois considérée que sons ce point de vue général.

Elle s’étoit à peine éloignée de moi de vingt pas, que quelque chose d’intérieur en moi me faisoit désirer plus de particularités sur son compte… L’idée d’une longue séparation vint me saisir et m’alarmer… il pouvoit se faire que je ne la revisse plus..... Le cœur s’attache à ce qu’il peut, et je voulois au moins des traces sur lesquelles mes souhaits pussent la rejoindre, si je ne la revoyois plus moi-même : en un mot, je voulois savoir son nom, celui de sa famille, son état..... Je savais l’endroit où elle alloit, je voulois savoir l’endroit d’où elle venoit. Mais comment parvenir à toutes ces connoissances ? Cent petites délicatesses s’y opposoient. Je formai vingt plans différens : je ne pouvois pas lui faire des questions directes, la chose du moins me paroissoit impossible.

Un petit officier françois de fort bon air, qui venoit en dansant au bruit d’une ariette qu’il fredonnoit, me fit voir que ce qui me sembloit si difficile étoit la chose du monde la plus aisée. Il se trouva entre la dame et moi, au moment qu’elle revenoit à la porte de la remise. Il m’aborda, et à peine m’avoit-il parlé, qu’il me pria de lui faire l’honneur de le présenter à la dame… Je n’avois pas été présenté moi-même..... Il se retourna aussitôt et se présenta sans moi. Vous venez de Paris, apparemment, lui dit-il, madame ? Non ; mais je vais, dit-elle, prendre cette route. Vous n’êtes pas de Londres ? Elle répondit que non. Ah ! madame vient de Flandres ? apparemment que vous êtes Flamande ? La dame répondit oui… De Lille, peut-être ?… Non… Ni d’Arras, ni de Cambrai, ni de Bruxelles ?… La dame dit qu’elle étoit de Bruxelles.

J’ai eu l’honneur d’assister au bombardement de cette ville dans la dernière guerre… Il faut l’avouer, cette place est admirablement bien située pour cela… Elle étoit remplie de noblesse, quand les Impériaux en furent chassés par les François… La dame lui fit une légère inclination de tête… Il lui raconta la part qu’il avoit eue au succès de cette affaire… la pria de lui faire l’honneur de lui dire son nom, et la salua…

Et madame, sans doute, a son mari, reprit-il, en regardant derrière lui après avoir fait deux pas ? Et sans attendre la réponse, il s’en alla en sautant dans la rue.

Je le considérai avec des yeux attentifs… Apparemment, me dis-je, que je n’ai pas assez médité les importantes leçons de la civilité qu’on a mises dans les mains de mon enfance ; car je n’en pourrois pas faire autant.