Voyage sentimental/25

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 82-86).


LE POULS.
Paris.


Les petites douceurs de la vie en rendent le chemin plus uni et plus agréable. Les grâces, la beauté disposent à l’amour ; elles ouvrent la porte de son temple, et on y entre insensiblement.

Je vous prie, Madame, d’avoir la bonté de me dire par où il faut prendre pour aller à l’Opéra comique. Très-volontiers, Monsieur, dit-elle en quittant son ouvrage.

J’avois jeté les yeux dans cinq ou six boutiques, pour chercher une figure qui ne se renfrogneroit pas en lui faisant cette question. Celle-ci me plut et j’entrai.

Elle étoit assise sur une chaise basse dans le fond de la boutique, en face de la porte, et brodoit des manchettes.

Très-volontiers, dit-elle en posant son ouvrage sur une chaise à côté d’elle, et elle se leva d’un air si gai, si gracieux, que si j’avois dépensé cinquante louis dans sa boutique, j’aurois dit : cette femme est reconnoissante.

Il faut tourner. Monsieur, dit elle en venant avec moi à la porte, et en me montrant la rue qu’il falloit prendre ; il faut d’abord tourner à votre gauche...... Mais prenez garde........ il y a deux rues ; c’est la seconde… Vous la suivrez un peu, et vous verrez une église ; quand vous l’aurez passée, vous prendrez à droite, et cette rue vous conduira au bas du Pont-Neuf, qu’il faudra passer… Vous ne trouverez personne qui ne se fasse un vrai plaisir de vous montrer le reste du chemin.

Elle me répéta ses instructions trois fois, avec autant de patience et de bonté la troisième que la première ; et si des tons et des manières ont une signification (et ils en ont une sans doute, à moins que ce ne soit pour des cœurs insensibles), elle sembloit s’intéresser à ce que je ne me perdisse pas.

Cette femme, qui n’étoit guère au-dessus de l’ordre des grisettes, étoit charmante ; mais je ne supposerai pas que ce fut sa beauté qui me rendit si sensible à sa politesse. La seule chose dont je me souvienne bien, c’est que je la fixai beaucoup en lui disant combien je lui étois obligé, et je réitérai mes remercîmens autant de fois qu’elle avoit pris la peine de m’instruire.

Je n’étois pas à dix pas de sa porte, que j’avois oublié tout ce qu’elle m’avoit dit… Je regardai derrière moi, et je la vis qui étoit encore sur le pas de sa porte pour observer si je prendrois le bon chemin. Je retournai vers elle pour lui demander s’il falloit d’abord aller à droite ou à gauche… J’ai tout oublié, lui-dis-je. Est-il possible ? dit-elle en souriant. Cela est très possible, et cela arrive toujours quand on fait moins d’attention aux avis que l’on reçoit, qu’à la personne qui les donne.

Ce que je disois étoit vrai, et elle le prit comme toutes les femmes prennent les choses qui leur sont dues. Elle me fit une légère révérence.

Attendez, me dit-elle en mettant sa main sur mon bras pour me retenir, je vais envoyer un garçon dans ce quartier-là porter un paquet ; si vous voulez avoir la complaisance d’entrer, il sera prêt dans un moment, et il vous accompagnera jusqu’à l’endroit même. Elle cria à son garçon, qui étoit dans l’arrière-boutique, de se dépêcher, et j’entrai avec elle. Je levai de dessus la chaise où elle les avoit mises, les manchettes qu’elle brodoit, dans l’intention de m’y asseoir ; elle s’assit elle-même sur une chaise basse, et je me mis aussitôt à côté d’elle.

Il sera prêt dans un moment, Monsieur, dit-elle… Et pendant ce moment, je voudrois, moi, vous dire combien je suis sensible à toutes vos politesses. Il n’y a personne qui ne puisse, par hasard, faire une action qui annonce un bon naturel ; mais quand les actions de ce genre se multiplient, c’est l’effet du caractère et du tempérament. Si le sang qui passe dans le cœur est le même que celui qui coule vers les extrémités, je suis sûr, ajoutai-je en lui soulevant le poignet, qu’il n’y a point de femme dans le monde qui ait un meilleur pouls que le vôtre… Tâtez-le, dit-elle en tendant le bras. Je me débarrassai aussitôt de mon chapeau ; je saisis ses doigts d’une main, et j’appliquai sur l’artère les deux premiers doigts de mon autre main.

Que n’as-tu passé en ce moment, mon cher Eugène ! Tu m’aurois vu en habit noir, et dans une attitude grave, aussi attentivement occupé à compter les battemens de son pouls, que si j’eusse guetté le retour du flux et du reflux de la fièvre. Tu aurois ri, et peut-être moralisé sur ma nouvelle profession… Hé bien ! je t’aurois laissé rire et sermonner à ton aise… Crois-moi, mon cher Eugène, t’aurois-je dit, il y a de pires occupations dans le monde que celle de tâter le pouls d’une femme… Oui… mais d’une grisette ! répliquerois-tu… et dans une boutique toute ouverte ! Ah, Yorick !

Eh ! tant mieux. Quand mes vues sont honnêtes, je me mets peu en peine que le monde me voie dans cette occupation.