Voyage sentimental/26

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 86-88).


LE MARI.
Paris.


J’avois compté vingt battemens de pouls, et je voulois aller jusqu’à quarante, quand son mari parut à l’improviste et dérangea mon calcul. C’est mon mari, dit-elle, et cela ne fait rien. Je recommençai donc à compter. Monsieur est si complaisant, ajouta-t-elle lorsqu’il passa près de nous, que de prendre la peine de me tâter le pouls. Le mari ôta son chapeau, me salua, et me dit que je lui faisois trop d’honneur. Il remit aussitôt son chapeau, et s’en alla.

Bon Dieu ! m’écriai-je en moi-même, est-il possible que ce soit-là son mari !

Une foule de gens savent, sans doute, ce qui pouvoit m’autoriser à faire cette exclamation ; qu’ils ne se fâchent pas si je vais l’expliquer à ceux qui l’ignorent.

À Londres, un marchand ne semble faire avec sa femme qu’un même tout : quelquefois l’un, quelquefois l’autre brille par diverses perfections de l’esprit et du corps ; mais ils unissent tout cela, vont de pair, et tâchent de cadrer l’un avec l’autre, autant que mari et femme doivent le faire.

À Paris, il y a à peine deux ordres d’êtres plus différens : car la puissance législative et exécutive de la boutique n’appartenant point au mari, il y paroît rarement… il se tient dans l’arrière-boutique ou dans quelque chambre obscure tout seul dans son bonnet de nuit : enfant brut de la nature, il reste tel que la nature l’a formé.

Le génie d’un peuple, dans un pays où il n’y a rien de salique que la monarchie, ayant cédé ce département, ainsi que plusieurs autres, entièrement aux femmes, celles-ci, par un babillage et un commerce continuel avec tous ceux qui vont et viennent, sont comme ces cailloux de toutes sortes de formes, qui frottés les uns contre les autres, perdent leur rudesse, et prennent quelquefois le poli d’un diamant… L’époux ne vaut pas beaucoup mieux que la pierre que vous foulez aux pieds.

Très-certainement, il n’est pas bon que l’homme soit seul… Il est fait pour la société et les douces communications. J’en appelle, pour preuve de ce que j’avance, au perfectionnement que notre nature en reçoit. Comment trouvez-vous. Monsieur, le battement de mon pouls ? dit-elle. Il est aussi doux, lui dis-je en la fixant tranquillement, que je me l’étois imaginé. Elle alloit me répondre quelque chose d’honnête ; mais le garçon entra avec le paquet de gants. À propos, dis-je, j’en voudrois avoir une ou deux paires.