Voyage sentimental/30

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 101-104).


LA ROSE.
Paris.


Mon tour vint de demander au vieil officier ce qu’il y avoit… J’entendois de tous côtés crier du parterre ; Haut les mains, monsieur l’abbé, et cela m’étoit tout aussi incompréhensible qu’il avoit peu compris ce que j’avois dit en parlant du moine.

Il me dit que c’étoit apparemment quelque abbé qui se trouvoit placé dans une loge derrière quelques grisettes, et que le parterre l’ayant vu, il vouloit qu’il tînt ses deux mains en l’air pendant la représentation… Ah ! comment soupçonner, dis je, qu’un ecclésiastique puisse être un filou ? L’officier sourit, et en me parlant à l’oreille, il me donna connoissance d’une chose dont je n’avois pas encore eu la moindre idée.

Bon Dieu ! dis-je en pâlissant d’étonnement, est-il possible qu’un peuple si rempli de sentiment, ait en même temps des idées si étranges, et qu’il se démente jusqu’à ce point ? Quelle grossièreté ! ajoutai-je.

L’officier me dit : c’est une raillerie piquante qui a commencé au théâtre contre les ecclésiastiques, du temps que Molière donna son Tartuffe… Mais cela se passe peu-à-peu avec le reste de nos mœurs gothiques… Chaque nation, continua-t-il, a ses délicatesses et ses grossièretés qui régnent pendant quelque temps, et se perdent par la suite… J’ai été dans plusieurs pays, et je n’en ai pas vu un seul où je n’aie trouvé des raffinemens qui manquoient dans d’autres. Le pour et le contre se trouvent dans chaque nation… Il y a une balance de bien et de mal par tout ; il ne s’agit que de la bien observer. C’est le vrai préservatif des préjugés que le vulgaire d’aune nation prend contre une autre… Un voyageur a l’avantage de voir beaucoup et de pouvoir faire le parallèle des hommes et de leurs mœurs, et par-là il apprend le savoir vivre. Une tolérance réciproque nous engage à nous entr’aimer… Il me fit, en disant cela, une inclination et me quitta.

Il me tint ce discours avec tant de candeur et de bon sens, qu’il justifia les impressions favorables que j’avois eues de son caractère… Je croyois aimer l’homme ; mais je craignois de me méprendre sur l’objet… Il venoit de tracer ma façon de penser. Je n’aurois pas pu l’exprimer aussi bien ; c’étoit la seule différence.

Rien n’est plus incommode pour un cavalier, que d’avoir un cheval entre ses jambes qui dresse les oreilles et fait des écarts à chaque objet qu’il aperçoit : cela m’inquiète fort peu… mais j’avoue franchement que j’ai rougi plus d’une fois pendant le premier mois que j’ai passé à Paris, d’entendre prononcer certains mots auxquels je n’étois pas accoutumé. Je croyois qu’ils étoient indécens, et ils me soulevoient… Mais je trouvai, le second mois, qu’ils étoient sans conséquence, et ne blessoient point la pudeur.

Madame de Rambouillet, après six semaines de connoissance, me fit l’honneur de me mener avec elle à deux lieues de Paris dans sa voiture….. On ne peut être plus polie, plus vertueuse et plus modeste qu’elle dans ses expressions… En revenant, elle me pria de tirer le cordon… Avez-vous besoin de quelque chose ? lui dis-je… Rien que de pisser, dit-elle.

Ami voyageur, ne troublez point madame de Rambouillet ; et vous, belles nymphes qui faites les mystérieuses, allez cueillir des roses, effeuillez-les sur le sentier où vous vous arrêterez… Madame de Rambouillet n’en fit pas davantage… Je lui avois aidé à descendre de carrosse, et j’eusse été le prêtre de la chaste Castalie, que je ne me serois pas tenu dans une attitude plus décente et plus respectueuse près de sa fontaine.