Voyage sentimental/31

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 104-110).


LA FEMME DE CHAMBRE.
Paris.


Ce que le vieil officier venoit de me dire sur les voyages, me fit souvenir des avis que Polonius donnoit à son fils sur le même sujet ; ces avis me rappelèrent Hamlet, et Hamlet retraça à ma mémoire les autres ouvrages de Shakespéar. J’entrai, à mon retour, dans la boutique d’un libraire sur le quai de Conti, pour acheter les œuvres de ce poëte.

Le libraire me dit qu’il n’en avoit point de complètes. Comment ! lui dis-je, en voilà un exemplaire sur votre comptoir. Cela est vrai ; mais il n’est pas à moi..... Il est à monsieur le comte de B… qui me l’a envoyé de Versailles pour le faire relier, et auquel je le renverrai demain matin.

Et que fait monsieur le comte de B… de ce livre ? lui dis-je. Est-ce qu’il lit Shakespéar ? Oh ! dit le libraire, c’est un esprit fort… Il aime les livres anglois ; et ce qui lui fait encore plus d’honneur, Monsieur, c’est qu’il aime aussi les anglois. En vérité, lui dis-je, vous parlez si poliment, que vous forceriez presque un anglois, par reconnoissance, à dépenser quelques louis dans votre boutique. Le libraire fit une inclination, et alloit probablement dire quelque chose, lorsqu’une jeune fille d’environ vingt ans, fort décemment mise, et qui avoit l’air d’être au service de quelque dévote à la mode, entra dans la boutique, et demanda les Égaremens du cœur et de L’esprit. Le libraire les lui donna aussitôt. Elle tira de sa poche une petite bourse de satin vert, noué d’un ruban de même couleur… Elle la délia, et mit dedans le pouce et le doigt avec délicatesse, mais sans affectation, pour prendre de l’argent, et paya. Rien ne me retenoit dans la boutique, et j’en sortis avec elle.

Ma belle enfant, lui dis-je, quel besoin avez-vous des égaremens du cœur ? À peine savez-vous encore que vous en ayez un, jusqu’à ce que l’amour vous l’ai dit, ou qu’un berger infidèle lui ait causé du mal. Dieu m’en garde ! répondit-elle. Oui, vous avez raison ; votre cœur est bon, et ce seroit dommage qu’on vous le dérobât… C’est pour vous un trésor précieux… Il vous donne un meilleur air que si vous étiez parée de perles et de diamans.

La jeune fille m’écoutoit avec une attention docile, et elle tenoit sa bourse par le ruban. Elle est bien légère, lui dis-je en la saisissant… et aussitôt elle l’avança vers moi… Il y a bien peu de chose dedans, continuai-je. Mais soyez toujours aussi sage que vous êtes belle, et le ciel la remplira… J’avois encore dans la main quelques écus qui avoient été destinés à l’achat de Shakespéar ; elle m’avoit tout-à-fait laissé aller sa bourse, et j’y mis un écu. Je nouai le ruban, et je la lui rendis.

Elle me fit, sans parler, une humble inclination… C’étoit une de ces inclinations tranquilles et reconnoissantes, où le cœur a plus de part que le geste. Le cœur sent le bienfait, et le geste exprime la reconnoissance. Je n’ai jamais donné un écu à une fille avec plus de plaisir.

Mon avis ne vous auroit servi à rien, ma chère, sans ce petit présent, quand vous verrez l’écu, vous vous souviendrez de l’avis. N’allez pas le dépenser en rubans…

Je vous assure, Monsieur, que je le conserverai… et elle me donna la main… Oui, Monsieur, je le mettrai à part.

Une convention vertueuse qui se fait entre homme et femme, semble sanctifier leurs plus secrètes démarches. Il étoit déjà tard et il faisoit obscur ; malgré cela, comme nous allions du même côté, nous n’eûmes point de scrupule d’aller ensemble le long du quai de Conti.

Elle me fit une seconde inclination lorsque nous nous mîmes en marche ; et nous n’étions pas encore à vingt pas de la porte du libraire, que, croyant n’avoir pas assez fait, elle s’arrêta un petit moment pour me remercier encore.

C’est un petit tribut, lui dis-je, que je n’ai pu m’empêcher de payer à la vertu, et je ne voudrois pas m’être trompé sur le compte de la personne à qui je rends cet hommage… Mais l’innocence, ma chère, est peinte sur votre visage… Malheur à celui qui essaieroit de lui tendre des pièges !

Elle parut un peu affectée de ce que je lui disois… Elle fit un profond soupir… Je ne me crus pas autorisé d’en rechercher la cause, et nous gardâmes le silence jusqu’au coin de la rue de Nevers, où nous devions nous séparer.

Est-ce ici le chemin, lui dis-je, ma chère, de l’hôtel de Modène ? Oui ; mais on peut y aller aussi par la rue Guénégaud qui est un peu plus loin… Hé bien ! j’irai donc par la rue Guénégaud, pour deux raisons ; d’abord, parce que cela me fera plaisir ; et ensuite, pour vous accompagner plus longtemps. En vérité, dit-elle, je souhaiterois que l’hôtel fût dans la rue des Saints-Pères C’est peut-être là que vous demeurez ? lui dis-je. — Oui, Monsieur ; je suis femme-de-chambre de madame de R… Bon Dieu ! m’écriai-je, c’est la dame pour laquelle on m’a chargé d’une lettre à Amiens. Elle me dit que madame de R… attendoit en effet un étranger qui devoit lui remettre une lettre, et qu’elle étoit fort impatiente de le voir… Hé bien, ma chère enfant, dites-lui que vous l’avez rencontré. Assurez-la de mes respects, et que j’aurai l’honneur de la voir demain matin.

C’étoit au coin de la rue de Nevers que nous disions tout cela… Nous étions arrêtés, parce que la jeune fille vouloit mettre les deux volumes qu’elle venoit d’acheter dans ses poches : je tenois le second, tandis qu’elle y fourroit le premier, et elle tint sa poche ouverte afin que j’y mise l’autre. Qu’il est doux de sentir la finesse, des liens qui attachent nos affections !

Nous nous remîmes encore en marche… et nous n’avions pas fait trois pas, qu’elle me prit le bras. — J’allois l’en prier, mais elle le fit d’elle-même, avec cette simplicité irréfléchie qui montre qu’elle ne pensoit pas du tout qu’elle ne m’avoit jamais vu… Pour moi, je crus sentir si vivement en ce moment les influences de ce qu’on appelle la force du sang, que je ne pus m’empêcher de la fixer pour voir si je ne trouverois pas en elle quelque ressemblance de famille… Hé ! ne sommes-nous pas, dis-je, tous parens ?

Arrivés au coin de la rue Guénégaud, je m’arrêtai pour lui dire décidément adieu. Elle me remercia encore, et pour ma politesse, et pour lui avoir tenu compagnie. Nous avions quelque peine à nous séparer… Cela ne se fit qu’en nous disant adieu deux fois. Notre séparation étoit si cordiale, que je l’aurois scellée, je crois, en tout autre lieu, d’un baiser de charité aussi saint, aussi chaud que celui d’un apôtre.

Mais à Paris il n’y a guère que les hommes qui s’embrassent… Je fis ce qui revient à peu-près au même…

Je priai Dieu de la bénir.