Voyage sentimental/33

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 113-118).


LE PASSE-PORT.
l’hôtel à Paris.


Je ne montrai tant d’assurance à l’hôte, et n’eus l’air de traiter la chose si cavalièrement, que pour ne point chagriner La Fleur. J’affectai même de paroître plus gai pendant le souper, et de causer avec lui d’autres choses. Paris et l’opéra comique étoient déjà pour moi un sujet inépuisable de conversation. La Fleur avoit aussi vu le spectacle, et il m’avoit suivi jusqu’à la boutique du libraire. Mais lorsqu’il me vit en sortir avec la jeune fille, et que j’allois avec elle le long du quai, il jugea inutile de me suivre un pas de plus ; et après quelques réflexions, il prit le chemin le plus court pour revenir à l’hôtel, où il avoit appris toute l’affaire de la police sur mon arrivée à Paris.

Il n’eût pas si-tôt ôté le couvert, que je lui dis de descendre pour souper. Je me livrai alors aux plus sérieuses réflexions sur ma situation.

Oh ! c’est ici, mon cher Eugène, que tu sourira au souvenir d’un court entretien que nous eûmes ensemble, presque au moment de mon départ..... Je dois le raconter ici.

Eugène sachant que je n’étois pas plus chargé d’argent que de réflexion, m’avoit pris à part pour me demander combien j’avois. Je lui montrai ma bourse. Eugène branla la tête, et dit que ce qu’il y avoit ne suffiroit pas !… Tiens, tiens, dit-il, en voulant vider la sienne dans la mienne, augmente tes guinées de toutes celles que j’ai..... Mais en conscience j’en ai assez des miennes...... Je t’assure que non. Je connois mieux que toi le pays où tu vas voyager. Cela peut-être, mais vous ne faites pas réflexion, Eugène, lui dis-je en refusant son offre, que je ne serai pas trois jours à Paris sans faire quelque étourderie qui me fera mettre à la Bastille, où je vivrai un ou deux mois entièrement aux dépens du roi...... Oh ! excusez, répliqua-t-il sèchement, j’avais réellement oublié cette ressource.

L’événement dont j’avois badiné alloit probablement se réaliser…

Mais, soit folie, indifférence, philosophie, opiniâtreté, ou je ne sais quelle autre cause, j’eus beau réfléchir sur cette affaire, je ne pus y penser que de la même manière dont j’en avois parlé à mon ami au moment de mon départ.

La Bastille !… Mais la terreur est dans le mot...... Et qu’on en dise ce qu’on voudra, ce mot ne signifie autre chose qu’une tour… et une tour ne veut rien dire de plus qu’une maison dont on ne peut pas sortir… Que le ciel soit favorable aux goutteux !… Mais ne sont-ils pas dans ce cas deux fois par ans ? Oh ! avec neuf francs par jour, des plumes, de l’encre, du papier et de la patience, on peut bien garder la maison pendant un mois ou six semaines sans sortir. Que craindre quand on n’a point fait de mal ?… On n’en sort que meilleur et plus sage…

La tête pleine de ces réflexions, enchanté de mes idées et de mon raisonnement, je descendis dans la cour je ne sais pour quelle raison. Je déteste, me disais-je, les pinceaux sombres, et je n’envie point l’art triste de peindre les maux de la vie avec des couleurs aussi noires. L’esprit s’effraye d’objets qu’il s’est grossis, et qu’il s’est rendus horribles à lui-même ; dépouillez-les de tout ce que vous y avez ajouté, et il n’y fait aucune attention… Il est vrai, continuai-je, dans le dessein d’adoucir la proposition, que la Bastille est un mal qui n’est pas à mépriser… Mais ôtez-lui ses tours, comblez ses fossés, que ses portes ne soient pas barricadées, figurez-vous que ce n’est simplement qu’un asile de contrainte, et supposez que c’est quelque infirmité qui vous y retient, et non la volonté d’un homme, alors le mal s’évanouit, et vous le souffrez sans vous plaindre. Je me disois tout cela, quand je fus interrompu, au milieu de mon soliloque, par une voix que je pris pour celle d’un enfant qui se plaignoit de ce qu’on ne pouvoit sortir. Je regardai sous la porte-cochère… Je ne vis personne, et je revins dans la cour sans faire la moindre attention à ce que j’avois entendu.

Mais à peine y fus-je revenu que la même voix répéta deux fois les mêmes expressions........ Je levai les yeux, et je vis qu’elles venoient d’un sansonnet qui étoit renfermé dans une petite cage… Je ne peux pas sortir, je ne peux pas sortir… disoit le sansonnet.

Je me mis à contempler l’oiseau. Plusieurs personnes passèrent sous la porte, et il leur fit les mêmes plaintes de sa captivité, en volant de leur côté dans sa cage… Je ne peux pas sortir… Oh ! je vais à ton aide, m’écriai-je, je te ferai sortir, coûte qu’il coûte… La porte de la cage étoit du côté du mur ; mais elle étoit si fort entrelacé avec du fil d’archal, qu’il étoit impossible de l’ouvrir sans mettre la cage en morceaux… J’y mis les deux mains.

L’oiseau voloit à l’endroit où je tentois de lui procurer sa délivrance. Il passoit sa tête à travers le treillis, et y pressoit son estomac, comme s’il eût été impatient..... Je crains bien, pauvre petit captif, lui disois-je, de ne pouvoir te rendre la liberté… Non, dit le sansonnet, je ne peux pas sortir… je ne peux pas sortir…

Jamais mes affections ne furent plus tendrement agitées..... Jamais dans ma vie aucun accident ne m’a rappelé plus promptement mes esprits dissipés par un foible raisonnement. Les notes n’étoient proférées que mécaniquement ; mais elles étoient si conformes à l’accent de la nature, qu’elles renversèrent en un instant tout mon plan systématique sur la Bastille ; et le cœur appesanti, je remontai l’escalier avec des pensées bien différentes de celles que j’avois eues en descendant…

Déguise toi comme tu voudras, triste esclavage, tu n’es toujours qu’une coupe amère ; et quoique des millions de mortels, dans tous les siècles, aient été formés pour goûter de ta liqueur, tu n’en es pas moins amer. C’est toi, ô charmante déesse ! que tout le monde adore en public ou en secret ; c’est toi, aimable liberté, dont le goût est délicieux, et le sera toujours jusqu’à ce que la nature soit changée… Nulle teinture ne peut ternir ta robe de neige, nulle puissance chimique changer ton sceptre en fer… Le berger qui jouit de tes faveurs est plus heureux en mangeant sa croûte de pain, que son monarque, de la cour duquel tu es exilée… Ciel… ! m’écriai-je en tombant à genoux sur la dernière marche de l’escalier, accorde-moi seulement la santé dont tu es le grand dispensateur, et donne-moi cette belle déesse pour compagne........ et fais pleuvoir tes mîtres, si c’est la volonté de ta divine providence, sur les têtes de ceux qui les ambitionnent.