Voyage sentimental/34

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 119-121).


LE CAPTIF.
Paris.


L’idée du sansonnet en cage me suivit jusque dans ma chambre…… Je m’approchai de la table, et la tête appuyée sur ma main, toutes les peines d’une prison se retracèrent à mon esprit… J’étois disposé à réfléchir, et je donnai carrière à mon imagination.

Je voulus commencer par les millions de mes semblables qui étoient nés pour l’esclavage… Mais trouvant que cette peinture, quelque touchante qu’elle fût, ne rapprochoit pas assez les idées de la situation où j’étois, et que la multitude de ces tristes groupes ne faisoit que me distraire…

Je me représentai donc un seul captif renfermé dans un cachot… Je le regardai à travers de sa porte grillée, pour faire son portrait à la faveur de la lueur sombre qui éclairoit son triste souterrain.

Je considérai son corps à demi usé par l’ennui de l’attente et de la contrainte, et je compris cette espèce de maladie de cœur qui provient de l’espoir différé........ Je le vis, en l’examinant de plus près, presqu’entiérement défiguré : il étoit pâle et miné par la fièvre Depuis trente ans, son sang n’avoit point été rafraîchi par le vent d’ouest. Il n’avoit vu ni le soleil ni la lune pendant tout ce temps..... Ni amis, ni parens ne lui avoient fait entendre les doux sons de leurs voix à travers ses grilles…… Ses enfans…

Ici mon cœur commença à saigner, et je fus forcé de jeter les yeux sur une autre partie du tableau.

Il étoit assis sur un peu de paille dans le coin le plus reculé du cachot. C’étoit alternativement son lit et sa chaise… Il avoit la main sur un calendrier, qu’il s’étoit fait avec de petits bâtons, où il avoit marqué par des tailles les tristes jours qu’il avoit passés dans cet affreux séjour…… Il tenoit un de ces petits bâtons, et avec un clou rouillé il ajoutoit, par une nouvelle entaille, un autre jour de misère au nombre de ceux qui étoient passés. — Comme j’obscurcissois le peu de lumière qu’il avoit, il leva vers la porte des yeux éteints par le désespoir, les baissa ensuite, secoua la tête, et continua son déplorable travail. Ses chaînes, en mettant son petit bâton sur le tas des autres, se firent entendre… Il poussa un profond soupir… Le fer qui l’entourait me sembloit pénétrer dans son ame… Je fondis en larmes…… Je ne pus soutenir la vue de cet affreux tableau que mon imagination me représentoit…… Je me levai en sursaut… j’appelai La Fleur, et je lui ordonnai d’avoir, le lendemain matin, un carrosse de remise à neuf heures précises.

J’irai, dis-je, me présenter directement à M. le duc de Choiseul.

La Fleur m’auroit volontiers aidé à me mettre au lit ; mais je connoissois sa sensibilité, et je ne voulus pas lui faire voir mon air triste et sombre : je lui dis que je me coucherois seul, et qu’il pouvoit aller en faire autant.