Voyage sentimental/46

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 164-167).


LE DIMANCHE.
Paris.


Cette nuit amena le dimanche. La Fleur, en m’apportant du café, du pain et du beurre, pour mon déjeûné, étoit si paré, que j’eus de la peine à le reconnoître.

En le prenant à Montreuil, je lui avois promis un chapeau neuf avec une ganse et un bouton d’argent, et quatre louis pour s’habiller à Paris ; le bon garçon avoit, on ne peut mieux, employé son argent.

Il avoit acheté un fort bel habit d’écarlate, et la culotte de même… Cela n’avoit été porté que peu de temps… Je lui sus mauvais gré de me dire qu’il avoit fait cette emplette à la friperie… L’habillement étoit si frais, que, quoique je susse bien qu’il ne pouvoit pas être neuf, j’aurois souhaité pouvoir m’imaginer que je l’avois fait faire exprès pour lui, plutôt que d’être sorti de la friperie.

Mais c’est une délicatesse à laquelle on ne fait pas beaucoup d’attention à Paris.

La veste qu’il avoit achetée étoit de satin bleu, assez bien brodée en or, un peu usée, mais encore fort apparente ; le bleu n’étoit pas trop foncé, et cela s’assortissoit très-bien avec l’habit et la culotte. Outre cela il avoit su tirer encore de cette somme une bourse à cheveux neuve et un solitaire et il avoit tant insisté auprès du fripier, qu’il en avoit obtenu des jarretières d’or aux genouillères de sa culotte. Il avoit acheté de sa propre monnoie des manchettes brodées qui coûtoient quatre francs, et une paire de bas de soie blancs cinq francs. Mais par-dessus tout, la nature lui avoit donné une belle figure qui ne lui coûtoit pas un sou.

C’est ainsi qu’il entra dans ma chambre, ses cheveux frisés dans le dernier goût, et avec un gros bouquet à la boutonnière de son habit. Il y avoit dans tout son maintien un air de gaieté et de propreté, qui me rappela que c’étoit Dimanche. Je conjecturai aussitôt, en combinant ces deux choses, que ce qu’il avoit à me dire le soir, étoit de me demander la permission de passer ce jour-là comme on le passe à Paris. J’y avois à peine pensé, que d’un air timide, mêlé cependant d’une sorte de confiance que je ne le refuserois pas, il me pria de lui accorder la journée, en ajoutant ingénument que c’étoit pour faire le galant vis-à-vis de sa maîtresse.

Moi, j’avois précisément à le faire vis-à-vis de madame de R… J’avois retenu exprès mon carrosse de remise, et ma vanité n’auroit pas été peu flattée d’avoir un domestique aussi élégant derrière ma voiture… J’avois de la peine à me résoudre à me passer de lui dans cette occasion.

Mais il ne faut pas raisonner dans ces petits embarras, il faut sentir. Les domestiques sacrifient leur liberté dans le contrat qu’ils font avec nous ; mais ils ne sacrifient pas la nature. Il sont de chair et de sang, et ils ont leur vanité, leurs souhaits, aussi bien que leurs maîtres… Ils ont mis à prix leur abnégation d’eux-mêmes, si je peux me servir de cette expression ; cependant leurs attentes sont quelquefois si déraisonnables, que si leur état ne me donnoit pas le moyen de les mortifier, je voudrois souvent les en frustrer… Mais quand je réfléchis qu’ils peuvent me dire :

Je le sais bien… je sais que je suis votre domestique… Je sens alors que je suis désarmé de tout le pouvoir d’un maître.

La Fleur, tu peux exaler, lui dis-je…

Mais quelle espèce de maîtresse as-tu faite depuis si peu de temps que tu es à Paris ?… Et La Fleur, en mettant la main sur sa poitrine, me dit que c’étoit une demoiselle qu’il avoit vue chez M. le comte de B… La Fleur avoit un cœur fait pour la société, à dire vrai, il en laissoit échapper, de manière ou d’autre, aussi peu d’occasion que son maître… Mais comment celle-ci vint-elle ? Dieu le sait. Tout ce qu’il m’en dit, c’est que pendant que j’étois chez le comte, il avoit fait connoissance avec la demoiselle au bas de l’escalier. Le comte m’avoit accordé sa protection, et La Fleur avoit su se mettre dans les bonnes grâces de la demoiselle. Elle devoit venir ce jour-là à Paris avec deux ou trois autres personnes de la maison de M. le comte, et il avoit fait la partie de passer la journée avec eux sur les boulevards.

Gens heureux ! qui une fois la semaine au moins, mettez de côté vos embarras et vos soucis, et qui, en chantant et dansant, éloignez gaiment de vous un fardeau de peines et de chagrins qui accable les autres nations !