Voyage sentimental/53

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 191-194).


MARIE.


Quand Marie fut un peu revenue à elle, je lui demandai si elle se souvenoit d’un homme pâle et maigre qui s’étoit assis entre elle et sa chèvre, il y avoit deux ans. Elle me répondit que dans ce temps-là elle avoit l’esprit dérangé ; mais qu’elle s’en rappeloit très-bien, à cause de deux circonstances qui l’avoient frappée ; l’une, que quoiqu’elle fût très-mal, elle s’étoit bien aperçue que ce Monsieur avoit pitié de son état ; l’autre, parce que sa chèvre lui avoit pris son mouchoir, et qu’elle l’avoit battue pour cela. — Elle l’avoit lavé dans le ruisseau, et depuis elle le gardoit dans sa poche pour le lui rendre, si jamais elle le revoyoit. — Il me l’avoit à moitié promis, ajouta-t-elle. En parlant ainsi, elle tira le mouchoir de sa poche pour me le montrer, il étoit enveloppé proprement dans deux feuilles de vigne et lié avec des brins d’osier ; elle le déploya, et je vis qu’il étoit marqué d’une S à l’un des coins.

Elle me raconta qu’elle avoit été depuis ce temps-là à Rome, qu’elle avoit fait une fois le tour de l’église de Saint Pierre… qu’elle avoit trouvé son chemin toute seule à travers de l’Apennin ; qu’elle avoit traversé toute la Lombardie sans argent — et les chemins pierreux de la Savoie sans souliers. Elle ne se souvenoit point de la manière dont elle avoit été nourrie, ni comment elle avoit pu supporter tant de fatigue ; mais Dieu, dit-elle, tempère le vent en faveur de l’agneau nouvellement tondu.

Et tondu au vif ! lui dis-je… Ah ! si tu étois dans mon pays, où j’ai un petit hameau, je t’y mènerois, je te mettrois à l’abri des accidens… Tu mangerois de mon pain, tu boirois dans ma coupe, j’aurois soin de Silvio… Quand, tes accès te reprenant, tu te remettrois à errer, je te chercherois et te ramenerois… Je dirois mes prières quand le soleil se coucheroit… et, mes prières faites, tu jouerois ton chant du soir sur ton chalumeau… L’encens de mon sacrifice seroit plus agréable au ciel, quand il seroit accompagné de celui d’un cœur brisé par la douleur.

Je sentois la nature fondre en moi, en disant tout cela ; et Marie, voyant que je prenois mon mouchoir, déjà trop mouillé pour m’en servir, voulut le laver dans le ruisseau… mais où le ferois-tu sécher, ma chère enfant ? Dans mon sein, dit-elle, cela me fera du bien.

Est-ce que ton cœur ressent encore des feux, ma chère Marie ?

Je touchois là une corde sur laquelle étoient tendus tous ses maux. Elle me fixa quelques momens avec des yeux en désordre, puis, sans rien dire, elle prit son chalumeau, et joua une hymne à la Vierge… La vibration de la corde que j’avois touchée, cessa… Marie revint à elle, laissa tomber son chalumeau, et se leva.

Où vas-tu, ma chère Marie ? lui dis-je. Elle me dit qu’elle alloit à Moulins. Hé bien ! allons ensemble. Elle me prit le bras, et allongea la corde pour laisser à son chien la facilité de nous suivre avec plus de liberté. Nous arrivâmes ainsi à Moulins.