Voyage sentimental/52

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 188-191).
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Marie.  ►


MOULINS.
Marie.


Jamais, jusqu’à présent, je n’ai senti l’embarras des richesses. — Voyager à travers le Bourbonnois, le pays le plus riant de la France, dans les beaux jours de la vendange, dans ce moment où la nature reconnoissante verse ses trésors avec profusion, et où tous les yeux sont rayonnans de joie. — Ne pas faire un pas sans entendre la musique appeler à l’ouvrage les heureux enfans du travail, qui portent en folâtrant leurs grappes au pressoir. — Rencontrer à chaque instant des groupes qui présentent mille variétés aimables. — Se sentir l’ame dilatée par les émotions les plus délicieuses. — Juste ciel ! voilà de quoi faire vingt volumes !

Mais hélas ! il ne me reste plus que quelques pages à remplir ; et je dois en consacrer la moitié à la pauvre Marie, que mon ami M. Shandy rencontra près de Moulins.

J’avois lu avec attendrissement l’histoire qu’il nous a donnée de cette fille infortunée à qui le malheur avoit fait perdre la raison. Me trouvant dans les environs du pays qu’elle habitoit, elle me revint tellement à l’esprit, que je ne pus résister à la tentation de me détourner d’une demi-lieue, pour aller au village où demeuroient ses parens demander de ses nouvelles.

C’étoit aller, je l’avoue, comme le chevalier de la Triste-Figure, à la recherche des aventures fâcheuses. — Mais, je ne sais comment cela se fait, je ne suis jamais plus convaincu qu’il existe dans moi une ame que quand j’en rencontre.

La vieille mère vint à la porte. Ses yeux m’avoient conté toute l’histoire avant qu’elle eût ouvert la bouche. — Elle avoit perdu son mari, enterré depuis un mois. Le malheur arrivé à sa fille avoit coûté la vie à ce bon père, et j’avois craint d’abord, ajouta la bonne femme, que ce coup n’achevât de déranger la tête de ma pauvre Marie ; mais, au contraire, elle lui est un peu revenue depuis. Cependant il lui est impossible de rester en repos ; et, dans ce moment, elle est à errer quelque part dans les environs de la route.

Pourquoi mon pouls bat-il si foiblement, que je le sens à peine, pendant que je trace ces lignes ? Pourquoi La Fleur, garçon qui ne respire que la joie, passa-t-il deux fois la main sur ses yeux pour les essuyer ? Pendant que la vieille nous faisoit ce récit, j’ordonnai au postillon de reprendre la grande route.

Arrivé à une demi-lieue de Moulins, et à l’entrée d’un petit sentier qui conduisoit à un petit bois, j’aperçus la pauvre Marie assise sous un peuplier ; elle avoit le coude appuyé sur ses genoux et la tête panchée sur sa main : un petit ruisseau couloit au pied de l’arbre.

Je dis au postillon de s’en aller avec la chaise à Moulins, et à La Fleur de faire préparer le souper ; — que j’allois le suivre.

Elle étoit habillée de blanc, et à-peu-près comme mon ami me l’avoit dépeinte, excepté que ses cheveux, qui étoient retenus par un réseau de soie, quand il la vit, étoient alors épars et flottans. Elle avoit aussi ajouté à son corset un ruban d’un verd pâle, qui passoit par-dessus son épaule et descendoit jusqu’à sa ceinture, et son chalumeau y étoit suspendu. — Sa chèvre lui avoit été infidelle comme son amant ; elle l’avoit remplacée par un petit chien qu’elle tenoit en lesse avec une petite corde attachée à son bras. Je regardai son chien ; elle le tira vers elle, en disant : « toi, Sylvie, tu ne me quitteras pas ». Je fixai les yeux de Marie, et je vis qu’elle pensoit à son père, plus qu’à son amant, ou à sa petite chèvre ; car en proférant ces paroles, des larmes couloient le long de ses joues.

Je m’assis à côté d’elle, et Marie me laissa essuyer ses pleurs avec mon mouchoir ; — j’essuyois ensuite les miens ; — puis encore les siens ; puis encore les miens, et j’éprouvois des émotions qu’il me seroit impossible de décrire, et qui, j’en suis bien sûr, ne provenoient d’aucune combinaison de la matière et du mouvement.

Oh ! je suis certain que j’ai une ame. Les matérialistes et tous les livres dont ils ont infecté le monde, ne me convaincront jamais du contraire.