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Voyage sentimental/56

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. np-199).




LE SOUPER.


Un fer se détacha d’un pied de devant du cheval de brancard, en commençant la montée du mont Tarare ; le postillon descendit et le mit dans sa poche. Comme la montée pouvoit avoir cinq ou six milles de longueur, et que ce cheval étoit notre unique ressource, j’insistai pour que nous rattachassions le fer aussi bien qu’il nous seroit possible ; mais le postillon avois jeté les clous, et sans eux, le marteau qui étoit dans la chaise ne pouvant pas nous servir, je consentis à continuer notre route.

À peine avions-nous fait cinq cens pas que, dans un chemin pierreux, cette pauvre bête perdit le fer de l’autre pied aussi de devant. Je descendis alors tout de bon de la chaise, et apercevant une maison à quelques portées de fusil, à gauche du chemin, j’obtins du postillon qu’il m’y suivroit. L’air de la maison et de tout ce qui l’entouroit ne me fit point regretter mon désastre. C’étoit une jolie ferme entourée d’un beau clos de vigne et de quelques arpens de bled. Il y avoit d’un côté un potager rempli de tout ce qui pouvoit entretenir l’abondance dans la maison d’un paysan, et de l’autre un petit bois qui pouvoit servir d’ornement et fournir le chauffage… Il étoit à-peu-près huit heures du soir lorsque j’y arrivai… Je laissai au postillon le soin de s’arranger, et j’entrai tout droit dans la maison.

La famille étoit composée d’un vieillard à cheveux blancs, de sa femme, de leurs fils, de leurs gendres, de leurs femmes et de leurs enfans.

Ils alloient se mettre à table pour manger leur soupe aux lentilles. Un gros pain de froment occupoit le milieu de la table, et une bouteille de vin à chaque bout, promettoit de la joie pendant le repas : c’étoit un festin d’amour et d’amitié.

Le vieillard se lève aussitôt pour venir à ma rencontre, et m’invite, avec une cordialité respectueuse, à me mettre à table. Mon cœur s’y étoit mis dès le moment que j’étois entré. Je m’assis tout de suite comme un des enfans de la famille ; et pour en prendre plus tôt le caractère, j’empruntai, à l’instant même, le couteau du vieillard, et je coupai un gros morceau de pain. Tous les yeux, en me voyant faire, sembloient me dire que j’étois le bien venu, et qu’on me remercioit de ce que je n’avois pas paru en douter.

Étoit-ce cela, ou, dis-le moi, Nature, étoit-ce autre chose qui me faisoit paroître ce morceau si friand ? À quelle magie étois-je redevable des délices que je goûtois en buvant un verre de vin de cette bouteille, et qui semble encore m’affecter le palais ?

Le souper étoit de mon goût ; les actions de grâces qui le suivirent en furent encore plus.