Voyage sentimental/57

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 199-200).


ACTIONS DE GRÂCES.


Le souper fini, le vieillard donne un coup sur la table avec le manche de son couteau. C’étoit le signal de se lever de table et de se préparer à danser. Dans l’instant, les femmes et les filles courent dans une chambre à côté pour arranger leurs cheveux, et les hommes et les garçons vont à la porte pour se laver le visage, et quitter leurs sabots pour prendre des souliers. En trois minutes, toute la troupe est prête à commencer le bal sur une petite esplanade de gazon qui étoit devant la cour. Le vieillard et sa femme sortent les derniers. Je les accompagne, et me place entr’eux sur un petit sofa de verdure près de la porte.

Le vieillard, dans sa jeunesse, avoit su jouer assez bien de la vieille, et il en jouoit encore passablement. La femme l’accompagnoit de la voix ; et les enfans et les petits enfans dansoient… Je dansois moi-même, quoique assis…

Au milieu de la seconde danse, à quelques pauses dans les mouvemens où ils sembloient tous lever les yeux, je crus entrevoir que cette élévation étoit l’effet d’une autre cause que celle de la simple joie… Il me sembla, en un mot, que la religion étoit mêlée pour quelque chose dans la danse… Mais comme je ne l’avois jamais vue s’engager dans ce plaisir, je commençois à croire que c’étoit l’illusion d’une imagination qui me trompe continuellement, si, la danse finie, le vieillard ne m’eût dit : Monsieur, c’est-là ma coutume ; dans toute ma vie, j’ai toujours eu pour règle, après souper, de faire sortir ma famille pour danser et se réjouir ; bien sûr que le contentement et la gaîté de l’esprit sont les meilleures actions de grâces qu’un homme comme moi, qui n’est point instruit, peut rendre au ciel.

Ce seroient peut-être même aussi les meilleures des plus savans prélats, lui dis-je.