Voyage sentimental/73

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 235-237).


RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE.


Je quittai Paris et tous ses plaisirs avec la plus grande répugnance. Mais ce qui m’affligeoit le plus c’étoit la perte de mon camarade, de mon ami ; nous vivions ensemble comme deux frères. On nous nommoit quelquefois Pylade et Oreste. À mesure que j’approchois, je pensois davantage aux reproches que j’allois essuyer de mon père, pour mes folies et mes extravagances ; je me disposois à recevoir la correction paternelle avec humilité, avec le respect qu’un fils, et un fils prodigue doit à son père.

Mais quelle fut ma surprise quand j’entendis ce bon père qui, s’étoit précipité vers moi au moment où j’entrois, avec un visage tout rayonnant de joie, s’écrier : mon fils, l’empressement que vous avez témoigné à m’obéir, vous rend encore plus cher à mon cœur, et plus digne de la fortune qui vous attend. Je le remerciai de ses bontés pour moi ; mais je lui montrai ma surprise relativement à cette bonne fortune dont il me parloit. « Entrez, me dit-il, et ce mystère vous sera révélé. » En parlant ainsi il me présenta à un vieux gentilhomme et à une jeune dame ; et me dit : « Monsieur, voici votre femme. » Il y avoit dans cette saillie brusque, mais amicale de mon père, quelque chose de franc et d’honnête qui me parut infiniment préférable au ton mielleux des sycophantes de cour, espèce d’êtres que je n’ai jamais goûtés.

La jeune demoiselle rougit, et moi je restai immobile. Ma langue ne pouvoit plus articuler, ni mes bras agir. Mes jambes fléchissoient : surpris à la vue de tant de beauté et d’innocence, je n’eus pas le temps de réfléchir : un millier de cupidons s’emparèrent de mon cœur au même instant, et le subjuguèrent.

Revenu du trouble où cet événement inattendu m’avoit jeté, je présentai du mieux que je le pus, mes respects à la compagnie, et l’on me complimenta sur mon heureuse alliance, comme si mon mariage étoit déjà fait ; il est vrai qu’il étoit impossible de voir un objet aussi divin, sans en venir éperdument amoureux. C’étoit pour moi le comble du bonheur, que l’approbation de mon père eût précédé la mienne.