Voyage sentimental/72

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 233-235).


L’HISTOIRE.


Je suis, dit-il, fils d’un membre du parlement de Languedoc. Ayant fini mes études je vins passer quelques mois à Paris où je me liai avec un gentilhomme un peu plus jeune que moi. Il étoit d’une famille distinguée, et devoit hériter d’une fortune considérable. Ses parens l’avoient envoyé à Paris, autant pour perfectionner son éducation, que pour l’éloigner d’une jeune demoiselle d’un rang inférieur au sien, dont il paroissoit très-épris.

Il me révéla sa passion pour cette jeune personne, qui avoit, disoit-il, fait tant d’impression sur son cœur, que le temps, ni l’absence ne pourroient en effacer son image chérie. Il entretenoit avec elle une correspondance très-suivie. Les lettres de la demoiselle sembloient respirer le retour le plus tendre. Il me consulta sur ce qu’il devoit faire, et je lui donnai les conseils que je jugeai les meilleurs : je ne prétendis pas le guérir de son amour : sa maîtresse, à l’entendre, étoit belle comme Vénus, et, si l’on peut se prendre de passion d’après un portrait peint par un admirateur aussi brûlant, celui qu’il m’en faisoit étoit bien propre à exciter toutes les émotions de la tendresse. J’applaudis donc à son choix, et comme nous pensions absolument l’un comme l’autre, que la fortune et la grandeur ne pouvoient rien, quand elles se trouvent en opposition avec le bonheur, nous regardions comme le plus grand de tous les maux la tyrannie des parens qui forcent leurs enfans à se marier contre leur inclination.

Sur ces entrefaites je reçus une lettre de mon père qui me rappeloit dans mon pays. Comme son ordre étoit très-positif, et n’étoit accompagné d’aucune raison, je craignois que quelques-unes de mes petites galanteries, (car c’est un mal auquel il est impossible d’échapper dans un pays comme Paris) ne fussent parvenues à sa connoissance, je me disposai donc à partir, et fis tristement mes préparatifs. Mon chagrin n’étoit que trop bien fondé. Les derniers fonds qu’on m’avoit fait passer devoient me durer trois mois : le premier à peine fini, je n’avois plus rien. Il m’étoit impossible de voyager sans argent ; mais mon généreux ami me prévint dans cette occasion. Il m’offrit une petite boîte qu’il me pria de garder pour l’amour de lui. L’ayant ouverte, j’y trouvai une lettre-de-change à vue sur un banquier, la somme étoit plus que suffisante pour mes frais de route.

Comme il ne laissoit jamais échapper l’occasion d’écrire à sa chère Angélique, je lui demandai une lettre pour elle : car elle demeuroit dans le voisinage de mon père. Je me chargeai aussi de lui porter le portrait de son amant, peint par un artiste des plus célèbres de Paris, et garni d’un riche entourage de brillans : elle devoit le porter en bracelet.