Voyage sentimental/75

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 242-244).


L’AUBERGE.


Cette histoire touchante avoit fait sur moi une impression si pénible, que je fus très-aise d’appercevoir une petite auberge sur le bord de la route : j’avois grand besoin d’un peu de repos. Nous y entrâmes.

L’hôtesse nous souhaita le bonjour ; c’étoit une femme de bonne mine, assez en embonpoint, ni jeune, ni vieille, ou comme on dit en France, d’un certain âge ; ce qui ne dit pas grand’chose. Je lui donnerai donc environ trente-huit ans. Un cordelier la quittoit au moment où nous entrions, elle regardoit ce bon père d’un œil si tendre et si pieux, qu’il étoit aisé de voir qu’elle sortoit de confesse. Son mouchoir étoit un peu chiffonné : il y manquoit quelques épingles ; son bonnet n’étoit pas tout-à-fait droit sur sa tête ; mais on pouvoit attribuer ce léger désordre à la ferveur de sa dévotion et à l’empressement avec lequel elle étoit accourue au devant de ses nouveaux hôtes.

Nous demandâmes une bouteille de Champagne. — Messieurs, j’en ai d’excellent. Il n’a pas son pareil en France. Je vois bien que Monsieur est anglois. Mais quoique nos deux nations soient en guerre ; je rendrai toujours justice aux individus : il faut avouer que les milords anglois sont les seigneurs les plus généreux de l’Europe : je commettrois donc une grande injustice, si je présentois à un anglois un verre de vin qui ne fût pas bon pour la bouche du grand monarque.

Il n’y avoit pas à se quereller avec une femme, sur un point aussi délicat et quoique nous vissions bien, mon compagnon et moi, que c’étoit la plus mauvaise bouteille de Champagne dont nous eussions jamais tâté, je louai généreusement, je payai de même, et je fis de grands complimens à la maîtresse, sur sa politesse.

À notre arrivée à Paris je remis mon compagnon de voyage à son ancien logis, rue Guénégaud : il se proposoit de se déguiser en abbé, espèce de gens qui font très-peu de sensation dans cette ville. Il faut pourtant en excepter ceux qui font profession de bel esprit, ou qui sont de déterminés critiques. Il me promit de venir me trouver au café anglois, vis-à-vis le Pont-Neuf, à neuf heures du soir, afin que nous pussions souper ensemble, et délibérer sur ce qu’il auroit à faire pour se mettre en sûreté. Il étoit alors cinq heures ; ainsi j’en avois quatre devant moi pour muser et chercher un gîte. — Pouvois-je faire un meilleur emploi de mon temps, que d’aller causer quelques instans avec mon aimable marchande de gants.

D’abord il n’y avoit pas dans toute la ville une femme mieux au fait des logemens à louer. Sa boutique étoit une espèce de bureau d’adresse pour les hôtels vides. Il est vrai que je ne le savois pas quand j’y entrai. Mais cette circonstance seroit-elle moins en ma faveur parce que je ne l’avois pas prévue ? En second lieu, jamais femelle ne fut plus habile à savoir la nouvelle du jour, et il falloit que je découvrisse si l’affaire de mon ami étoit déjà connue à Paris ; mais cette recherche demandoit de la précaution et de l’adresse ; il fallut donc passer dans l’arrière-boutique.