Voyage sentimental/78

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 248-250).


L’EFFET.


Je ne sais comment vous expliquer cela : mais j’ai toujours éprouvé dans mon corps une espèce de tremblement quand un mari m’a trouvé en tête à tête avec sa femme, quoique dans une attitude très-honnête. — Certes, on ne niera pas que celle dans laquelle nous étions la jolie marchande et moi ne fût extrêmement décente. — D’ailleurs, c’étoit pour affaire. Peut-on blâmer une marchande de gants de ce qu’elle les fait essayer dans son arrière-boutique.

Quoi qu’il en soit, l’apparition subite du bon homme avoit rendu les gants presqu’inutiles ; ma main, je ne sais par quelle espèce de sympathie trembloit tellement qu’elle ne put plus faire son office. Elle glissa à travers le gant, et s’échappa de celle de ma belle. « Mon Dieu, dit-elle, qu’avez-vous ? » Je répondis très-à-propos, — ma foi, madame, je n’ai rien. « — Vous vous trouvez mal, monsieur : prenez une goutte de liqueur. Elle en avoit dans un cabinet à côté, et elle m’en présenta. Ce cordial produisit quelqu’effet : mais pas assez pour dissiper le trouble de mes esprits, occasionné par l’apparition seule du mari : ensorte que je n’eus pas le courage d’essayer de sa jolie main une seconde paire de gants. Mais je la priai de m’en mettre de côté une couple de paires des plus petits. « De quelle couleur, monsieur les veut-il ? — noirs. — Comment, avec des rubans noirs, sans être en deuil ? » Je la tirai d’inquiétude, en lui disant que j’étois ecclésiastique, et que quoique je ne fusse pas en deuil, je ne pouvois pas décemment porter des gants, même des gants d’amour, qui seroient d’une couleur plus éclatante.

Les gants que j’avois essayé, et la frayeur que m’avoit causée le mari, m’avoit fait oublier le sujet qui m’avoit amené dans cette boutique. — Mais la vérité est qu’avant de passer dans l’arrière-boutique j’avois déjà pris mes mesures ; c’est-à-dire, que je m’étois assuré d’un logement. Quant à ce qui regardoit mon malheureux compagnon de voyage, cela ne devoit pas aller jusqu’à elle. Je me devois à moi-même, aussi-bien qu’à mon nouvel ami, d’être très discret sur cet article.