Voyage sentimental/77

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 245-248).


L’ARRIÈRE BOUTIQUE.


Il n’y avoit pas dix minutes que nous étions dans l’arrière-boutique, et ma belle marchande avoit déjà coulé à fond toutes les nouvelles du jour. Je fus bientôt au fait des nouvelles liaisons entre les danseurs de l’opéra, les filles d’honneur ; les filles de joie, et les milords anglois ; les barons allemands et les marquis italiens. La rapidité avec laquelle elle défiloit son chapelet ne peut se comparer qu’à celle du Rhône, ou à la chûte du Niagara. Dans l’espace de dix minutes, j’avois recueilli assez d’anecdotes scandaleuses pour en composer deux gros volumes. « Mais, à propos, dit-elle, avez-vous quelques échantillons de nos nouvelles manufactures de gants ? » — « Où en trouve-t-on ? » — Elle descend un carton, et me fait voir une charmante collection. « Voilà les gants d’amour ; M. le duc D*** en est l’inventeur. — C’est une histoire singulière ; il faut que je vous la raconte. Madame la duchesse a pour Sigisbée un officier écossois, qui a des éruptions d’un genre particulier. Vous savez, Monsieur, que cette nation est sujette à une maladie qui lui est propre ; c’est tout comme chez nous ; — tous les pays ont leurs maux. — Le valet-de-chambre de Madame dit en confidence à Monsieur qu’il craignoit que le capitaine n’eût communiqué à sa seigneurie quelque chose qu’il n’osoit pas nommer. « Qu’est-ce que c’est, dit le duc ? ce n’est pas la gale ? » Le valet-de-chambre leva les épaules, et la duchesse entra. — La politesse ne permettoit pas au duc de demander un éclaircissement à son épouse ; il travailla donc à imaginer un moyen d’éviter la contagion. Il avoit entendu parler d’un colonel anglois, qui avoit eu une très-bonne idée, dans une circonstance à-peu-près semblable. Mais son nom, qu’il avoit donné à sa découverte, étoit si barbare, qu’il étoit impossible de le prononcer, sans blesser la décence. Le duc appela donc la sienne, les gants d’amour : et maintenant ces gants sont en grande faveur à Paris. Mais il est bon que vous sachiez que la duchesse n’avoit pas été inoculée, et qu’elle mourut de la petite-vérole quelques mois après. On dit que ses médecins s’étoient trompés sur la nature de sa maladie : ils n’avoient jamais été dans votre pays, et avoient oublié que la gale, ou toute autre maladie, cutanée, ou non, peut se transplanter ici ; — mais j’espère, ajouta-t-elle, en me lançant à travers ses longs cils un regard amoureux qui pénétra dans mon cœur plus avant que je n’aurois cru un coup-d’œil capable de le faire ; vous êtes amateur de la mode, j’espère que vous porterez de ces gants : j’en suis même bien sûre ; tout le monde en porte.

À ces mots elle en tira plusieurs paires de différentes grandeurs. Je les rejettai presque tous comme étant trop grands pour ma main. À la fin elle m’en montra une paire que je crus me convenir à-peu-près. Je vais vous les essayer, Monsieur : mais il faut que votre main soit bien petite pour qu’ils vous aillent ; au contraire, madame, comme elle est très-chaude dans ce moment, je crois que vous pouvez m’en essayer qui soient plus grands. — Elle se mit à côté de moi, et y mettant les deux mains, elle avoit presque achevé la besogne, lorsque son mari vint à passer par la salle. Il secoua la tête en disant ; — faites, — faites, — ne bougez pas.