Voyage sur les frontières russo-chinoises et dans les steppes de l’Asie centrale/01
VOYAGE SUR LES FRONTIÈRES RUSSO-CHINOISES ET DANS LES STEPPES DE L’ASIE CENTRALE,
Le 22 février 1848 un traîneau de voyage, renfermant M. et Mme Witlain Atkinson (les voyageurs mêmes dont nous allons suivre les traces)[1], arriva au galop de l’intérieur de Moscou devant la porte de cette ville qui s’ouvre sur la route de la Sibérie. Les barrières des villes russes sont formées par deux poteaux ou grandes poutres soutenant une grosse traverse mobile. On élève celle-ci chaque fois qu’on doit laisser passer une voiture ou un cavalier, puis on la laisse retomber immédiatement. Avant d’être admis et franchir cette sorte de joug ou de potence, le couple anglais dut faire vérifier ses passeports. « Si peu de temps que prit cette formalité, dit Mme Atkinson, ce moment suffit pour évoquer dans nos souvenirs les lamentables fantômes des nombreux proscrits pour lesquels cette barrière avait été la première étape de l’exil ; les uns accusés des plus grands crimes, les autres des plus minces délits, beaucoup simples victimes des caprices, de la brutalité ou des terreurs d’un maître, beaucoup aussi martyrs d’une foi héroïque.
« Pendant notre court séjour à Moscou, les familles de quelques déportés, sachant notre dessein de visiter prochainement des contrées où leurs pères, leurs maris et leurs frères gémissaient détenus depuis de longues années, avaient cherché à lier des relations avec nous. Chacun des membres de ces familles avait quelque chose à nous communiquer. Ici c’était une femme qui s’était tenue à la porte de Moscou avec son enfant dans les bras pour recueillir le dernier regard d’un mari et d’un père ; là, de jeunes enfants, maintenant hommes faits, avaient été terrifiés par le cliquetis des chaînes en embrassant leurs parents pour la dernière fois ; ou bien c’étaient des mères qui avaient assisté avec angoisse au défilé de leurs fils entre les funestes poteaux qu’ils ne devaient jamais repasser ; ou bien enfin des sœurs qui avaient reçu les derniers adieux de ceux qui leur étaient chers, et des frères qui s’étaient pressés d’une étreinte suprême et ne devaient jamais se revoir : tous ces infortunés avaient quelque message à faire parvenir. Chaque famille ayant un fils, un père ou un frère en Sibérie (et il en est des meilleurs et des plus braves), avait voulu nous avoir pour hôtes. On n’avait pas osé leur écrire depuis longtemps. On pouvait seulement leur faire transmettre oralement des témoignages d’affection et d’intérêt, et chacun avait désiré que nous fissions de ces commissions un cas tout particulier. Ils croyaient ne nous avoir jamais assez entretenus des détails de leur infortune, détails souvent tragiques, toujours tristes au plus haut degré.
« Il y avait un mélancolique intérêt dans ces récits que tout le monde eût appréciés comme nous. Ils roulaient généralement sur les circonstances qui avaient conduit les êtres regrettés dans l’exil, et sur la difficulté de faire parvenir si loin quelques confidences d’où dépendaient souvent l’honneur, la fortune et l’avenir de plusieurs familles. Aussi je comprenais les recommandations minutieuses dont chaque confidence était l’objet, et je n’oublierai jamais notre départ et les bénédictions que tant de cœurs brisés appelèrent sur nous. »
Il fut donné à M. et Mme Atkinson, durant leurs longues pérégrinations à travers la Sibérie, de tenir la plupart des engagements pris envers ces respectables infortunes. Depuis la pente orientale de l’Oural qu’ils descendirent par la belle vallée de la Toura jusqu’aux rivages basaltiques du lac Baïkal, ils se détournèrent bien souvent de leur chemin, pour aller dans quelque hameau écarté, dans des solitudes sans nom, souvent même dans l’antre souterrain d’une mine, à la recherche d’un exilé recommandé à leurs soins, et lui transmettre subrepticement un souvenir d’affection, des nouvelles du foyer perdu.
Ainsi dans la première ville sibérienne où ils mirent le pied, à Neviansk, célèbre par ses richesses métallurgiques et par son hôtel des Monnaies dont la haute et belle tour s’incline hors de la perpendiculaire plus encore que la tour de Pise, et fait penser involontairement à ces monuments à base de sable dont parle l’Écriture, les voyageurs purent constater qu’une bonne partie de la population descend des fugitifs échappés dans le siècle dernier des solitudes de Bérézof et d’autres enfers sibériens, et qu’en dépit des terribles prescriptions impériales, le premier des Demidoffs recueillit, cacha et employa dans ses mines et dans ses usines.
Ainsi au confluent de l’Iset et du Tobol, à Yaloutorrowsk, ils allèrent embrasser, au nom de sa famille, un des principaux conjurés de 1825, un Mouravieff que vingt-quatre ans d’exil, dont plusieurs passés dans les forêts marécageuses du gouvernement d’Yakoutsk, sans société aucune, sans livres et sans papier, n’avaient pu amener à modifier son esprit indomptable et les convictions pour lesquelles il souffrait, pour lesquelles son frère avait péri du dernier supplice[2].
Ainsi encore dans le voisinage de Minousink, bourgade peuplée d’exilés sur le Jénisseï, ils eurent à visiter un savant allemand, le docteur Fahlenberg, dont la mort avait été officiellement annoncée vingt ans auparavant à sa famille qu’il n’avait pu désabuser, et qui, par suite d’un raffinement de cruauté et de tortures, n’ignorait pas que depuis cette époque il ne comptait plus que pour mémoire dans le cœur de ses enfants, et que sa femme s’était remariée ! Ce n’est pas tout : cet homme, aussi distingué par son érudition que par l’élévation de son esprit, avait ouvert à Minousink une école où bientôt afflua la jeunesse des environs. Dès que le gouvernement l’apprit, il fit fermer l’école, déporta le pauvre savant à quelque distance dans le désert, et lui prescrivit même la seule occupation qui lui fût permise. « Voici, dit le malheureux en ouvrant sa fenêtre devant ses deux visiteurs anglais et en leur montrant un coin de terre planté de tabac, voici le noble travail auquel je dois consacrer les quelques années qui me restent à vivre ! »
À Irkoutsk, où M. et Mme Atkinson passèrent les deux hivers de 1850 à 1852, se trouvaient un certain nombre d’exilés russes ou polonais, qui, condamnés d’abord au travail des mines de Nertchinsk, avaient obtenu, avec le temps, une commutation de peine et formaient, à l’époque dont nous parlons, la meilleure et la plus agréable société du chef-lieu de la Sibérie orientale. On remarquait parmi eux deux grands seigneurs russes : les princes Troubetskoï et Wolkonskoï, avec leurs familles. La femme du premier, élevée dans sa jeunesse en Angleterre, au milieu des plus grands noms des trois royaumes, était la première femme de haut rang qui eût suivi son époux dans l’exil sibérien. Son exemple avait été contagieux. Mme Atkinson recueillit de la bouche même de cette noble femme, dont l’esprit cultivé égalait le dévouement, la relation du voyage qu’elle avait entrepris, suivie d’une seule servante, dans ces tristes contrées, et le récit plus navrant encore de sa réception et de son genre de vie aux mines de Nertchinsk, où le prince son époux travaillait comme forçat ! Quant au prince Wolkonskoï, il cultivait, chaque été, de ses propres mains une petite ferme qu’on lui avait cédée dans le voisinage de la ville, et dont sa femme, autrefois une des lionnes des salons de Pétersbourg et de Moscou, vendait elle-même les produits. Lui, toujours de manières graves et dignes, portait sans affectation des vêtements plus que simples. Toujours aussi dans les assemblées publiques, au théâtre, à l’église, il prenait place parmi les paysans et les gens du peuple, qu’il aimait et dont il était aimé. « Je suis un des leurs, disait-il, et je tiens à honneur d’être regardé comme tel. »
Ces détails touchent, sans doute, par plus d’un point à des questions d’un ordre étranger à ce recueil ; cependant, comme traits de mœurs locales, ils y ont leur place marquée. La géographie ne peut ignorer par qui et comment se peuple et se civilise une contrée plus vaste, à elle seule, que notre Europe entière : contrée à laquelle ses inépuisables forêts, ses fleuves immenses, ses richesses minérales, son sol fertile en dépit des hivers, et enfin le voisinage de la Chine, de la Transoxiane, du Japon et de l’Amérique, réserve sans nul doute un grand avenir. Eh bien ! quand sa population sera assez dense pour former une nation, on ne peut douter qu’elle n’honore les noms que nous venons de citer, — et bien d’autres encore, scellées sous la pierre du sépulcre où à la base des noires croix latines qui marquent par milliers sur le sol sibérien, les tombes des Polonais, — comme les noms de ses pères et de ses fondateurs.
Lorsque M. Atkinson repassa la porte fatale de Moscou, sept ans s’étaient écoulés depuis son départ. Il avait sillonné de ses pérégrinations, tantôt seul, tantôt suivi de sa courageuse compagne et même d’un enfant qui leur était né dans ce voyage, la Sibérie méridionale, les montagnes de l’Altaï et la vaste dépression qui s’étend entre cette chaîne et les monts Célestes, d’une série d’itinéraires montant ensemble à plus de soixante-trois mille kilomètres (quinze mille huit cent cinquante lieues !). Le premier de tous les Européens, il a croisé la route que suivirent jadis, dans leur marche vers l’Occident, les hordes de Tchenkis et de ses fils. Le premier aussi, il a vu se dresser devant lui les masses neigeuses du Bogda-Oola et les paysages alpestres de l’Alatau. Si de ces régions inexplorées avant lui il a pu rapporter un journal de notes écrites scrupuleusement chaque jour, et un portefeuille de cinq cent soixante dessins, ce n’a été ni sans fatigues, ni sans difficultés. « J’ai souvent été éprouvé, dit-il, par le froid et par la chaleur, par la soif et par la faim ; souvent encore je me suis trouvé dans les situations les plus critiques, au milieu des tribus de l’Asie centrale et surtout parmi les outlaws échappés des établissements pénitentiaires de la Chine, caractères désespérés, qui comptent la vie de l’homme pour peu de chose. Enfin, en bien des occasions, je me suis vu en face d’une inévitable mort le long de précipices insondables, dont je n’étais pas séparé par l’épaisseur d’un cheveu.
« Dans ce milieu où tout est sauvage, la nature, les hommes et les animaux, les parties de plaisir mêmes ne sont pas sans danger. Laissez-moi citer un exemple.
« C’était à Kopal, aux pieds de l’Alatau. Par une belle et froide matinée mon hôte me proposa une promenade en traîneau sur la neige durcie et aplanie par la gelée. Le traîneau, semblable à ceux dont se servent les paysans en Sibérie, est une simple caisse en osier de la forme d’une corbeille, fixée plus ou moins solidement sur un cadre de bois. Au fond de la corbeille, un banc recouvert de fourrures peut recevoir deux personnes un peu serrées ; une planche posée sur la partie antérieure sert de siége au cocher.
« Mon hôte, officier d’artillerie, avait changé ses vieux chevaux russes contre de magnifiques étalons kirghis. Trois de ces animaux, aussi peu que possible habitués au joug, furent attelés ; le traîneau fut amené devant la porte de notre habitation ouvrant sur une plaine de plus de trente milles d’étendue, mais bordée d’un côté, à moins de cinq cents mètres de distance, par un ravin d’une effrayante profondeur.
« J’avais à peine eu le temps d’entrer dans le traîneau que les chevaux, faisant un écart, partirent au galop ; le cocher, lancé hors de son siége, alla tomber dans la neige en laissant échapper les rênes, et le sauvage attelage m’emporta droit vers le ravin… Je compris de suite ma position : chercher à sauter hors du traîneau, c’était me vouer à une mort certaine, et j’acceptai comme moins dangereuses les chances que me gardait le hasard. Du reste, au train dont allaient les chevaux l’issue ne pouvait se faire attendre ; nous approchions d’un point du ravin où il a plus de soixante pieds de profondeur.
« Déjà nous en étions assez proches pour en apercevoir le bord opposé, noir et à pic. Nous n’en étions pas à quinze mètres, quand tout à coup les chevaux tournèrent court et avec tant d’impétuosité qu’ils lancèrent le traîneau et son contenu droit sur le bord du précipice. Mais avant que je pusse calculer le danger, les sauvages animaux m’emportaient dans une direction opposée, entraînant mon léger véhicule deçà delà sur les aspérités du sol comme la queue d’un cerf-volant.
« Parmi les périls d’une autre nature semés sur les routes de la Sibérie, je signalerai les superstitions brutales des vieux paysans, premiers colons de ce pays. Dans une cabane où nous vînmes un soir demander l’hospitalité pour la nuit, deux voyageurs avaient été peu auparavant égorgés à coups de hache pendant leur sommeil par le propriétaire de cette demeure écartée, poussé irrésistiblement à ce crime par la simple vue d’un repas de viandes froides pris par ses hôtes dans la nuit du vendredi au samedi. Sa conscience n’avait pu tolérer un tel scandale sous son toit, et la mort seule des coupables lui avait paru capable de l’expier. »
Mais laissons les terres russes, où d’autres voyageurs nous ont déjà conduits, où d’autres nous ramèneront prochainement. c’est au sud des limites qui les séparent des possessions chinoises que nous devons suivre M. Atkinson.
I
Je venais de parcourir l’Altaï. La vallée du Bia, où s’étale l’Altin-Kool, — le lac d’Or, — m’avait offert des paysages qui ne cèdent en rien aux plus beaux des Alpes suisses et italiques. La vallée de la Katounia, non moins belle, m’avait conduit jusqu’au sommet du Biélouka. De ce point culminant du massif altaïque, je descendis vers le sud, résolu à aller chercher dans le Gobi des scènes qui n’avaient jamais été considérées par un œil européen et reproduites par un pinceau. Là, je savais que ma carabine serait nécessaire à autre chose qu’à conquérir mon dîner. Là le courage et le sang-froid du voyageur sont mis à l’épreuve par des gens inaccessibles à la crainte et à la fatigue. Il faut avoir la main ferme, l’œil prompt et l’habitude des armes, si l’on veut se garantir de tout acte de violence. Le pillage est le droit commun du désert, et, ce qui est pis, le voyageur qui succombe, s’il n’est pas mis à mort, est destiné à subir une captivité certaine.
Mon escorte se composait de trois Cosaques, braves et honnêtes compagnons qui eussent affronté tous les dangers. Puissent-ils vivre longtemps et heureux sur le coin de terre qu’ils habitent au pied du Kourichoum ! Je leur adjoignis sept Kalmoucks, forts et robustes chasseurs, habitués à la pénible vie des montagnes. J’avais une provision suffisante de poudre et de plomb, ainsi qu’une collection de huit carabines. Mes Kalmoucks avaient les cheveux coupés ras à l’exception d’une touffe sur le sommet de la tête, réunie en une longue tresse qui leur pendait sur le dos et leur communiquait un extérieur tout à fait chinois. De fait, ils pouvaient être considérés comme des sujets chinois. Malheureusement pour eux, la Russie les contraint aussi à lui payer une taxe.
Le chef de ma petite troupe de Kalmoucks se nommait Tchuck-a-boï. C’était un fort et puissant individu, d’une belle et mâle contenance, au front massif et aux grands yeux noirs. Il était vêtu d’un manteau de peau de cheval serré autour de la taille à l’aide d’une large écharpe rouge. Quand le temps était chaud il ôtait ses bras des manches de son manteau qu’il attachait alors à la ceinture. Ce vêtement lui retombait autour du corps en plis magnifiques qui donnaient tout son relief à son port plein de fierté, à ses mouvements pittoresques, et imprimait un grand effet à sa figure herculéenne. Il était né pour être chef ; son excellente nature en faisait de plus un compagnon de route très-agréable. Il m’accompagna durant un grand nombre de mes jours de peine et de fatigue, supportant la faim et la soif sans laisser échapper un murmure.
Nos explorations commencèrent au delà de la rivière Narym, à l’endroit ou les monts Kourt-choums devraient se réunir au grand Altaï. Mais on ne trouve cette dernière chaîne de montagnes que sur nos cartes ; dans la nature, elle n’existe pas. De nombreuses ramifications courent de l’Altaï à travers le désert d’Oulan-koum : c’est dans cette direction que nous portâmes nos pas ; nous fîmes l’ascension d’âpres rochers et traversâmes nombre de pittoresques vallées, dans notre course à l’est vers l’Oubsa-noor. J’avais deux objets en vue dans ce voyage : visiter les monts Tangnous que j’avais aperçus du sommet du Biélouka et le grand lac qui reçoit tant de cours d’eau sans avoir aucune issue. Il existe dans la chaîne du Tangnou un grand nombre de cimes qui dépassent le niveau des neiges éternelles : quelques-unes ont jusqu’à onze mille pieds de haut. Nous faisions route à l’est et dûmes croiser les sources de plusieurs courants qui descendent de ces sommités vers l’Oubsa. Il me serait impossible d’en fournir les noms. Personne de mon escorte n’avait pénétré auparavant dans cette région et nous n’avons rencontré aucun indigène pour nous en informer. Dans le haut pays le gibier était en abondance ; il n’était pas rare de voir rôtir au feu de notre camp et servir à nos repas de grasses venaisons. En quelques endroits, on trouvait les pieux dépouillés qui avaient servi aux yourtes coniques des Kalkas dont ils indiquaient les stations de chasse. Après avoir marché douze jours pendant lesquels nous campâmes sur les bords de divers torrents descendant uniformément de la chaîne du Tangnou, nous arrivâmes à un cours d’eau large et rapide venant du nord-est.
Il nous était impossible de le traverser à la hauteur où nous l’abordâmes ; il nous fallut remonter vers sa source. Notre marche le long de cette rivière nous mena très-haut dans les sauvages montagnes du Tangnou.
Ayant réussi, non sans difficulté, à faire l’ascension de l’un des sommets qui s’élevaient jusque dans la région des neiges, je me trouvai en face d’une perspective aussi étendue que splendide. Immédiatement au-dessous de moi gisait l’Oubsa-noor ; dans le lointain, du côté du sud-ouest, on apercevait le désert d’Uulan-koum et l’Aral-noor ; au sud, le Tchagan-Tala et les hauteurs qui s’échelonnent vers le Gobi ; au sud-est, on parvenait à distinguer les crêtes des monts Kanghais dont plusieurs disparaissaient sous la neige. C’était un coup d’œil lointain jeté sur l’Asie centrale, sur un pays que nul Européen n’avait encore entrevu. Une obscure et brumeuse ébauche du Bogda-Oola se dessinait au delà de la terre de Gobi et du vaste désert qui s’étendait au loin à perte de vue.
La plus grande partie de cette contrée est extrêmement abrupte et sauvage. On ne trouve d’arbres que dans les ravins et les vallées profondes. La plupart de ces montagnes sont dénuées d’arbrisseaux, même sur leurs versants méridionaux. Cependant les anfractuosités des rochers sont garnis d’un épais tapis d’herbe courte parmi laquelle on rencontre une grande variété de fleurs. Trois sortes d’iris y étaient en floraison : l’une d’un pourpre foncé sur fond blanc, une autre également blanche mais teintée d’un brun très-riche, enfin une troisième d’un beau jaune. De larges couches d’œillets primula croissaient partout. Des dianthus d’un rouge gris et d’un jaune pâle étaient épars sur les flancs des rochers ; ils exhalaient une odeur délicieuse.
Nous continuâmes notre voyage presque droit à l’est, et, onze jours après, nous traversions les hauts affluents de la rivière Tess. Puis, en suivant la chaîne des montagnes dans la direction du sud, nous arrivâmes aux sources de la Selenga et du Djabakan où nos guides s’attendaient à rencontrer des Kalkas. Les Kalmoucks avaient souvent trouvé de ces tribus sur la steppe Tchou, et espéraient que nous en serions traités avec hospitalité ; dans tous les cas, nos armes devaient nous concilier leur respect.
Dans le cours de cette excursion, un grand nombre de rivières descendant des montagnes virent allumer nos feux de campement sur leurs bords. Elles nous fournissaient ordinairement de poisson dû à l’adresse avec laquelle les Kalmoucks savent se servir de leur couteau.
L’hameçon et la ligne sont des moyens trop lents pour ces gens-là ; afin d’y suppléer, trois ou quatre hommes entrent dans l’eau et chassent le poisson devant eux, tandis que d’autres Kalmoucks l’attendent sur la rive ou ils le percent à coups de couteau. Ils étaient rarement plus d’une demi-heure à nous en procurer de quoi dîner abondamment.
Après avoir traversé la rivière Tess, nous suivîmes le pied des montagnes, souvent à travers des plaines de sable ; il nous arrivait fréquemment d’être obligés de monter plus haut sur leurs versants afin d’obtenir de l’herbe pour nos chevaux et du gibier pour nous-mêmes.
Au bout de huit jours, nous atteignîmes le San-ghin-dalai, beau lac de quinze verstes de longueur et d’une largeur variant de quatre à six. Il fallut y camper deux jours afin de laisser reposer nos chevaux et de me donner le temps d’esquisser les sites d’alentour, consacrés par les légendes kalmoukes. Nous étions près des sources de la Sélenga sans avoir pu rencontrer encore un seul Kalkas.
Ayant rempli l’objet de ma visite au lac, nous le quittâmes par une matinée pluvieuse et tournâmes à l’ouest dans le but d’atteindre la rivière Tess à peu près à mi-chemin de sa source et de l’Oubsa-noor. Les Kalmoucks commençaient à craindre de ne rencontrer personne. À tout événement, nous devions traverser une route fréquentée par les caravanes, et nous pouvions espérer y rencontrer quelque tribu nomade.
On avait eu plusieurs jours d’une pluie battante qui avait rendu la marche très-désagréable et le pays fort peu intéressant. Les monts Tangnous étaient cachés derrière un brouillard épais ; nous étions forcés de coucher sur le sol détrempé ; nos housses nous servaient à la fois de lit et d’abri. Il se trouvait bien quelques broussailles çà et là dans les ravins, dont nous faisions du feu afin de cuire notre repas et préparer le thé ; néanmoins, malgré nos fatigues, pas un homme de notre petite troupe ne se plaignit de son sort.
À une heure avancée de l’après-midi du sixième jour après notre départ du San-ghin-dalai, nous descendions une vallée étroite tapissée d’un riche gazon que nos chevaux flairaient avec délices. Plusieurs chameaux étaient à paître à peu de distance, et derrière eux, à une assez grande distance, on entrevoyait des yourtes, spectacle fort agréable pour tout notre monde. Dans le lointain, on découvrait aussi des chevaux pâturant dans des vallons herbeux au delà des yourtes, de même qu’un gros troupeau de moutons dans le voisinage des chevaux. Cette vue nous fit hâter le pas de nos montures vers l’aoul des Kalkas. À notre approche, deux hommes montèrent à cheval et vinrent à notre rencontre, ce qui indiquait de leur part une mission pacifique. Quand notre escorte les eut rejoints, une conversation animée s’engagea entre eux et Tchuck-a-boi, après quoi l’un retourna vers ses gens tandis que l’autre restait pour nous accompagner. Un moment plus tard, nous vîmes trois autres Kalkas venant au-devant de nous ; ils avaient l’ordre de nous guider vers l’aoul. À notre arrivée, un homme âgé prit les rênes de mon cheval et m’offrit la main pour m’aider à descendre, puis il me conduisit à son habitation où se trouvaient deux femmes et quatre enfants.
C’était Arabdan, le chef de l’aoul, qui me recevait et se disposait à exercer l’hospitalité en ma faveur en me présentant une tasse de thé puisée dans une large bouilloire en fer. Le thé était mélangé avec du lait, du beurre, du sel et de la farine, ce qui lui donnait l’apparence d’une soupe épaisse mais non désagréable. Les Cosaques et les Kalmoucks furent admis à partager ce breuvage. Pendant que j’en buvais ma part, je pus examiner notre hôte. C’était un homme grand et mince, âgé de quelque chose comme cinquante ou soixante ans, d’une physionomie brune, les os des joues saillants, les yeux noirs, le nez proéminent et la barbe chétive. Il était vêtu d’un long kalat de soie d’un bleu tirant sur le noir, boutonné sur la poitrine. Autour de sa taille, était attachée, à l’aide d’une boucle d’argent, une ceinture à laquelle pendaient un couteau, un caillou et un morceau d’acier destiné à servir de briquet. Son chapeau avait la forme d’un casque ; il était de soie noire, orné de velours noir et pourvu de deux larges rubans rouges pendant sur le dos de leur propriétaire. Une paire de bottes à hauts talons, de couleur garance, complétaient le costume du chef. L’une des femmes portait un kalat de soie rouge et verte, l’autre une robe de velours noir ; toutes les deux avaient aussi autour de la taille une large ceinture rouge. Leurs chapeaux étaient semblables. Elles avaient les cheveux tressés et flottant sur les épaules en une multitude de petites tresses dont quelques-unes étaient ornées de grains de corail ; bijoux très-appréciés par les beautés mongoles. Elles portaient des bottines très-courtes, à très-hauts talons et en cuir rouge qui les empêchaient de marcher à l’aise et avec agrément. Quant aux enfants, ils n’étaient point surchargés d’habits, mais pour suppléer au manque de ceux-ci, ils avaient été se rouler sur le bord d’une mare fangeuse qui les avait enduits d’une couche d’ocre rougeâtre contrastant avec leur chevelure d’un noir de jais.
Les yourtes de ces populations sont construites comme celles des Kirghis et couvertes de feutre. Mais les arrangements intérieurs diffèrent. Du côté opposé à l’entrée est placée une petite table basse sur laquelle reposent des idoles de cuivre et plusieurs petits vases en métal. Dans quelques-uns sont des grains de millet ; en d’autres du lait, du beurre et du koumis ou lait de jument fermenté. Le côté gauche de la table-autel est occupé par des boîtes qui contiennent des valeurs ; près d’elles sont déposés l’outre au koumis et d’autres ustensiles domestiques. Du côté opposé se trouvent plusieurs piles de voilock ou tapis de feutre sur lesquels repose la famille.
Un mouton avait été tué aussitôt après notre arrivée ; il était déjà en train de bouillir dans la chaudière de fer de la yourte voisine. Le mouton paraissait être l’objet de l’attraction générale parmi le personnel de l’aoul. Il était évident que tout le monde était absorbé dans les préparatifs de la fête. On invita les Cosaques à faire rôtir une partie du mouton à mon intention, en les engageant aussi à en conserver une portion pour notre déjeuner du lendemain. Le souper n’eut pas lieu dans la yourte du chef ; mais hommes, femmes et enfants se réunirent dans une demeure adjacente afin de manger le mouton gras. Tchuck-a-boi avait expliqué à notre hôte que je voulais traverser la plaine jusqu’à la rivière Tess, et l’avait prié de nous fournir des chevaux frais. Le vieillard y consentit, promettant que deux hommes et les chevaux seraient prêts à l’aube et nous transporteraient à un aoul peu éloigné de notre chemin, et le seul que nous rencontrerions avant d’arriver à l’Oubsa-noor ; il était même douteux qu’on y trouvât des Kalkas.
Une nuit tranquille passée dans la yourte du chef et un déjeuner à la pointe du jour nous préparèrent à une longue traite. Le soleil se leva éclatant sur les monts Kanghais, projetant des ombres allongées sur les collines inférieures, et jusque dans la plaine. Fidèle à sa promesse, Arabdan avait fait disposer quatre hommes et seize chevaux pour notre service. Quelle était la distance à parcourir ? Personne ne pouvait le dire. Mais il semblait hors de doute que nous avions une longue course à faire. En prenant congé de mon hôte, je lui offris un fort couteau de chasse de la maison Rodgers. Il en fut enchanté, et prescrivit à ses gens de me conduire sain et sauf à l’aoul de son voisin.
Notre route était au nord-ouest, à travers une plaine onduleuse, couverte d’un gazon inégal qui fournit à nos chevaux une nourriture abondante. En chemin les Kalkas découvrirent une voie conduisant à la ville d’Ouliassotai, à laquelle ils prétendirent qu’on pouvait aller en moins de vingt-quatre heures. Il y a dans cette ville un corps de troupes considérable, sous les ordres d’un commandant chinois. Cette circonstance n’était pas de nature à exciter en moi le désir d’en approcher de trop près. Du reste, mes guides kalkas étaient du même avis.
Durant la matinée, les monts Tangnous étaient restés enveloppés de nuages ; mais quand le soleil monta, les vapeurs du ciel se dissipèrent, ce qui me permit de jouir d’un magnifique coup d’œil. Vus à travers la steppe, à cette distance, les nombreux pics de la chaîne étaient beaux à contempler ; leurs cimes blanchies par la neige tranchaient sur l’azur profond et les faisaient ressembler à des aiguilles d’argent congelées.
Pendant plusieurs jours nous marchâmes au sud de ces montagnes, les laissant à notre gauche. Le cinquième jour, pendant que le soleil descendait derrière leurs sommets, des flots d’une lumière fauve se répandirent dans le ciel. Bientôt cette nuance fit place à une autre, orangée, teintée de brun ; des nuages cramoisis s’étendirent sur les crêtes des montagnes, tandis que des masses de rayons floconneux gisaient épars sur un paysage argenté. C’était une scène rare pour mes yeux, mais fort commune dans cette contrée où aucun peintre n’a encore contemplé ces merveilleux effets, ni admiré leur charme.
J’en esquissai une ébauche, puis je suivis les traces de mes compagnons, l’esprit profondément absorbé dans la contemplation du tableau déployé devant moi. Au sud quelques collines basses, d’un aspect sablonneux, couraient à l’est et à l’ouest ; au delà était une plaine immense, sans bornes, où toutes les armées de l’Europe eussent pu être rangées et ne sembler qu’un point au milieu de ce vaste désert ; — le même que Tchinkis-Khan a fait traverser à ses hordes sauvages il y a plus de six cents ans. À mon exemple, sans doute, elles ont contemplé le soleil descendant derrière les montagnes, sur la route de l’Occident, et, de plus, souhaité d’assouvir au delà de leurs instincts de sang et de pillage.
Il est probable que les nombreux tumuli dispersés au loin dans ces plaines interminables renferment les reliques des peuples qu’elles ont exterminés. La nature a marqué là les traces du conquérant depuis le lieu où il naquit sur l’Onon jusqu’à ceux qui furent les théâtres de ses dévastations terribles lors de sa course vers l’Occident. Je n’avais aucun moyen d’ouvrir quelqu’une de ces tombes éparses le long de ma route : ce fut pour moi l’objet d’un grand regret.
Cependant la nuit avançait rapidement. Pendant que je dessinais en pensant à Tchinkis-Khan, les Cosaques avaient renoncé à l’espoir de trouver l’aoul, dont rien n’annonçait la présence dans le voisinage. Quand je les rejoignis, ils étaient campés aux bords d’un ruisseau et occupés à préparer le repas du soir ; le mien m’attendait sur le gazon. La faim donna du prix à la venaison et au thé dont il se composait. À peine avions-nous fini de manger que le jour tomba et que la nuit enveloppa la steppe. En quelques minutes je fus endormi.
Nous quittâmes le matin notre campement pour continuer notre voyage à la recherche des Kalkas ; nous marchions sur un sol nu, presque dénué de végétation, tantôt sablonneux, tantôt obstrué d’une sorte de gravier qui fatiguait les chevaux. Les heures succédaient aux heures ; enfin, vers deux heures de l’après-midi, à notre grande joie, apparurent des chameaux et des chevaux épars au milieu d’une vallée très-proche. Ils guidèrent nos pas, et bientôt nous fûmes en vue de leur aoul. Deux hommes vinrent à nous, afin de nous conduire à la demeure du chef. Après nous avoir salués poliment, ils se placèrent de chaque côté de mon cheval, dans le but de m’escorter vers les yourtes situées sur un cours d’eau qui se perdait dans un petit lac à quelque distance. On se dirigea vers une tente de meilleure apparence que les autres et appartenant au chef qui y attendait notre arrivée. Il prit la bride de mon cheval, me donna la main pour descendre et m’introduisit dans sa demeure. Un tapis y était étendu sur le sol ; il fallut m’y asseoir pour accepter la tasse de thé obligatoire de l’hospitalité mongole. Refuser eût été impoli. Je me trouvais installé au foyer du célèbre Kalkas Darma Tsyren.
Le chef s’assit en face de moi, et les deux jeunes gens qui m’avaient accompagné se placèrent auprès de lui. C’étaient ses deux fils. Derrière eux étaient également assis dix à douze autres Kalkas, prêtant à chacun de mes mouvements une attention minutieuse. J’étais indubitablement le premier Européen qu’ils eussent jamais vu, et mon large chapeau de feutre, ma jaquette de chasse et mes bottes longues figureront, sans nul doute, pendant bien des générations, dans les récits de leurs pâtres et dans les chants de leurs trouvères.
En ce moment, plusieurs femmes firent leur apparition, et à leur tête la femme du chef. Elle s’assit auprès de lui ; sa fille vint bientôt la rejoindre, les autres se placèrent où elles purent. Mais toutes avaient les yeux fixés sur moi. Il eût été sans doute bien amusant de comprendre leurs remarques, car leur conversation était fort animée.
On en était là quand un Cosaque apporta mon somervar. Tous les assistants furent profondément étonnés d’en voir sortir de la vapeur sans qu’il y eût du feu dessous. L’un d’entre eux posa la main dessus et en retira ses doigts brûlés, au grand amusement des autres. On apporta aussi dans un brillant plat d’étain mon dîner, consistant en venaison grillée. Le plat, le couteau et la fourchette excitèrent une curiosité générale. Ces objets étaient tout à fait nouveaux pour ces populations. Ils me regardaient tous manger ; rien ne put les décider à quitter la place avant que le dernier plat fût emporté.
Darma Tsyren avait ordonné de tuer un mouton en mon honneur ; il y avait déjà quelque temps que la dépouille de l’animal était en train de cuire, lorsqu’on vint annoncer que le régal était prêt. Je fus enfin laissé à moi-même. Tout l’aoul, hommes, femmes et enfants, prit joyeusement part à la fête. C’était mon tour d’être spectateur. Mais je ne veux pas exciter par une description le dégoût de mes lecteurs.
Le repas terminé, je mandai Tchuck-a-boi dans la yourte et le chargeai de demander des chevaux et des guides à notre hôte pour le voyage du lendemain. Le sultan les donna volontiers, et, suivant son expression, ils furent prêts dès l’aurore.
II
De l’aoul de Darma, il nous fallut faire route droit au nord, à travers les ondulations gazonneuses du sol, qui devinrent bientôt des collines séparées par de larges vallées courant à l’est et à l’ouest. C’était un pays tout à fait propre à la course. Aussi les Kalkas semblaient-ils disposés à essayer la vigueur de leurs montures à la chasse des antilopes que nous rencontrions en troupes considérables, mais se tenant toujours à distance et sans que nous pussions jamais les avoir à portée de nos carabines. Vers midi, nous venions de commencer l’ascension d’une colline assez élevée, quand le désert d’Oulan-koum apparut à nos regards, s’étendant à l’ouest aussi loin que nos yeux pouvaient porter ; çà et là un grand nombre de lacs peu étendus miroitaient au soleil. Je me figurais en même temps apercevoir l’Ilka-Aral-noor briller dans une perspective lointaine. Quand je me trouvai plus haut, je pus mesurer que ce n’était là qu’un effet de lumière à l’horizon. En approchant du sommet de la colline, nous nous trouvâmes en présence d’une scène charmante : elle s’étendait sur toute la contrée que nous venions de traverser, ainsi que sur la chaîne de montagnes situées au sud-est. Une brume bleue et empourprée couvrait le paysage entier, laissant à chaque objet sa forme poétisée par l’éloignement. Après avoir fixé quelques instants mes regards vers cette portion du tableau, je fis tourner bride à mon cheval et m’acheminai vers le sommet de la colline : l’Oubsa-noor était devant moi avec la rivière Tess, coulant à mes pieds dans la vallée. Les monts Tangnous étaient visibles, dans toute leur longueur, tandis que des steppes immenses fuyaient du côté de l’ouest, au fond duquel la terre et le ciel se confondaient dans une teinte nuageuse. Je m’empressai d’esquisser ce paysage si extraordinaire avec ses lacs, ses montagnes et ses plaines onduleuses. Ces dernières ont un caractère différent de tout ce qu’on trouve en Europe en ce genre : elles ont dû offrir un grand spectacle quand les hordes innombrables de Tchinkis et de ses fils les traversèrent en armes. À cette heure, ce n’était plus qu’une solitude, sans un être vivant ni une demeure humaine.
La colline sur laquelle j’étais debout était de granit d’un rouge sombre, à arêtes inégales et brisées. D’épaisses veines de quartz rose traversaient les rochers, courant en lignes parallèles sur une étendue de deux milles ; une immense caverne, ayant pour portique des montants de cette même roche à demi transparente et d’une belle couleur rosée, s’ouvrait derrière moi et formait comme un cadre merveilleux au paysage qui se déroulait sous mes yeux. Ayant terminé mon esquisse, nous continuâmes d’avancer le long de la crête de la montagne, puis une vallée étroite nous conduisit sur les bords de la Tess. Il nous fallut deux heures pour l’atteindre, à un endroit où elle a l’aspect d’un torrent large et rapide, courant parmi des rochers élevés, avec des arbres et des broussailles dans chaque crevasse. Un peu avant la tombée du jour nous campâmes dans une petite vallée herbeuse, non loin de la rivière. Un Cosaque, Tchek-a-boi et un Kalmouck que j’avais envoyés à la chasse, revinrent à la nuit close avec un magnifique daim tué par le Kalmouck. Notre feu venait d’être allumé, et entouré de pieux destinés à griller la venaison ; mais je m’endormis, sans attendre même que le repas fût préparé.
La nuit était belle, le ciel couvert d’étoiles scintillantes, et pas un son n’interrompait le pétillement de notre feu. On s’était arrangé avec les chevaux de manière à ce qu’ils ne pussent s’écarter bien loin. La plupart d’entre nous dormaient, quand un hurlement soudain retentit à quelque distance. Les Cosaques et les Kalkas furent sur pied en un instant. C’était une bande de loups qui suivaient nos traces : un hurlement, répété de temps à autre dans le lointain, pouvait servir à mesurer l’espace qui nous séparait d’eux. Les hommes s’élancèrent autour de moi, afin de rassembler les chevaux ; puis on les mit en sûreté entre nous et les eaux du lac. Nous possédions sept carabines et mon fusil à deux coups que je chargeai à balle, à l’intention de ces rôdeurs voraces, pour le cas où ils s’aventureraient jusque sous notre feu, ce que les Kalkas estimaient certain, attendu que les loups font très-fréquemment de grands ravages parmi leurs bestiaux. Notre foyer était presque éteint ; mais on pensa qu’il valait mieux laisser avancer très-près les maraudeurs dans l’obscurité, avant de montrer de la lumière, afin d’être a portée de les voir, et à un signal donné, de leur envoyer une décharge. Nous les entendîmes de nouveau plus près de nous ; évidemment ils flairaient leur gibier ; tout le monde se coucha par terre pour surveiller leur venue. L’instant d’après, on pouvait entendre leur course furieuse retentissant sur le sol de la steppe. En quelques minutes, la bande arriva et poussa un hurlement farouche. Alors nos gens jetèrent un peu de broussailles sur les braises du foyer, qui, s’enflammant aussitôt, lancèrent devant nous un jet rouge sur les oreilles et le poil hérissé de nos ennemis dont les yeux flamboyaient. Alors aussi, je donnai le signal de tirer, et notre décharge eut un effet terrible. Le hurlement qui suivit témoigna que nos balles avaient porté. Nos armes furent rechargées avec autant de célérité que possible. Les Kalkas nous avaient prévenus que les loups reviendraient. On les entendait gronder ; plusieurs, grièvement blessés, hurlaient encore, mais trop loin pour que nous pussions risquer une nouvelle décharge. On éteignit le feu et chacun resta tranquille.
Mais les loups ne nous laissèrent pas longtemps ignorer leurs intentions. Bientôt une grande agitation se manifesta parmi les chevaux ; nous découvrîmes que la bande s’était divisée et qu’elle dirigeait sur nos bêtes une double attaque, entre nous et le bord de l’eau. Les Kalkas et les Kalmoucks coururent aux chevaux en poussant les hauts cris, ce qui engagea les loups à reculer. Il devenait nécessaire de veiller sur les chevaux de trois côtés à la fois, car nous entendions nos féroces ennemis tout près de nous, et nos gens me prédisaient qu’ils allaient faire irruption, que les chevaux briseraient leurs liens, et que les loups pourraient alors les poursuivre à travers la steppe ; si cet accident arrivait, le matin nous trouverait sans chevaux ; ceux qui n’auraient pas succombé seraient dispersés au loin. Un Cosaque et un Kalmouck allèrent donc garder les approches de nos flancs, tandis que je veillais moi-même sur le front de notre camp. On ralluma du feu, que les Kalkas maintinrent toujours flambant, en y jetant des broussailles, ce qui nous permettait de voir nos sauvages agresseurs. Je pouvais distinguer leurs prunelles éclatantes se rapprochant de plus en plus de nous ; bientôt j’aperçus leurs ombres grisâtres se poussant l’une sur l’autre. En ce moment, plusieurs carabines retentirent à ma droite, et le sillon de lumière que leur explosion traça dans la nuit me permit de viser un loup que j’avais en flanc. J’envoyai mon second coup dans la bande, et plus d’un ennemi sans doute fut atteint, car un concert de hurlements s’éleva dans cette direction. Puis un silence absolu succéda à la fusillade, et l’on n’entendit plus que le hennissement des chevaux. Les Kalkas et les Kalmoucks m’assurèrent toutefois que les loups tenteraient une attaque nouvelle, et insistèrent pour que chacun continuât de veiller à son poste.
Pour surcroît de difficulté, nous n’avions plus que très-peu de broussailles, et il n’y en avait pas dans le voisinage, aussi n’était-ce qu’au moyen d’une surveillance de plus en plus vigilante que nous pouvions sauver nos chevaux. La nuit devenait épaisse ; on n’apercevait rien, même à une très-courte distance, sinon du côté du lac, ou l’on pouvait percevoir obscurément les objets sur l’eau, à travers une faible lueur. Nos regards avides et perçants scrutaient les alentours dans toutes les directions ; nulle part on ne pouvait voir ni entendre quoi que ce fût ayant apparence de loup.
Les Kalkas prétendaient que ces animaux attendaient que tout le monde reposât avant de tenter un effort contre les chevaux. Un certain laps de temps passa sans qu’ils fissent le moindre mouvement ; puis deux ou trois chevaux devinrent inquiets, et se mirent à tirer sur leurs liens et à hennir. Les nuages avaient disparu, les étoiles brillaient et réfléchissaient plus de lumière sur les eaux. On entendait un hurlement éloigné ; Tchuck-a-boi déclara qu’une nouvelle bande de loups arrivait. Quand ils furent très-près de nous, ceux qui avaient si tranquillement fait le guet en notre présence, commencèrent à gronder et à nous avertir qu’ils étaient là. Comme il était absolument nécessaire de nous procurer quelques broussailles, quatre de mes hommes allèrent le long des rives du lac. Deux étaient armés ; au bout de dix minutes ils revinrent, apportant chacun une brassée de bruyère. On ralluma les braises, et le combustible jeté dessus s’enflamma au moment où l’on en avait besoin. J’aperçus huit ou dix loups à quinze pas au plus et beaucoup d’autres en arrière. À l’instant je leur envoyai le contenu de mes deux canons de fusil ; mes gens m’imitèrent, et la bande affamée, poussant un hurlement d’effroi, décampa.
On tint du feu allumé quelque temps encore, mais personne ne fut dérangé de nouveau durant le reste de la nuit. À l’aube du jour, en parcourant le champ de bataille, on releva huit loups morts ; d’autres avaient été blessés, comme l’attestaient les traces de sang qu’ils avaient laissées sur le sable ; nos gens enlevèrent la peau des morts en guise de trophée. Les Kalkas m’apprirent que les loups détruisaient un grand nombre de leurs chevaux et de leurs autres bestiaux. On en trouve beaucoup dans l’ouest du pays, et, au dire de mes guides, ils devaient me causer plus d’un embarras dans le cours de mon voyage.
Deux jours plus tard, le désert nous ménagea une autre rencontre ; c’était un plateau nu, parsemé de nombreux spécimens d’agate et de chalcédoine d’une belle qualité, ainsi que plusieurs fragments de sardoine. Des éminences peu élevées d’une roche pourpre et noire étaient tachetées d’un rouge extrêmement vif. Cette roche est susceptible de recevoir un poli très-rare. Notre marche y était pénible, car des arêtes aiguës s’y dressaient sous les pieds des chevaux.
Ce n’est pas tout, ce sol de pierre fourmille de serpents ; ils vivent dans les crevasses de la roche : mais nous fûmes avertis de leur présence en voyant leur tête sortir dehors et en les entendant siffler sur notre passage. Quelques-uns s’enfuirent, plusieurs ne jugèrent pas à propos de bouger, et un grand nombre fnrenu coupés en deux par les lanières de nos fouets. Un homme qui serait forcé de prendre ses quartiers pour la nuit dans ces rochers, se trouverait aussitôt parmi des compagnons de lit désagréables. J’observai quatre variétés de ces reptiles : l’une noire, de trois à quatre pieds de long, et d’un peu plus d’un pouce de diamètre ; elle se compose d’individus très-agiles. Une seconde variété, d’une couleur grise ardoisée, a deux ou trois pieds de long et un diamètre moindre que la précédente. Cette espèce était nombreuse et souvent difficile à voir, étant, à peu de chose près, de la même couleur que les rochers.
D’autres étaient d’un vert cendré ou noirs, avec des taches cramoisies sur les flancs, et comme ils se promenaient au soleil, ils brillaient d’un éclat extraordinaire.
Un moment après j’étais occupé à examiner les rochers et à essayer d’en arracher quelques morceaux d’un cristal vert jaune. Mes instruments géologiques se déformaient comme du plomb sur cette roche dure comme du métal, quand une clameur soudaine s’éleva près de nous, et j’aperçus deux Kalkas fuyant à quelque distance, les yeux fixés sur un objet placé en face d’eux ; en un moment nous les eûmes rejoints. Ils nous désignèrent, à dix yards devant nous, la cause de leur panique, sous la forme d’un serpent énorme roulé sur un rocher, la tête élevée de huit pouces au-dessus du sol, les yeux rouges comme du feu, et sifflant avec furie. Ils n’ignoraient pas que sa blessure était excessivement dangereuse et ne songeaient qu’à agrandir la distance entre eux et lui.
Je pris ma carabine que je portais en bandoulière et l’abaissai sur le reptile en l’appuyant sur une crête de rocher. Soudain le serpent se cacha la tête dans son trou, nous épiant à travers un repli de terrain. Tcheck-a-boi s’avança de deux ou trois pas ; il leva de nouveau la tête, manifestant sa défiance par des sifflements aigus. Je lui plaçai délicatement la tête derrière le point de mire de ma carabine, pressai la détente et le messager de plomb fit son office. Le corps du reptile bondit hors de sa retraite, mais décapité et se tordant en mille replis. Mes gens sautèrent dessus avec leur fouet ; mais, nonobstant leurs coups redoublés, il fut au moins dix minutes à ne plus remuer. Étendu dans toute sa longueur, il mesurait cinq pieds et demi de longueur sur la tête et quatre pouces un quart de circonférence. Sa couleur était d’un noir brun, avec des marques vertes et rouges sur les flancs. Tout son aspect révélait, si je puis m’exprimer ainsi, un venin mortel. Nous fûmes contraints de continuer notre marche à pied pendant une couple de verstes vu la nature du terrain qui blessait nos montures. Un grand nombre de reptiles de l’espèce grise ardoisée se trouvèrent sur nos pas, ainsi que deux ou trois de l’espèce noire, mais nous n’en vîmes plus des deux autres espèces. Aux rochers que nous venions de traverser succéda bientôt une plaine de sable s’étendant à une distance considérable.
Le jour était avancé, ce qui rendit une course forcée à travers cette lugubre steppe d’une nécessité absolue. De quelque côté qu’on se tournât, on ne découvrait ni herbe ni eau à l’horizon. Il fallait pourtant trouver l’un et l’autre autant que possible avant l’arrivée de la nuit. Après avoir galopé un peu plus de deux heures, nous rencontrâmes des touffes de gazon ordinaire des steppes, mélangées de buissons épineux portant des fleurs jaunes et d’un pourpre foncé, semblables pour la forme et la grandeur à la rose de l’églantier. En continuant notre marche en avant, nous ne fûmes pas longtemps à aborder une vallée courant à l’ouest, au fond de laquelle un ruban d’un éclat argenté indiquait la présence du liquide que nous cherchions. Les chevaux dressèrent l’oreille et allongèrent le cou en descendant la vallée tapissée d’herbes vertes. Nous tournâmes vers l’endroit le plus rapproché, où nous découvrîmes de la bruyère croissant sur la rive de la rivière. Moins d’une heure après, chacun se mirait dans le cristal des eaux, le cœur plein d’une reconnaissance intime. Les hommes comme les animaux se précipitèrent dans le lit du courant, afin d’étancher leur soif ardente. C’était une rivière de vingt mètres de large sur une profondeur de deux ou trois. Elle coulait paresseusement vers l’ouest ; mais allait-elle se jeter dans le Djabakan ou le Kara-noor ? Les Kalkas ne le savaient pas et ne purent en donner le nom.
Cette ignorance ne nous empêcha pas de camper sur les bords de ce cours d’eau, et après avoir pris toutes les précautions réclamées par la prudence, nous y goutâmes une nuit paisible.
Le lendemain, un brouillard épais était suspendu sur la rivière ; il se dissipa graduellement, ce qui présageait une journée chaude. On se dit adieu, car la troupe allait se diviser en deux ; les Kalkas retournaient à leur aoul ; les autres allaient avec moi à la recherche de la rivière Djabakan, principale artère du bassin inexploré jusqu’alors de l’Ilka-Aral-noor. Je me suis toujours séparé à regret de ceux avec qui j’avais partagé les fatigues et les dangers d’un voyage. Ces hommes étaient restés bravement à la garde de leurs chevaux quand les loups avaient donné l’assaut à notre bivac ; maintenant nous nous séparions pour ne jamais nous revoir. Personne, parmi ceux qui restaient, ne connaissait le pays que nous allions traverser. Je savais seulement qu’en suivant la direction du sud-ouest nous tomberions sur le Djabakan.
Effectivement, après quelques tâtonnements et une marche de deux jours, nous parvînmes dans une large vallée où nous découvrîmes le Djabakan coulant à quelques verstes. Un peu plus tard, nous étions sur la rive. En cet endroit, c’est un courant profond, d’une allure pacifique, et large d’environ deux cents mètres. Trois d’entre nous partirent en quête de gibier, et revinrent, après une longue promenade, sans avoir rien rencontré ; mais nos chevaux avaient en abondance de l’herbe d’une bonne qualité et firent chère lie. Le soir, on les mit en sûreté près de nous, et toutes les précautions furent prises contre les loups, car nous étions dans un canton où, selon les Kalkas, ils étaient à la fois nombreux et féroces. Une nouvelle nuit s’écoula sans les voir ni les entendre. Nous eûmes une matinée d’un beau soleil, ce qui rendait très-agréable une promenade sur la rivière. Tchuck-a-boi la traversa le premier et trouva qu’il était facile de prendre terre sur la rive opposée. Quand il revint, il chargea mes vêtements sur ses épaules, prit un cheval frais, puis quatre d’entre nous traversèrent l’eau et abordèrent de l’autre côté sans difficulté. Trois autres suivirent, portant mes esquisses et mes armes liées sur leur tête ou sur leurs épaules. Quelques trajets suffirent à nos gens pour faire traverser à tout notre bagage la rivière, dont la source est à l’est dans les monts Kourous, près des sources de la Sélenga ; elle apporte un énorme volume d’eau à l’Ilka-Aral-noor.
Quand tout notre monde fut débarqué sain et sauf, nous nous préparâmes à traverser une plaine d’un aspect terrible, afin de gagner la région, où, suivant nos cartes, devait s’élever le grand Altaï. Nous nous trouvions sur une steppe fatigante et sablonneuse, section du désert de Sarkha, qui fait lui-même partie de la terre de Gobi. La végétation était si chétive, que l’herbe des steppes elle-même avait disparu. La salsola croissait en larges bandes autour de petits lacs salés ; sa couleur varie depuis l’orangé jusqu’au cramoisi foncé. Ces lacs ont la plus singulière physionomie, vus à distance. L’éclat du sel cristallisé, qui réfléchit souvent la couleur cramoisie des fleurs d’alentour, leur donne, au coucher ou au lever du soleil, l’aspect de diamants et de rubis enchâssés dans une monture somptueuse.
Un silence solennel règne sur ces vastes plaines arides, également désertées par l’homme, par les quadrupèdes et les oiseaux. On parle de la solitude des forêts : j’ai souvent chevauché sous leurs voûtes sombres pendant des journées entières ; mais on y entendait les soupirs de la brise, le frôlement des feuilles, le craquement des branches ; quelquefois même la chute de l’un des géants de la forêt, croulant de vétusté, éveillait au loin les échos, chassait de leurs repaires les hôtes effrayés des bois et arrachait des cris d’alarme aux oiseaux épouvantés. Ce n’était pas la solitude : les feuilles et les arbres ont un langage que l’homme reconnaît de loin ; mais dans ces déserts desséchés nul son ne s’élève pour rompre le silence de mort qui plane perpétuellement sur le sol calciné.
Nous n’avions aperçu pendant toute la journée ni abri, ni nourriture pour un oiseau ou pour un daim, et ce ne fut pas sans difficulté que nous trouvâmes assez de bruyère pour cuire notre repas du soir. Nous pensâmes, de plus, que ni les loups ni les Kirghis ne viendraient nous visiter en pareil lieu ; aussi ne fîmes-nous aucun apprêt défensif, jugeant que l’aridité de la nature était une protection suffisante. La nuit se passa sans encombre, et le matin revint nous convier à marcher. Les chevaux avaient reçu dès l’aube leur maigre provende et pouvaient supporter une marche. À dix verstes de notre point de départ, nous découvrîmes un fourré de roseaux, et presque aussitôt une nappe d’eau se montra, à travers une étroite ouverture dans la bordure épaisse de plantes aquatiques qui entouraient un lac et s’élevaient de beaucoup au-dessus de nos têtes, quoique nous fussions à cheval. J’essayai de me tenir debout sur ma selle sans pouvoir découvrir les eaux. Tournant au sud, nous continuâmes de suivre la rive, dans l’espoir de trouver une éclaircie qui nous permît de jeter un coup d’œil complet sur le lac ; mais nous marchâmes trois heures sans y réussir. Enfin cette recherche nous conduisit à son extrémité sud, où je trouvai une rive sablonneuse d’une demi-verste, sans un seul roseau.
Le sable était là, soulevé en terrasses circulaires ; quelques-unes avaient quinze à vingt pieds de haut ; il y en avait de toute grandeur, à perte de vue, dans le désert. Vues du sommet de l’une des plus considérables, elles présentaient l’apparence singulière d’une immense nécropole, semée d’innombrables tumuli. De là aussi je pus jeter un beau coup d’œil sur le lac dans la direction du nord ; on apercevait à une grande distance trois îlots presque à fleur d’eau. L’extrémité nord du lac était invisible, car la rive est très-plate ; une partie de son contour apparaissait à l’ouest, puis disparaissait en une ligne imperceptible dans le lointain.
Pendant que j’esquissais ce tableau, je fus témoin de la formation d’un ouragan au-dessus des eaux. Il venait du nord droit à nous. Les Cosaques et Tchuck-a-boi allèrent mettre les chevaux à l’abri derrière les roseaux, laissant deux de leurs compagnons auprès de moi. La tempête arrivait avec une rapidité furieuse, lançant d’énormes vagues dans l’espace et abattant la végétation sur son passage. On voyait un long sillon blanc s’avancer sur le lac. Quand il fut à une demi-verste, nous l’entendîmes rugir. Mes gens me pressaient de m’éloigner ; je pris mes esquisses et autres objets, puis je courus rejoindre le gros de la troupe sous les roseaux. J’arrivais à peine à l’entrée de ce rempart mouvant, que l’ouragan éclata, courbant jusqu’à terre les buissons et les roseaux. Lorsqu’il entra dans les sables de la steppe, il se mit à tourbillonner circulairement, enlevant des monticules entiers dans l’espace, en élevant d’autres là où il n’y en avait pas ; — il était aisé de comprendre maintenant à quoi étaient dues nos prétendues tombelles. — Cette tempête fut de courte durée ; en un quart d’heure elle était finie et tout était redevenu calme comme auparavant.
Rien n’est plus dangereux que d’être surpris en plaine par cette espèce de typhon. J’en ai vu plus tard descendre des montagnes ou s’élever du fond d’une gorge profonde, sous la forme d’une masse noire, compacte, d’un diamètre de mille mètres et plus, qui s’élance sur la steppe avec la rapidité d’un cheval de course. Tous les animaux, domestiques ou sauvages, fuient épouvantés devant elle ; car une fois enveloppés dans sa sphère d’action, ils sont infailliblement perdus. Du reste je n’ai vu aucun de ces effrayants météores durer plus de quelques minutes.
Le jour et la nuit s’écoulèrent, puis une autre nuit ; les teintes rosées du matin annonçaient un lever de soleil brillant et un beau jour. En jetant les yeux autour de moi, je remarquai que toutes les carabines avaient été nettoyées en prévision d’une journée de chasse ; des traces de sangliers et d’autre gibier avaient été aperçues la veille. Notre déjeuner fut bientôt terminé et nos autres arrangements pris ; il fut décidé que quatre hommes resteraient au campement, dont deux armés de carabines, pour le cas où les Kirghis nous découvriraient, tandis que six d’entre nous, armés également de carabines, puis un Kalmouck portant mon fusil à deux coups, me suivraient à la recherche des sangliers. Le soleil était sur l’horizon depuis environ une heure, quand nous traversâmes la vallée dans la direction où les Cosaques avaient vu les traces du gibier. En face de nous était un épais mélange de bruyère peu élevée et d’herbe haute ; aussitôt que nous y fûmes entrés, plusieurs sangliers sortirent de leur bauge. Le mouvement de l’herbe froissée nous mettait à même de les suivre, jusqu’à ce que la rencontre d’une clairière les exposât à découvert sous notre feu. Deux énormes bêtes à la hure d’un gris noir apparurent à deux cents mètres en avant. Nous les poursuivîmes vivement ; après une course d’une verste, les hautes herbes avaient fait place à un sol presque dénudé, à peine ombragé çà et là de quelques rares buissons. Néanmoins, pendant quelques minutes nous perdîmes la piste de notre gibier. Mais bientôt un Kalmouck l’éventa, courant à l’ombre de quelques broussailles, à peu de distance en avant de nous. Chacun saisit sa carabine qu’il portait en bandoulière et lança son cheval à toute bride. Nous gagnâmes sur les sangliers rapidement ; quand nous en fûmes à cinquante mètres, un Cosaque et moi sautâmes de cheval ; nos deux coups blessèrent une des deux bêtes. Pendant que nous rechargions, nos compagnons allaient toujours et lâchaient une seconde décharge sur les sangliers. Nous fûmes bientôt remis en selle et à la poursuite de notre gibier. Les deux bêtes s’étaient séparées. L’une avait quitté la rivière et traversé la vallée, suivie par deux hommes dont le premier avait fait feu sur elle. Nous avions gagné du terrain sur l’autre animal, nous le maintenions sur un sol découvert ; la chasse était splendide. En arrivant sur lui, je vis sa bouche écumer et ses larges défenses grinçant avec rage. Il était vraiment dangereux de l’approcher. En ce moment, un Cosaque lui envoya une nouvelle balle qui porta, mais ne l’arrêta point. Touchant mon cheval de l’extrémité de ma cravache, je fus en un instant par le travers de la bête, à vingt pas d’elle. Sa course devenait haletante, ce qui me permit bientôt de la dépasser et de lui tirer un coup que je dirigeai vers la tête. Je ne réussis pas, mais la balle lui entra dans l’épaule et le força à s’arrêter un instant. Je remis ma carabine en bandoulière, tirai un pistolet de mes fontes et me remis à galoper à côté du blessé.
Comme j’étais assez habile à tirer le pistolet au galop, je tins mon cheval à sept ou huit pas du sanglier. Après avoir couru longtemps encore, je fis feu, mais inutilement. À peine donnai-je à mon cheval le temps de faire quelques pas de plus ; à mon second coup, le sanglier chancela un moment et tomba. Le Cosaque et un Kalmouck arrivèrent sur lui immédiatement. Nous descendîmes de cheval et vîmes que ma dernière balle l’avait atteint juste au-dessus de l’œil. Il était d’une taille considérable ; le Cosaque estimait qu’il pesait bien neuf poods, environ trois cent vingt-quatre livres. Ses défenses très-longues et aussi tranchantes qu’un couteau eussent été des armes terribles dans le cas d’une lutte avec un homme ou un cheval. Un Kalmouck dut retourner à notre campement, afin d’en ramener un homme, une bâche et des chevaux pour enlever notre proie. Pendant ce temps le Cosaque et mon autre compagnon Tchuck-a-boi abattirent un second sanglier encore plus fort et beaucoup plus farouche que le premier. Nous retournâmes triomphalement à notre campement avec notre double capture.
Comme cette chasse nous avait pris une moitié de la journée, il fut décidé qu’on accorderait quelque repos à nos chevaux, et que pendant ce temps-là on dînerait, afin de continuer ensuite notre voyage.
La vallée que je voulais remonter s’était rétrécie progressivement. Désirant jeter un coup d’œil sur le pays, je gravis une des hauteurs qui la resserraient, accompagné d’un Cosaque et de Tchuck-a-boi. De son sommet, la vue pouvait s’étendre sur une grande partie du désert de Sarkha, et je m’assurai qu’il n’existe pas de grand Altaï, mais seulement à sa place une chaîne de hauteurs courant, au sud, se perdre dans le désert de Gobi. Tout en examinant le pays, j’aperçus à l’est, à une grande distance, une colonne de fumée. Elle ne pouvait indiquer la présence des Kirghis, qui sont plus loin à l’ouest ; je me figurais difficilement qu’il pût exister des Kalkas dans cette direction ; mais comme on distinguait au moins deux ou trois feux, il fallait bien qu’il y eût là quelqu’un. Nous continuâmes de suivre la crête des collines pendant l’espace de plusieurs verstes, jetant de temps à autre un regard sur les colonnes de fumée. Nous finîmes par rencontrer un chemin battu, la route des caravanes qui traverse le désert de Gobi. Cela nous donna l’expication de la fumée : une caravane avait fait halte la nuit précédente en cet endroit. De notre position élevée, nous avions aussi en perspective l’Ilka-Aral-noor brillant sous les derniers rayons du soleil couchant. Un autre lac d’une étendue considérable apparaissait encore non loin des foyers de la caravane. Nous redescendîmes dans la vallée afin de rejoindre nos compagnons, dans l’intention de camper au premier endroit favorable. L’un des Cosaques, envoyé en éclaireur quelque temps auparavant, revint bientôt annoncer qu’il avait trouvé un campement convenable pour y passer la nuit.
Il devenait tout a fait nécessaire d’avoir l’œil au guet, car nous approchions des nomades ; or ceux de ce district sont assez mal famés. Cependant rien n’annonçait leur présence dans le voisinage ; mais les Cosaques et les Kalmoucks étaient d’avis qu’ils avaient pu apercevoir la fumée de nos feux. On envoya les chevaux paître jusqu’à la nuit, puis on les attacha près de nous, et deux sentinelles, qu’on devait relever toutes les deux heures, furent commises à leur garde. C’était une précaution très-importante, à laquelle chaque homme de notre petite troupe était profondément intéressé, car il était parfaitement sûr que si nous perdions nos chevaux, nos ennemis auraient bon marché de nous.
La nuit pourtant s’écoula tranquillement, et une brillaute matinée annonça une chaude journée.
Après avoir examiné ma carte, je me déterminai à marcher encore un jour ou deux dans la direction du sud, puis alors de prendre à l’ouest, afin de gagner la rivière Ourangour ; j’entrerais ainsi dans le désert de Gobi, au nord de la grande chaîne du « Thian-Chan » de nos cartes, un nom tout à fait inconnu des indigènes, qui nomment ces montagnes « Syan-Shan, » appellation que je prendrai la liberté de leur conserver. C’est la plus haute chaîne de l’Asie centrale, et sur son axe s’élève l’effrayante masse du « Bogda-Oola » et les cimes volcaniques du Pe-Shan et du Ho-Theou, trois buts de mon excursion dans ces lugubres contrées. J’avais mûrement pesé le danger avant de l’affronter, et j’avais pris ma détermination sans égard aux fatigues ni aux difficultés ; la peur des brigands ne m’aurait empêché à aucun prix d’esquisser ces sommités qu’aucun œil européen n’avait encore entrevues. Je voulais aussi obtenir des informations géographiques dont les voyageurs futurs reconnaîtront l’exactitude, j’en suis persuadé.
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Les documents où nous avons puisé les colonnes suivantes sont au nombre de trois : Oriental and Wenstern Siberia, par Witlam Atkinson, 1858 : The Upper and Lowen Amour, par le même, 1860 ; Recollections of Tartar Steppes, par mistress Atkinson, 1863.
- ↑ La mort de Serge Mouravieff est tristement célèbre : condamné à être pendu, la corde rompit avant qu’il eût cessé de vivre ; pendant qu’on en cherchait une autre, il reprit connaissance, et voyant ce qu’on préparait de nouveau, il se contenta de dire avec douceur : « Il est dur pour un homme d’avoir à mourir deux fois. »