Voyage sur les frontières russo-chinoises et dans les steppes de l’Asie centrale/03

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Troisième livraison
Traduction par F. de Lanoye.
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 369-384).
Troisième livraison

Le sultan Yanantuck, sa fille et son fils. — Dessin de Sorieul d’après Atkinson.


VOYAGE SUR LES FRONTIÈTES RUSSO-CHINOISES ET DANS LES STEPPES DE L’ASIE CENTRALE,

PAR THOMAS-WITLAM ATKINSON[1].
1848-1854. — TRADUCTION INÉDITE.




Les sultans de la steppe (suite). — Des monts Syan-Shans aux monts Atalans.

À l’aoul du sultan Sabeck, extrémité sud-est de mes courses dans le Gobi, je n’étais qu’à deux journées de la ville chinoise de Barkoul ou Tchnisi, que mon hôte me dissuada de visiter, en appliquant à cette cité importante l’objection du renard de la fable parlant de l’antre du lion :

« Je vois fort bien comment on entre,
Et ne vois pas comme on en sort. »

En conséquence, je dus me borner à en approcher, et à faire autour de ses murailles une sorte de reconnaissance rapide qui, à la rigueur, m’aurait permis d’en esquisser le plan. Ses maisons, bâties sur le penchant d’une colline, contre-fort avancé des Monts-Célestes, sont petites et basses comme dans toutes les villes chinoises, peu remarquables en général sous le rapport architectural.

En ce moment un soleil radieux se levait derrière nous, mais ses rayons n’avaient pas encore atteint les cimes neigeuses que nous avions sous les yeux à l’horizon Tout en cheminant, je contemplais le ciel, et je vis bientôt le premier jet lumineux faire étinceler les glaces et les neiges de Bogda-Oöla, qu’un des hommes de notre escorte m’avait indiquées. La crête de la montagne fut soudain couronnée d’une flamme rougeâtre qui se transforma graduellement en un océan d’or et finit par prendre la blancheur éclatante de l’argent. Le soleil s’arrêta quelques minutes sur ce sommet qui dominait tous les autres, avant de verser sa lumière sur les pics d’une moindre hauteur. Quelques secondes après, il en éclairait de moins élevés encore, et bientôt la chaîne tout entière ne fut plus qu’une masse éblouissante qui se détachait sur un fond d’une profonde obscurité. Il y a quelque chose de merveilleusement grand dans ces effets de lumière qui revêtent de tons magiques et de lueurs changeantes ces masses prodigieuses de montagnes. Après avoir donné un instant à la contemplation, je fis le dénombrement de ma bande qui se composait de vingt-cinq hommes et de quarante-cinq chevaux. Quatre des hommes du sultan portaient de longues lances et des haches d’armes, les autres n’avaient que des haches d’armes seulement ; leurs habits faits de peau de cheval, ornés de crinières flottantes, et leurs casques rabattus sur leurs bonnets, leur donnaient un aspect tout à fait sauvage. Le Kirghis que Sabeck m’avait donné pour guide à travers le désert était un homme d’une quarantaine d’années, à la force athlétique, à la figure bonne et intelligente. C’était lui qui accompagnait toujours le sultan dans ses voyages ; il connaissait toutes les routes, quelle que fût la direction : aussi, grâce à lui, je pus, sans encombre ou mésaventure, tracer un long itinéraire le long de la pente nord des Syan-Shans, et traverser le désert qui s’étend entre la base septentrionale du Bogda-Oöla et le bassin du Kessil-back-Noor.

Dans ce trajet je revis mes anciennes connaissances Oui-Yas et Baspasihan qui étaient venues, avec leurs clans et leurs troupeaux, y prendre leurs quartiers d’automne, et je resserrai les liens de l’hospitalité avec un grand nombre de rois-pasteurs. Je dois citer entre autres le sultan Yamantuck, un des hommes les plus intelligents que j’aie rencontrés au désert. Dans le portrait que j’ai fait de lui je l’ai peint entre sa fille, fort bel échantillon de ce type kirghis, très-apprécié, dit-on, des Grecs du Bas-Empire, et son fils, qui lui fait une communication à genoux selon l’usage de ces régions. Je ne dois pas omettre non plus le sultan Beck, le plus puissant et le plus riche des Kirghis de la grande horde ; — le sultan Boulania qui, ayant voyagé jusqu’à Omsk et Tobolsk, passait pour l’homme le plus instruit et le plus éclairé de sa race — et enfin le sultan Souk, qui, plus voisin des Russes et des terrains de pâture de la horde moyenne, doit sans doute à ces circonstances une autre espèce de réputation. On ne saurait trouver un plus grand voleur dans toute la steppe ; mais comme il avait quatre-vingts ans, il ne pouvait plus se joindre aux barantas, quoiqu’il en projetât toujours.

Dans une précédente circonstance où je me trouvais à son aoul, quelques Kirghis de la moyenne horde étaient venus nous prier de leur faire rendre leurs femmes et leurs enfants, enlevés par les bandits du sultan. Mais ce vieux coquin s’y était refusé, prétendant que cela faisait partie de son butin. Il recevait une pension de l’empereur de Russie, vendait son pays et trompait Sa Majesté Impériale. Dans une de ses expéditions de maraude, une hache d’armes lui avait coupé le nez, qui depuis était resté difforme. Lorsque je fis son portrait, il me pria de ne point copier son nez tel qu’il était, mais de lui en faire un convenable, afin que l’empereur ne vînt pas à se douter de ses mœurs de bandit. En posant pour ce portrait il avait étalé sur un vêtement de pourpre, une médaille d’or et un sabre que lui avait envoyés Alexandre Ier et dont il était extrêmement fier.

Ce vieux renard fut au nombre des visiteurs que le printemps suivant amena à Kopal, notre station d’hiver, où dans l’intervalle il nous était né un fils, que, d’après les hautes cimes qui couronnaient notre horizon, nous baptisâmes du nom d’Alatau.

Cet événement nous attira de nombreuses visites, « et parmi les plus fréquentes, dit Mme Atkinson, il faut compter celles du sultan Souk. Il venait souvent passer une heure chez nous ; une de ses plus grandes distractions était un miroir de voyage. Il entrait dans ma chambre à coucher où ce miroir se trouvait pendu à la muraille, restait pendant une heure et plus à se mirer, en faisant toutes sortes de grimaces, et poussait de bruyants éclats de rire ; il est probable que jamais auparavant il n’avait vu sa figure. Il essaya, mais en vain, de me persuader de lui en faire cadeau : puis il me flatta pour avoir une paire de ciseaux, qu’il donna à son armurier pour en faire faire de semblables, qui furent les premiers fabriqués dans la steppe. Il furent remis au gouverneur de Kopal qui promit de me les rendre ; mais ce dernier, apprenant que nous les regardions comme une curiosité, rétracta, je suppose, sa promesse, car je ne les revis plus jamais. Un autre objet d’attraction pour le vieillard, c’était l’enfant ; du reste, de près comme de loin, bien des Kirghis étaient venus pour le voir ; un sultan, entre autres, lui envoya par un de ses hommes un mouton rôti, alors qu’il n’avait encore que six semaines.

« Notre interprète introduisait tout le monde dans notre appartement. Lorsqu’il s’agissait de quelque nouveau venu, il marchait avec une gravité visible, et, invitant la personne à s’asseoir, il offrait à M. Atkinson sa flûte, le priant, sur un ton qui sentait le commandement, d’en jouer un peu. Il s’imaginait lui rendre un grand service en faisant connaître son talent.

« On examinait tout les objets étalés çà et là. Un sultan fut tellement surpris à la vue d’une paire de gants qui appartenaient à M. Atkinson, qu’il sortit pour aller les montrer à ses serviteurs. Lorsqu’il revint, comme je savais que mon mari les ayant portés longtemps n’en voulait plus, je lui donnai à entendre qu’il pouvait les garder ; il sortit de nouveau et rentra bientôt accompagné de Yarolae, l’interprète, qui me dit que si je voulais faire un cadeau au chef, il préférait une serviette. Pour le satisfaire, je lui en donnai une et repris mes gants, dans l’espoir de les donner à un autre ; mais ayant quitté ma chambre un instant, je m’aperçus à mon retour que le sultan avait disparu avec les gants. »


Un poste chinois des frontières.

J’emprunterai encore au journal de Mme Atkinson le récit d’une tentative que nous fîmes ensemble pour pénétrer dans une ville chinoise située sur la frontière, non loin de l’Ala-Kool, entre les monts Barlouks et Tarbagatais.

« … Le 9 août, nous arrivâmes à un piquet chinois situé à Choubachac, ou, suivant une autre orthographe, Chougachac. Notre interprète voulait nous empêcher d’y aller, parce qu’un Tatar lui avait dit que les Chinois nous feraient prisonniers. Je ris de sa couardise. Lorsqu’il vit que nous étions bien déterminés à tenter l’aventure, il prétexta une indisposition, prit la place de Columbus notre palefrenier près des chameaux, et, au lieu de les conduire, il disparut derrière eux dès que nous eûmes atteint le sol chinois. En approchant du piquet, nous pouvions apercevoir les clochers de la ville dans le lointain, et nous demandâmes aux officiers la permission d’y entrer. Il était environ midi lorsque nous arrivâmes, et pour la première fois seulement nous vîmes positivement des Chinois ; il n’y avait pas à se méprendre sur leur costume. Leurs chaussures étaient en satin noir, avec de hauts talons et d’épaisses semelles. Leurs habits me plaisaient singulièrement et étaient vraiment très-jolis ; ceux des serviteurs étaient en coton bleu, mais ceux des maîtres étaient en soie. Le vêtement de dessus s’appelle kaufa et ressemble assez à une pièce de calicot.

« Alors commencèrent les cérémonies. Un domestique courut en avant pour annoncer notre arrivée, en faisant toutes sortes de gestes pour nous inviter à rester. Il revint bientôt et nous introduisit dans une basse-cour où l’officier supérieur jouait avec une oie ; néanmoins ce dernier abandonna cette occupation intéressante, et nous reçut très-poliment. Je fus tout ft fait étonnée de la hauteur de sa taille ; M. Atkinson paraissait petit à côté de lui. Il était droit et sec comme un jonc, avec un teint de cuir brûlé. Il nous fit entrer dans sa chambre, qui était dépourvue de meubles, et nous fit asseoir sur une plate forme élevée qui lui servait de lit. L’appartement fut bientôt rempli de personnes désireuses de savoir qui nous étions.

« L’officier voulut connaître le motif de notre arrivée en Chine. M. Atkinson dit qu’étant près de Chougachac, il désirait simplement présenter ses respects au gouverneur et visiter la ville. L’officier repartit que nous ferions bien de camper, qu’il enverrait une dépêche au gouverneur, et que la réponse arriverait le soir même.

« Quand nous fûmes installés dans notre yourte, notre hôte vint avec son interprète et son secrétaire, pour prendre le thé avec nous. Ils s’intéressaient à tout ce qu’ils voyaient, examinant minutieusement chaque chose, et disant que j’étais la plus extraordinaire de toutes. Ils nous racontèrent qu’ils étaient à ce piquet pour trois ans, et je crois qu’ils eurent encore une année à y rester avant de rejoindre leurs familles. Ils se plaignaient amèrement d’être séparés de leurs femmes.

« Le matin suivant, deux officiers et trois soldats vinrent à notre yourte, et les premiers descendirent de cheval. Comme ils n’avaient pas d’interprète, il nous fut difficile d’échanger un seul mot, mais on ne pouvait nier leur plaisir à voir des étrangers. Ils consentirent à prendre le thé ; mais, avant que je l’eusse versé, ils nous serrèrent cordialement la main, nous dirent encore un mot, sortirent de la tente et repartirent au grand galop. Il paraît qu’ils venaient d’un autre piquet pour s’éclairer sur notre compte. Ils étaient tous grands ; j’en conclus qu’ils avaient été choisis ainsi exprès pour voir de loin, sur la route, par-dessus les roseaux. Les soldats avaient des arcs et des flèches sur leur dos ; l’un d’eux portait une longue lance, et tous montaient bien à cheval, ayant, comme les Kirghis, des étriers assez courts.

« En sortant, nous découvrîmes la cause de ce départ précipité. Les soldats avaient aperçu des officiers supérieurs avec leur suite sur la route de Chougachac. Notre premier ami nous envoya dire qu’ils arrivaient.

« Au bout de deux heures, il vint lui-même pour nous annoncer l’arrivée de trois officiers qui, disait-il, seraient fort heureux de nous voir. Je mis mon chapeau et confiai mon enfant aux soins de Columbus jusqu’à mon retour. Le bonhomme effrayé de penser que nous allions sortir à pied, ne voulait pas entendre parler d’une manière aussi humble de se promener, et se préparait à faire seller des chevaux. Lorsqu’il vit que nous allions laisser Alatau derrière nous, autre chagrin de sa part ; je coiffai donc l’enfant et chargeai Columbus de le porter. En arrivant au piquet, nous trouvâmes une compagnie de soldats qui se rangèrent pour nous laisser arriver jusqu’aux officiers. Je pris le bras de mon mari, suivie de Columbus qui portait l’enfant, et précédée de notre interprète George. Nous trouvâmes les Chinois, les jambes croisées, sur un tapis étendu à l’ombre d’un groupe d’arbres. Cet endroit était d’une fraîcheur délicieuse : à droite, au loin, on apercevait un tombeau, et à gauche coulait un cours d’eau. Les officiers se levèrent et nous offrirent la main de la façon la plus cordiale ; puis, après nous être assis, nous fûmes régalés de thé et de sucreries. Un kaldi ou officier supérieur s’empara d’Alatau et le couvrit de baisers ; et, après avoir passé par les mains des deux autres, l’enfant revint au kaldi du milieu, qui l’installa devant une petite table.

« La conversation, en commençant, tomba sur notre visite, et M. Atkinson répéta sa demande. Ils nous firent bon nombre de questions, pensant que notre voyage avait quelque but secret. Ils ajoutèrent que nous étions les premiers Anglais qui se fussent présentés dans cette partie de la Chine, et que le gouverneur ne pourrait nous permettre d’entrer dans la ville qu’après en avoir référé à l’empereur ; mais que si nous consentions à rester, ils enverraient un courrier pour savoir si nous pouvions être admis, et qu’alors ils feraient tout leur possible pour nous rendre notre séjour agréable. Mon mari ne consentit pas à cette proposition.

« Après un bon moment de conservation, je demandai si je ne pourrais pas entrer toute seule dans la ville. Il n’y avait certainement pas d’inconvénient à agir ainsi, et, s’ils l’avaient permis, je serais partie sans réplique. Le kaldi sourit et me demanda ce que j’espérais trouver. Je répondis :

— Simplement voir la ville et ses habitants ; n’ayant jamais été en Chine, chaque chose sera pour moi pleine d’intérêt. »

Il reprit :

— Il y a seulement nos femmes et nos filles, et la ville par elle-même est misérable ; mais, si j’osais, je vous emmènerais avec un grand plaisir, car vous seriez la plus grande curiosité que l’on ait jamais vue en cet endroit. Si nos lois ne le défendaient pas, je vous emmènerais sur-le-champ, de manière à ce que ma femme pût vous voir ; mais je payerais de ma tête une semblable témérité. »

Et ce disant, il passa la main sur son cou. Il dit à M. Atkinson que s’il s’habillait en Tatar et se rasait la tête, il pourrait entrer en qualité de marchand, et que c’était le plus sage ; mais mon mari n’y consentit pas, ne voulant visiter la ville qu’en qualité d’Anglais, ou bien pas du tout.

« Nos communications étaient naturellement fort limitées ; car, sur cinq que nous étions, notre conversation se faisait en quatre langues différentes. George se tenait à côté de nous ; mais du côté des officiers c’était fort intéressant. Le Tatar qui traduisait en chinois était un fort bel homme. Il se tenait à gauche des officiers et, après avoir reçu une communication de notre part, il se tournait vers ses supérieurs et disait quelque chose en se mettant sur un genou ; puis il se levait et, croisant ses bras sur sa poitrine, baissait la tête et, transmettait nos paroles. Lorsque le kaldi nous répondait, le Tatar s’agenouillait de nouveau et recommençait la même cérémonie de notre côté.

« Ils nous invitèrent à dîner, ce que nous acceptâmes volontiers, n’ayant rien de mieux à faire. Ils s’excusèrent sur la pauvreté du dîner, et parurent enchantés que nous voulussions rester. Ce repas consistait en riz et en viande ; la soupe fut servie à la fin ; puis après vinrent le thé et les plats de douceur. Ils essayèrent de nous faire manger avec des baguettes, et notre manége excita leur hilarité. George alla chercher à la maison une paire de cuillers et de fourchettes, ce qui amusa beaucoup nos hôtes. Le kaldi nous raconta qu’il avait été une fois à Canton, et qu’il y avait vu des Anglais et quelques-unes de leurs coutumes.

« Après le thé, nous prîmes congé de nos hôtes, désirant repartir le lendemain matin. Alatau fut embrassé ardemment par tous les soldats, et je peux dire que l’enfant s’en amusa beaucoup. »

L’Alatau vu de la steppe. — D’après Atkinson.


Traversée des monts Alataus.

Pour revenir de Choubachac à Kopal, nous avions à traverser tout le massif de l’Alatau, qui, presque à pic du côté du sud, a sa pente septentrionale découpée par onze cours d’eau tributaires du grand lac Tenghiz. Nous choisîmes dans ces montagnes une des passes que suivent les Kirghis dans leurs migrations d’automne. On ne peut la gravir ni en été, ni au printemps, et, en hiver, elle est tellement encombrée de neige, que ce serait folie de s’y hasarder. L’aoul le plus près de cet endroit se trouve à plusieurs centaines de verstes : aussi ces scènes sauvages et grandioses sont-elles presque toujours interdites à l’homme. Le tigre y vit en paix dans sa tanière, l’ours dans son repaire, et la bête fauve y erre dans certaines parties boisées, sans être importunée. Au moment où nous allions camper pour la nuit à l’entrée de la passe, les nuages épais qui avaient obscurci la montagne s’éclaircirent et me procurèrent une belle vue de l’Actou, dans la direction de l’Ili. Les pics neigeux ressemblaient à des rubis au coucher du soleil, tandis qu’au-dessus d’eux tout le ciel était empourpré, et que la nuit projetait ses ombres sur les dernières cimes. Devant moi était ma yourte, où les Kirghis faisaient cuire le mouton, tandis que chevaux et chameaux étaient couchés autour d’eux. Malgré, ma fatigue, je ne pus résister au désir de reproduire sur le papier cette scène qui restera toujours gravée dans ma mémoire, aussi bien que le beau coucher de soleil de la steppe. Au sud de ce plateau s’élèvent, se dessinent les pics pittoresques et grandioses de l’Alatau ; plusieurs d’entre eux sont couverts de neiges éternelles, tandis que le plateau est couvert d’une belle herbe et produit de bons pâturages pour les troupeaux des Kirghis qui, chaque année, y prennent leur quartier pour deux ou trois semaines. J’y trouvai plusieurs tombeaux. L’un d’eux a cent pieds de diamètre sur quarante de haut. Il est entouré d’une tranchée de douze pieds de large sur six de profondeur. Il y a là un fossé circulaire de dix pieds ; après avoir examiné cette grande masse, je conclus qu’elle avait pu être aussi bien un fort qu’un tombeau. À la gauche de cette tranchée, se trouvent quatre immenses pierres de forme circulaire. Je suppose que c’étaient les autels sur lesquels on sacrifiait des victimes aux mânes des morts. Mais qui les a élevées ? et comment ont-elles été déposées en ce lieu ? Rien ne saurait l’établir. Les Kirghis y rattachent une tradition : c’est que ces pierres sont le monument d’un peuple qui, pour un motif inconnu, résolut de se détruire, et voulut auparavant se préparer ce grand tombeau. « Les pères, ajoutent-ils, tuèrent leurs femmes et leurs enfants, à l’exception de l’aîné, qui, à son tour, tua son père et se donna la mort. » Les Kirghis donnent à ce peuple le nom de misérables suicidés.

Gorge de la rivière Kopal. — Dessin de Sabatier d’après Atkinson.

En quittant cette scène, qui nous remplissait l’âme d’idées lugubres, nous continuâmes notre route vers la rivière de Kopal. Cette rivière me procura l’occasion de dessiner plusieurs vues singulières. La gravure en représente une que je pris à un endroit où l’eau tombe dans une gorge profonde. Elle coule avec un rugissement infernal. La forme bizarre de ces rochers rend le site particulièrement attrayant. Je fis plusieurs efforts pour atteindre le pied de cette chute ; mais c’était impossible à cause de la surface glissante des rochers sur lesquels il fallait marcher. Non loin de là, je découvris le Tchimboulac ou les mille sources, torrent qui jaillit dans un ravin formé de marbre jaune et rouge d’une beauté extraordinaire.

Chute du Tchimboulac (torrent de l’Alatau). — Dessin de Lancelot d’après Atkinson.


Pierres levées de la Kora. — Légendes kirghis.

Ayant franchi la ligne de faîte qui sépare le bassin du Kopal de celui de la Kora, j’atteignis sur les bords du cette rivière un point où la nature a ménagé entre le torrent et la montagne un espace d’environ deux cents mètres. À mesure que nous avancions, je me demandais si je n’avais pas sous les yeux quelque ouvrage de Titan ; devant moi se dressaient cinq énormes pierres, rangées dans un ordre qui n’avait rien d’accidentel, mais qui dénotait l’intervention d’une intelligente volonté. Une de ces pierres, assez grande pour servir de clocher à une église, a soixante-seize pieds de haut sur vingt-quatre de long et dix-neuf de large ; elle se dresse à soixante-treize pas du pied des falaises ; son inclinaison hors de la perpendiculaire, dans la direction de la rivière, est de huit pieds environ. Les quatre autres blocs varient de quarante-cinq à cinquante pieds de hauteur ; l’un mesure quinze pieds de côté, les autres un peu moins ; deux sont exactement perpendiculaires ; les deux autres s’écartent de la verticale, un surtout qui semble sur le point de perdre son équilibre.

Pierres levées dans la vallée de la Kora. — D’après Atkinson.

Plus grande encore, une sixième pierre gît tout près à demi ensevelie dans le sol, et çà et là couverte d’arbustes prospères qui ont pris racine dans le roc. À deux cents mètres à l’ouest, trois autres blocs jonchent la terre ; sous l’un d’eux s’ouvre une cavité que plus d’une famille de Kopal considérerait comme une demeure splendide. Non loin de ce dernier groupe, s’élève un amas de pierre dû sans conteste à la main de l’homme, puisqu’il renferme, entre autres matériaux, une grande quantité de blocs de quartz ; il est circulaire : son diamètre est de quarante-deux pieds, sa hauteur de vingt-huit ; sa forme, celle d’un dôme. Autour de ce monument, à une distance de dix pieds, de nouveaux blocs de quartz sont rangés en cercle. Je fus grandement surpris de rencontrer dans cette vallée un pareil tumulus qui ne pouvait guère être le tombeau d’un chef de la race habitant actuellement cette région, et qui devait remonter à une aussi haute antiquité que les tumuli que j’avais déjà vus dans les steppes.

Mes Kirghis ne s’approchèrent du tombeau qu’en tremblant et avec tous les signes d’une profonde vénération. Chacun d’eux laissa un lambeau de son vêtement comme offrande à l’Esprit du mort. Ma curiosité n’en fut que plus vivement excitée jusqu’à ce que j’eusse obtenu le récit suivant d’un de nos guides, qui se croit un des descendants de Tchenkis. Qu’on sache d’abord que Kora signifie renfermé, mis sous clef.

« La vallée de la Kora était jadis habitée par de puissants génies, continuellement en guerre avec d’autres génies de la même race qui avaient élu pour demeure différentes régions du Tarbagatai, du Barlouck et du Gobi. À la suite de leurs expéditions et de leurs pillages, ils trouvaient toujours une retraite assurée sur la Kora ; au sommet des rochers qui dominent le pays, veillaient des sentinelles. Elles annonçaient de loin l’approche des ennemis qu’on attirait dans les défilés des montagnes ; là, c’en était fait d’eux ; ils étaient écrasés par les rochers qu’on faisait rouler du sommet des monts. Enfin l’audace et la tyrannie des génies de la Kora devinrent telles qu’il se forma contre eux une vaste conspiration vengeresse à laquelle le démon fut prié de participer.

« Comme toujours, les sentinelles signalèrent, cette fois encore, l’arrivée de l’ennemi, l’on prit des mesures pour l’attirer dans le défilé fatal. Deux autres grandes armées parurent soudain, marchant vers d’autres défilés, et il fallut que les génies assiégés missent en mouvement toutes leurs forces pour détruire ces innombrables assaillants. Les montagnes retentirent de tout le tumulte de la guerre et de tout le fracas des avalanches. La bataille fut terrible ; les génies allaient triompher, lorsqu’un bruit épouvantable se fit entendre ; les montagnes tremblèrent ; un nuage de flamme et de fumée s’éleva jusqu’à moitié chemin du ciel ; il s’en échappait de rouges éclairs et des éclats de tonnerre qui trouvaient leur écho dans les gorges, dans les vallées au pied des pics. Cette épouvantable nuée, c’était l’artillerie de l’enfer qui vomissait des roches enflammées et décimait les défenseurs de la Kora. À cette formidable tempête, les génies avaient reconnu le pouvoir du prince des ténèbres ; terrifiés, ils reculèrent et s’enfuirent dans cette vallée où personne encore n’avait osé pénétrer. Cette fois les vainqueurs s’y précipitèrent avec le diable et l’avant-garde ; mais tout à coup, du haut de la montagne, descendirent avec fracas de grands rochers qui ensevelirent les géants sous leurs débris.

« À la suite de cette terrible bataille, les génies de la Kora furent enchaînés pour des siècles et le récit de leurs aventures se conserva de père en fils.

« Plus tard, un chef sans peur se résolut à visiter la sinistre vallée, et même à venir y demeurer, en dépit de toutes les remontrances de sa famille et de ses amis ; suivi d’un grand nombre de ses compagnons, il traversa les montagnes, descendit sur la Kora et vint camper sur le sol fatal ; on planta les tentes ; on égorgea les animaux on prépara le festin, au bruit des louanges données au courage de l’aventureux sultan qui avait osé conduire ses sujets dans la vallée enchantée. Mais au sein même des réjouissances, le fracas du tonnerre roula dans les vallées, en se multipliant par mille échos, et un génie, furieux, terrible, apparut, tenant une épée fulgurante. Tous les profanes furent glacés d’effroi : « Monstre dit-il au sultan d’une voix formidable, tu as osé conduire tes esclaves dans ce lieu sacré : tu mourras ! »

« Rapide comme l’éclair, l’épée du génie, coupant les énormes rochers, ensevelit les profanes sous de pesantes masses. Le petit nombre de ceux qui assistaient de loin à la sanglante tragédie, s’enfuit pour en porter la nouvelle à la famille et à la tribu du sultan. Les femmes furent inconsolables et portèrent le deuil pendant de longues années. Enfin un esprit, appelé la Dame blanche, prit pitié de leur douleur et, grâce et son intercession, la tribu put enfin élever un tombeau dans la fatale vallée ou depuis jamais un Kirghis n’a osé mener paître ses troupeaux. »


La caverne de Satan. — Faune de l’Alatau. — Le Maral.

Le nom du génie du mal tient une grande place dans les légendes des Kirghis et dans leur vocabulaire géographique. Il n’est guère, dans les monts Alataus, d’abîmes insondables, de grottes inexplorées, qui ne soient considérés comme demeures de Satan. Une exploration que je fis de la haute vallée du Bascan me fit découvrir un hémicycle gigantesque, ancien bassin d’un lac desséché à une époque très-moderne, comme le prouvent les débris organiques, et les amas de coquillages d’eau douce qui en couvrent le fond et en revêtent les parois, et que le temps n’a pas encore fossilisés.

En avant du bassin s’élève un bloc triangulaire de granit, haut de cent trente-cinq mètres, et dont les trois faces sont percées d’une arcade de vingt-cinq mètres de large. Pendant que je dessinais cette masse énorme, l’orbe cramoisie du soleil levant apparut tout à coup sous la triple arcade, ajoutant ainsi un magique effet au sombre paysage qui m’entourait. Ce monument, auquel la nature a donné un caractère plus grandiose qu’effrayant, n’en est pas moins, pour les Kirghis, l’œuvre de Satan. C’est lui qui a desséché le lac dont les eaux emplissaient jadis le bassin. C’est lui qui a ouvert l’étroite et profonde fissure par où s’écoulèrent les eaux. Je la suivis en dépit de mon guide, curieux que j’étais de visiter un endroit dont nul Khirgis n’approche volontairement.

Sous nos pieds grondait le torrent invisible, et sur nos têtes les rocs projetaient à une énorme hauteur leurs parois inclinées, leurs sommets déchiquetés et branlants ; quelques-uns d’eux s’avançant si loin sur le bord que leur stabilité semblait un problème insoluble.

Arrivé à un entassement de hauts blocs appuyés sur la base des hauteurs, je me heurtai à de vastes masses sur lesquelles il était impossible de grimper. Après nous être hissés sur leur extrémité, nous entrâmes dans une ouverture formée dans l’éboulement et presque privée de toute lumière.

Le guide, cependant, bon gré malgré, y pénétra ; je suivis ses pas, et nos compagnons m’imitèrent. Ayant cheminé à travers cette fissure pendant environ cinquante yards, nous émergeâmes à la lumière du jour, sur un petit rebord dominant le torrent. En face, un précipice perpendiculaire, s’élevait à plus de dix-huit cents pieds. Quelques buissons croissaient dans les crevasses près de la passe, des plantes grimpantes festonnaient les bords supérieurs, et dans cette masse cyclopéenne bâillait la bouche de la caverne qui absorbait la rivière. Nous nous tînmes silencieux et frappés de surprise en contemplant le torrent qui grondait dans cet effrayant abîme avec un tel retentissement, que je cessai de m’étonner de la croyance qui en fait la demeure de Satan.

Caverne de Satan. — D’après Atkinson.

La bouche de la caverne est formée par une arche d’au moins cinquante pieds de large et de soixante-dix de haut ; la rivière y pénètre par un canal coupé dans le roc solide et ayant environ trente pieds de large sur dix de profondeur. Une saillie de rochers, de dix à douze pieds de large, forme une terrasse le long du bord du torrent et juste au-dessus du niveau de l’eau. Quand mon étonnement fut apaisé, je me préparai à explorer la cascade, et déposai à cet effet mon sac de bagages et mon fusil sur les rochers ; les deux Cosaques suivirent mon exemple. Le guide regarda ces préparatifs avec un intérêt visible ; mais quand il nous vit entrer dans la caverne, il fut terrifié. À vingt pas de l’entrée, le bruit causé par la chute d’eau devint vraiment effrayant et un brouillard froid nous enveloppa. De ce point, la cascade s’étendait en largeur et en hauteur, mais je n’ai pu me former une idée de ses dimensions.

Arches naturelle de granit. — D’après Atkinson.

Nous avançâmes dans le brouillard jusqu’à près de quatre-vingts mètres de l’entrée, voulant voir la rivière bondir dans un terrible abîme, noir comme l’Érèbe, tandis qu’une blanche vapeur la couronnait, et donnait à tout l’ensemble de la scène une apparence supernaturelle.

Peu de personnes peuvent se tenir sur le bord du gouffre sans frissonner. Il était impossible d’y entendre un mot, et l’on ne pouvait contempler longtemps cette scène, trop forte pour les nerfs les mieux trempés.

Les monts Alataus, élevant leurs cimes bien au delà de la zone des neiges éternelles, et plongeant leurs racines dans des plaines basses où il n’est pas rare de voir, en été, le thermomètre monter à cinquante degrés, ont une faune des plus variées. À leur base, le tigre, le vrai tigre, prélève de nombreuses contributions sur les troupeaux des nomades ; dans les anfractuosités de leurs vallées élevées, l’ours du nord épie ces mêmes troupeaux, lors de leurs migrations, et, à leur défaut, chasse l’argali et le cerf.

Dans mes courses à travers l’Asie centrale, j’ai croisé fréquemment la piste de l’un et de l’autre de ces grands carnassiers. Leurs rugissements ont souvent troublé le repos de mes haltes de nuit. Plus d’une fois j’ai vu les feux de mon bivac se réfléchir dans leurs prunelles fixes et sanglantes. Enfin, il arriva un jour qu’un de mes guides, assailli à l’improviste par un tigre, ne dut son salut qu’à l’abandon qu’il fit du cheval qu’il montait pour s’enfuir à toute bride sur son cheval de main.

Kirghis surpris par un tigre. — Dessin de Sorieul d’après Atkinson.

Noble attrait pour les chasseurs, le maral, ou grand cerf, dont le bois est très-estimé par les Chinois, se trouve dans toutes les hautes régions du massif de l’Alatau, et de la double chaîne du Mustau ; mais il faut des hommes sans peur pour le poursuivre jusqu’au fond de ses retraites, au sein des précipices, sur les glaciers, et sur les pics couverts de neiges éternelles. En hiver, au printemps, il habite les vallées ; mais dès que les chaleurs commencent, il escalade la montagne pour échapper aux mouches et aux insectes ; ils se montrent rarement en troupe, bien qu’on en voie quelquefois dix à douze postés ensemble au bord d’un précipice, à quinze cents, à deux mille pieds de hauteur, sur des rochers à peu près inaccessibles.

Je les ai vus gravir les roches escarpées et brouter la mousse veloutée qui croît sur la pente des monts. Un jour j’en ai aperçu sept se tenant en observation au sommet d’un rocher, pareil à une tour gigantesque de sept à huit cents pieds d’élévation, à pic de trois côtés ; le quatrième, étroite arête rocheuse, plongeant, par un angle de soixante degrés, dans un profond précipice, se redressait parfois en murs perpendiculaires qui semblaient en rendre l’ascension impossible ; c’est pourtant par ce fantastique escalier seulement que les marals avaient pu atteindre le sommet.

Ravin et chute près de la caverne de Satan. — D’après Atkinson.

Un grand précipice, profond de mille pieds au moins, large de près de six cents mètres, nous séparait d’eux ; quel regret pour nous ! Mais quel moyen de descendre dans l’abîme et d’escalader les pentes opposées ? Et penser qu’une fois l’ascension faite, nous en eussions immanquablement tué quelques-uns. C’était bien là le supplice de Tantale ; c’était un de ces spectacles qui jettent un chasseur dans un excès d’audace ; mais cette fois, vu l’impossibilité, il fallut se contenter d’admirer les splendides bêtes, tout en faisant des vœux pour les rencontrer un jour de plus près. Je chassais sans avoir déjeuné le matin, sans avoir dîné ou soupé le jour précédent ; après cinq ou six heures de course, je vis, à cinq ou six cents mètres, les cornes branchues du maral que je poursuivais se dresser au-dessus du fourré où se tenait la bête. Après avoir rampé précautionneusement pendant une demi-heure, j’arrive enfin à portée, à ce point d’où l’œil noir de la bête brille assez pour servir de point de mire. Me couchant alors à plat ventre sur le gazon, ne levant la tête qu’avec infiniment d’attention, je mets en joue avec la perspective certaine d’un heureux et prochain banquet ; mon doigt touche la détente ; mais quoi ! point de balle sifflante ; le marteau est tombé sur une mauvaise capsule, en faisant tout juste assez de bruit pour mettre le cerf en éveil, et voila la bête qui, d’un bond, emporte avec elle mon dîner à l’horizon.

Les Cosaques et les Kalmouks déploient, dans leurs chasses, un sentiment plus délicat des exigences de l’honneur que beaucoup de nos Européens les plus civilisés.

Deux Cosaques chassaient le maral, pour vivre d’abord, puis pour vendre le bois si haut prisé de ce cerf. Déjà ils avaient pénétré bien avant dans l’Alatau ; leurs coups de fusil avaient été heureux ; ils dormaient chaque nuit auprès de leur proie. Un matin, après quelques heures de chasse, ils rencontrèrent une superbe bête, dont la ramure leur sembla valoir au moins cent vingt roubles, soit quatre cent vingt-cinq francs ; c’était plus qu’il n’en fallait pour les enflammer. Ils poursuivirent donc le maral de vallée en vallée ; puis ils arrivèrent avec lui dans une haute région rocheuse. Ces deux Cosaques n’étaient pas hommes à reculer ; ils gravirent les hauteurs abruptes, sans perdre la trace de la bête ; en vain le maral multipliait-il ses détours, il se trouvait toujours quelque léger indice pour signaler à ses ennemis sa nouvelle direction. Dans l’après-midi ils aperçurent le bois branchu du cerf dans une espèce de déchirure de la montagne, bordée d’un côté de hauteurs à pic, de l’autre par un précipice ; impossible à la bête de s’échapper. À la vue des deux chasseurs, la bête se mit à bondir au milieu de rochers éboulés ; son avance était d’environ trois cents mètres. Les Cosaques la poursuivirent avec rapidité, gagnant du terrain sur elle ; tout à coup le maral s’arrêta hésitant, et regarda en arrière dans l’intention apparente de revenir sur ses pas. Comprenant alors que quelque autre bête barrait la route au cerf, un tigre peut-être, animal fort commun dans cette région, les chasseurs ne firent pas feu et continuèrent à marcher en avant. Le cerf, en proie à une terreur évidente, s’avançait avec lenteur, lorsque deux ours énormes se précipitèrent sur lui.

Le maral alors, d’un bond prodigieux, s’élança par-dessus un précipice de trente-trois pieds de large, sur le sommet d’un rocher détaché de la masse principale. L’un des ours, sautant après lui, tomba dans le gouffre d’une hauteur de plus de quatre cents pieds ; l’autre, resté sur le bord de l’abîme, grondait de rage. Les chasseurs avancèrent ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à une trentaine de pas, la bête se leva en grognant, mais une balle l’envoya rejoindre son compagnon. Le maral, debout sur son rocher, regardait, sans le moindre signe de crainte, les chasseurs qui, de leur côté, ne se lassaient pas d’admirer la beauté de ses formes et la grandeur de ses cornes. Disons-le à l’honneur de ces bons et braves gens, ils laissèrent le pauvre cerf en paix, et pourtant sa ramure valait, à elle seule, la paye annuelle de cinq Cosaques ! Après avoir fait quelque marque dans le rocher pour retrouver l’ours plus tard, les chasseurs songèrent au retour, qui n’était certes pas chose facile, tant ils s’étaient laissés emporter par l’ardeur de la chasse. Le jour suivant, ils vinrent chercher leur ours au fond du précipice, et s’aperçurent avec joie que le avait franchi de nouveau le gouffre et s’était échappé. Quand ils eurent rejoint leurs compagnons, les Cosaques racontèrent leur histoire en détail et firent une longue description de eur cerf, à qui l’on donna désormais le nom de roi des marais.

Les ours et le maral. — D’après Atkinson.

Comme pendant à cette anecdote, on ne lira pas peut-être sans intérêt la suivante, détachée du journal de Mme Atkinson. « Dans la vallée du Bascan, nous fûmes surpris par un orage, notre compagnon de route habituel, et celui-ci était terrible. Un jeune maral en fut sans doute effrayé, car il descendit la montagne, et vint s’abriter dans une yourte. Les Kirghis lui donnèrent la chasse en poussant de grands cris ; les Cosaques le poursuivirent jusque dans une gorge, en galopant comme des furieux. Ils revinrent bientôt rapportant leur capture, mais sans qu’elle fût endommagée : on me présenta cette belle bête. Dès qu’Alatau fut couché, je me dirigeai vers les tentes des Cosaques pour la voir ; ils essayaient de lui faire prendre du lait, mais elle n’en voulait pas. Je m’approchai de l’innocente créature, qui refusa également la nourriture que je lui offris. Pensant qu’il vaudrait mieux lui laisser la liberté, je dis à ces hommes qu’elle était trop jeune pour être enlevée à sa mère. Ils répondirent qu’ils la laisseraient libre lorsqu’ils auraient pris la mère ; que dans la nuit celle-ci descendrait en appelant son enfant ; qu’ils cacheraient le faon, et que la mère ne quitterait jamais cet endroit sans savoir si sa progéniture y était, et sans avoir entendu une réponse à son appel. Je devins d’autant plus désireuse de voir s’échapper ce doux et bel animal. Mon cœur de mère souffrait pour cette pauvre bête. Je sentais qu’il n’y avait pas de difficulté ou de danger qu’elle n’affrontât pour sauver son enfant ; il me vint à l’esprit un petit moyen pour la sauver sans elle. Je demandai de nouveau aux Cosaques de lui rendre la liberté, ce qu’ils promirent, mais pour un peu plus tard, lorsque l’orage serait passé ; dans l’intervalle ils espéraient attraper la mère.

« J’allai chercher quelques rubans bleu clair, et au grand amusement des Kirghis je les passai autour du cou du jeune faon. Cette couleur formait un agréable contraste avec celle de la robe du petit faon. Pendant que je me livrais à cette occupation, il me regarda d’un air si piteux avec ses deux grands yeux, qu’avant de le quitter je l’embrassai ; puis je coupai la corde qui le retenait captif. Je quittai la tente et je racontai aussitôt à mon mari ce que je venais de faire. Soudain nous entendîmes un cri de l’autre côté ; nous nous precipitâmes vers la porte de la tente et je vis à ma grande satisfaction que le faon était parti du côté de la montagne ; les Cosaques et les Kirghis se mirent à sa poursuite et tournèrent dans une gorge, espérant reprendre leur capture. Ils ne réussirent pas. La pauvre bête entendait comme nous-mêmes la voix de sa mère qui du haut de la montagne encourageait son enfant dans sa course. Un mois plus tard ce fut pour moi une vraie jouissance d’apprendre que mon petit protégé était considéré comme un animal sacré. Il avait été aperçu avec sa mère par un bon nombre de Kirghis qui s’étaient abstenus d’y toucher. Ceux qui le rencontrèrent plus tard le retrouvèrent sans sa mère. L’histoire de l’animal sacré était toujours racontée avec gravité. Lorsque les Cosaques disent que c’est moi qui ai attaché ce ruban, personne ne veut les croire et tous prétendent que ce maral est venu ainsi au monde. »


La Russie chez les Kirghis. — Relais et trombes de la steppe. — Atkinson, chef de bandes. — Les prisonniers circadiens.

Le fort de Kopal, qui à l’époque où je l’habitai était le poste le plus avancé de l’empire russe dans l’Asie centrale, ne l’était déjà plus lorsque je rentrai en Europe. L’envahissement graduel de ces contrées par la Russie est incessant. Aujourd’hui ses avant-postes entourent le massif de l’Alatau, encadrent le grand lac Issyk-Kool, et du haut de la chaîne du Mustau épient et convoitent les plaines d’Yarkand et de Khasgard. Déjà toute la petite, toute la moyenne et une partie de la grande horde des Kirghis reconnaissent la suzeraineté du grand tsar blanc, et l’on peut regarder comme très-prochain le jour où cet exemple sera suivi par tout le reste de cette grande famille de nomades qui, à deux reprises, ébranla le monde sous le galop de ses chevaux.

En attendant, il n’y a pas, entre l’Altaï et les Monts-Célestes, entre les sources de l’Iaxartes et celle de l’Amour, un clan, une tribu de renom où la Russie n’entretienne un agent, officiel ou non, mais toujours écouté. Il n’y a pas de chef, descendant plus ou moins authentique de Tchenkis-Khan ou de Timour, qui ne soit prêt à troquer son allégeance nomade et sa francisque contre une médaille ou un sabre doré envoyé de Saint-Pétersbourg…

Dans un livre bien connu en Angleterre, sir Robert Peel a beaucoup loué l’habileté et la promptitude des cochers russes ; s’il a éprouvé tant de plaisir à franchir les plaines de la Russie avec la rapidité du chasseur de renard, je lui recommande un temps de galop avec les Cosaques sur les plateaux de l’Asie centrale ; qu’il se fasse emporter par leurs chevaux, aussi impétueux que des chevaux de course, aussi agiles que des cerfs, menés à la bride, sans fouet, car il suffit d’un mot pour les modérer ou les précipiter ! J’ai souvent parcouru le pays avec ces nobles bêtes, sans que jamais une seule succombât à la tâche.

Ayant quitté Kopal pour me rendre à Semipolatinsk dans l’automne de 1850, nous voyagions dans un léger tarantas. Nous fûmes un jour conduits par des chevaux cosaques jusqu’à un aoul éloigné d’environ soixante verstes du dernier relais ; arrivés à cette station, nos guides nous quittèrent pour rejoindre, le lendemain, leur poste, et le chef de l’aoul nous donna des chevaux et une escorte de Kirghis, qui parvinrent, aidés par nos deux Cosaques, à atteler six coursiers à notre tarantas. L’un de nos deux hommes prit possession du siége et tint les rênes des deux limoniers ; quatre Kirghis montèrent les quatre chevaux de devant ; mais tous leurs efforts ne firent pas avancer le tarantas d’un pas.

Relais chez les Kirghis. — Dessin de Sorieul d’après Atkinson.

Le vieux chef, furieux du contre-temps, fit ajouter six autres chevaux à l’attelage ; ces douze coursiers et les hommes qui les montaient faisaient un formidable contraste avec notre frêle véhicule ; mais le chef sentit qu’il y allait de son honneur, et fit flanquer les douze chevaux et les six postillons d’une double ligne de cavaliers. Quand le signal du départ fut donné, les chevaux se cabrèrent, les uns d’un côté, comme pour échapper aux cordes qui leur pressaient le flanc, les autres d’un autre ; on eût dit qu’ils s’entendaient pour briser en deux le tarantas ; inexprimable confusion ! Les chevaux de devant se retournèrent de notre côté comme pour nous demander de monter sur leur dos plutôt que de les assujettir à un joug si insolite. Après d’incroyables efforts, on les remit en ligne et ils finirent par s’élancer en avant au galop, aux cris de joie retentissants de leurs cavaliers non moins sauvages qu’eux.

Ce fut une scène que je n’oublierai jamais. Nos guides, enthousiasmés, n’avaient pas le plus léger souci des heurts éprouvés par notre tarantas ; aussi était-ce pour nous une affaire très-sérieuse que de nous maintenir sur nos siéges. Nos chevaux rivalisaient d’ardeur comme dans un hippodrome, et, de fait, notre équipée ressemblait plus à une course qu’à un voyage. Après une heure de galop, ils commencèrent pourtant à s’apaiser, bien que, de temps à autre, l’un d’eux témoignât clairement le désir de s’échapper pour courir, libre, dans la plaine immense. Quand nous arrivâmes, à la nuit close, à la couchée, nos douze coursiers étaient blancs d’écume. Voilà ce que les Kirghis savent faire de chevaux qui n’ont jamais été attelés ; mais on conviendra qu’une promenade du genre de celle que nous venions de faire est trop dangereuse pour être agréable, et nous jugeâmes prudent de nous en tenir à cette première épreuve.

Si rapide qu’eût été notre course, il y eut un moment cependant où, pour notre sûreté, nous aurions voulu la précipiter encore ; comme nous passions au milieu d’un espace semé d’innombrables monticules de sable, nous en vîmes tout à coup une trentaine se soulever autour de nous, s’allonger en longues colonnes elliptiques, et glisser en tourbillonnant sur le sol du désert avec les sifflements et les contorsions de serpents gigantesques qui se seraient réveillés à notre approche. Ces trombes, car ce phénomène n’était pas autre chose, variaient en diamètre de six à huit mètres ; les plus petites avaient de vingt à trente pieds de haut, quelques-unes atteignaient cent pieds ; une enfin, qui abordait dans son tourbillon tout ce qu’elle approchait, s’élevait à près de deux cents pieds. On eût dit, à les voir s’inclinant, se redressant et se croisant dans l’espace au milieu d’une atmosphère de poussière, des monstres antédiluviens sortant de leur couche géologique et rentrant dans l’activité fébrile de l’existence. Mais bientôt les forces atmosphériques qui les avaient soulevées venant à s’épuiser, nous vîmes ces trombes s’affaisser l’une après l’autre et reformer sur la face du désert un nombre de dunes mouvantes identiquement pareil à celui d’où elles étaient sorties.

Trombes de sable dans la steppe. — Dessin de E. de Bérard d’après Atkinson.

Pendant que je me dirigeais ainsi vers Semipalatinsk, il se passait du côté de l’Altaï un événement qui, pour peu qu’il eût été exploité par la délation et la malveillance, pouvait mettre un terme à mes explorations et me procurer pour le reste de mes jours le pain et le couvert dans les mines de la Sibérie orientale, aux frais de Sa Majesté Impériale. Par une belle nuit de septembre, la tranquille cité de Barnaoul fut arrachée en sursaut à son profond sommeil par le galop et les cris d’alarme d’une troupe de Cosaques des frontières, annonçant l’invasion du sol sibérien par un corps de nomades, qui, mettant tout à feu et à sang, se dirigeaient sur Barnaoul. Or, cette ville, grand dépôt des mines de l’Altaï, outre d’immenses valeurs de toute provenance, ne renfermait pas en ce moment, dans les caves de ses fonderies, moins de 68 millions de francs en lingots d’or et d’argent ! Quelle belle proie ! même pour d’autres héros que ceux de la steppe. Bientôt la peur grossissant le péril, comme toujours, et les commérages des soldats, des bourgeois et des plumitifs de l’administration multipliant l’ennemi, en raison même de ce que nul ne l’avait vu, le nombre des envahisseurs, d’abord fixé à trois mille sauvages, ne tarda pas à s’élever à huit mille hommes armés de carabines rayées, disciplinés et conduits par l’Anglais Atkinson !!!…

Et les estafettes de galoper, et les ordres de se croiser entre Barnaoul, Omsk et Tobolsk, et le télégraphe de porter la terrible nouvelle jusqu’à Saint-Pétersbourg, et les troupes et le canon d’accourir aux débouchés de l’Altaï… Enfin le prince G… lui-même, gouverneur général de la Sibérie orientale, ne dédaigna pas de venir s’installer à Semipalatinsk pour surveiller de plus près et le théâtre de l’événement et les frontières des Kirghis. Il ne tarda pas à reconnaître la véritable cause de cette alarme incroyable et impossible en tout autre pays. Elle était due à la fuite d’une quarantaine de Circassiens, prisonniers de guerre, condamnés au lavage des sables aurifères d’une petite rivière de l’Altaï.

Fuite et massacre de prisonniers circassiens. — Dessin de J. Didier d’après Atkinson.

S’étant procuré auprès des marchands tatars du voisinage, au prix de longues négociations et d’or patiemment dîmé, grain à grain, sur leur travail de chaque jour, un fusil et des munitions pour chacun d’eux, ces malheureux étaient parvenus à surprendre nuitamment, à quelques milles de leurs ateliers, un parc de chevaux, avaient choisi les meilleurs pour montures, forcé les gardiens à les suivre en qualité de guides, et tous ensemble s’étaient dirigés vers les frontières chinoises.

Tout parut d’abord favoriser les pauvres fugitifs. Ils traversèrent les monts Sayans sans obstacle, et s’ils eussent franchi de même les monts Tangnous, ils se fussent trouvés à l’abri de toute poursuite dans le pays des Kalkas, d’où vingt-cinq jours de marche les eussent amenés au milieu de tribus kirghises ayant avec celles du Caucase communauté de langue et de religion, et dès lors leur rentrée dans leur patrie n’eût plus été qu’une affaire de temps. Mais par malheur leur ignorance de la géographie locale les ramena dans l’Altaï, où ils se heurtèrent à des postes de Cosaques. On devine le reste ; une fois découverts, traqués sans relâche dans un dédale de ravins sans issue, ils finirent par tomber dans une embuscade où ils ne firent ni ne demandèrent quartier. Tous périrent, moins quatre dont on a toujours ignoré le destin.

Tel fut le récit que me fit à Semipalatinsk le prince G…, en partageant avec moi une tasse de thé, au grand étonnement de son état-major, qui déjà avait commandé un piquet de Cosaques pour me conduire en prison !

Pour extrait et traduction : F. de Lanoye.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 337 et 353.