Voyage à la cité des Saints, capitale du pays des Mormons/02

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M. le capitaine
Deuxième livraison
Traduction par Mme Loreau.
Le Tour du mondeVolume 6 (p. 370-384).
Deuxième livraison



VOYAGE À LA CITÉ DES SAINTS,

CAPITALE DU PAYS DES MORMONS,

PAR M. LE CAPITAINE RICHARD BURTON[1].
1860 — TRADUCTION ET DESSINS INÉDITS.


IV

L’Endowment-House. — Baptême. — Initiation.

Immédiatement au nord du Tabernacle est un berceau de feuillage, le Bowery, composé de branches vertes attachées à des poteaux, et qu’on laisse flétrir sans les renouveler ; nous en décrirons l’intérieur à propos de l’office du dimanche.

À l’extrémité nord-ouest du block s’élève un autre édifice, l’Endowment-House (la maison où l’on est doué), qu’une palissade en bois sépare du Tabernacle. Bâti en adobe, il est formé d’une partie centrale beaucoup plus haute et plus étroite que les ailes, recouverte d’une toiture à un seul égout, et percée de quatre fenêtres, dont une est condamnée. C’est le sanctuaire des sanctuaires, l’endroit où le fidèle est initié aux rites secrets. Tout ce qui s’y rattache est soigneusement caché aux profanes ; d’où les anti-Mormons prétendent qu’on y fait des sacrifices humains.

Endowment-house et Tabernacle. — Dessin de Ferogio d’après M. Burton.

Une relation des mystères effroyables qui s’accomplissent dans ces humbles murs a été donnée par mistress Smith et M. Hyde. S’il est difficile d’admettre ce qu’ils racontent ; si de pareilles inepties paraissent incompatibles avec la respectabilité qui est ici la règle de tous, l’on ne peut nier que ces deux écrivains, qui ont pratiqué le Mormonisme, ne parlent en témoins oculaires[2]. Suivant le public des Saints, il s’agirait simplement d’une allégorie théâtrale, d’une pièce religieuse analogue aux mystères du moyen âge, — peut-être le Paradis perdu et le Paradis regagné, — dont la représentation, entourée de circonstances particulières, rappelleraient les épreuves de la franc-maçonnerie. Le peuple en est tellement persuadé, que, malgré tout le respect dont il entoure M. Phelps, il l’appelle le Diable, parce qu’il suppose que c’est lui qui remplit le rôle de Satan dans la pièce édénique.

D’après le même témoignage, c’est-à-dire l’opinion générale, les deux ailes contiendraient les fonts baptismaux des deux sexes. Les Gentils prétendent que la cérémonie ne prend pas moins de onze heures. Tout le monde sait que le baptême, suivant la doctrine mormonne, se fait par immersion ; le néophyte, après être sorti du bain, est frotté d’huile et revêtu d’un bonnet et d’une chemise en calicot blanc. Il est rare que l’on se sépare de cette dernière, qui préserve de tous les dangers ; le docteur Richards sortit sain et sauf du massacre de Carthage parce qu’il était revêtu de cette robe d’innocence. Un petit carré orné de feuilles de figuier brodées ou peintes, et qui simule le tablier maçonnique, est joint au costume. Le baptisé reçoit un nouveau nom, prend un emblème distinctif, et jure par les serments les plus terribles de garder le secret sur tout ce qui vient de se passer.

Le baptême chez les Mormons. — Dessin de David d’après le général Bennet.

Il y a, comme dans toutes les initiations, différents degrés à parcourir ; les grades supérieurs ne seront, dit-on, conférés qu’après l’achèvement du temple.

On trouve encore dans l’enceinte consacrée un puits voisin du Tabernacle, un égout voûté, pratiqué dans la muraille de l’ouest, et contiguë à la porte du levant une petite maison pour le concierge et les gardiens.

C’est M. Truman Angell, un Anglo-Mormon, qui a fait le plan du Temple ; le Milennial Star du 2 décembre 1854 en a publié la description ; divers dessins du futur monument, sans doute copiés d’après les originaux, ont paru à Liverpool ; enfin MM. Hyde et Remy en ont donné l’esquisse. Il est inutile de transcrire ici la description fort longue de cette masse architecturale d’une ordonnance compliquée, syncrétisme de grec et de romain, de gothique et de mauresque, dont la forme n’a pas été révélée comme celle du temple de Nauvoo, mais imaginée par un simple mortel, et qui probablement ne se terminera jamais. Je me bornerai à dire que l’en semble du monument est symbolique, qu’il doit éblouir le spectateur par son ineffable majesté, et je répéterai ces paroles qui terminent le rapport de l’architecte : « Pour le reste, attendez que l’édifice soit achevé ; venez alors et vous verrez. »


V

Arrivée d’émigrants. — Les recrues de la terre des Saints.

M. Stenhouse, une notabilité parmi les Saints, me proposa un jour d’aller avec lui au-devant du convoi de charrettes à bras qu’on attendait le lendemain, et m’offrit de me signaler les faits intéressants. J’ai vu presque tous les jours cet éminent personnage, qui est non-seulement Elder, mais grand prêtre, et j’y ai trouvé autant de plaisir que de profit. Nous évitions naturellement ces points mystérieux, qu’en ma qualité de profane je n’avais pas le droit de pénétrer ; mais sur tous les autres, l’Elder se montrait communicatif et me permettait d’user librement de ses connaissances.

On doit penser qu’en fidèle Mormon, il devait se placer au point de vue exclusif de sa doctrine ; j’ai donc soumis tous ses renseignements, toutes ses appréciations au contrôle de l’opinion adverse ; et toutes les fois que j’ai blâmé quelque chose dans le système qu’il admire sans réserve, ce n’est pas à lui que ses coreligionnaires doivent l’attribuer. J’étais frappé de sa foi robuste et de la soumission qu’il imposait à son intelligence. « Qu’est-il advenu des tables d’or ? lui demandai-je un soir ; d’après les Gentils, vous croiriez qu’un ange les a enlevées quand leur mission fut accomplie. — Je n’en sais rien, répondit-il ; le Mormonisme est la seule doctrine qui possède la vérité ; ma croyance en lui est indépendante de ces faits secondaires, et je ne m’en occupe pas. » J’avais sous les yeux l’un de ces exemples d’absorption morale où tombe celui qui, acceptant une idée absolue, arrive par la force de l’habitude à ne plus voir et à ne plus comprendre autre chose.

Le lundi, comme le soleil montait vers l’horizon, M. Stenhouse vint m’annoncer que le convoi était déjà sorti de la Passe-Dorée. Il n’y avait pas de temps à perdre, et nous descendîmes la ville près du coin de Main-Street ; l’Elder me montra l’endroit où, peu de jours avant mon arrivée, un meurtre avait été commis : deux mauvais sujets, appelés Brown et Johnston, tous deux faussaires et voleurs de chevaux, rentraient chez eux par un beau soir, lorsqu’ils tombèrent chacun frappés d’une balle, et tous deux sous le bras gauche. Les corps furent transportés à la Court-House pour y être exposés pendant le temps voulu par la loi. Quand on demanda aux gens du quartier quel pouvait être l’auteur du crime, ils répondirent qu’ils n’en savaient rien et qu’ils ne s’en inquiétaient pas ; d’où les Gentils supposèrent que ce double meurtre avait été commis par ordre du prophète. C’est une supposition toute gratuite ; mais si elle était fondée, rien dans cet acte sommaire ne répugnerait à la sauvage Thémis des Monts-Rocheux.

Comme nous sortions de la ville, une colonne de poussière nous annonça que les émigrants franchissaient la terrasse, et de tous côtés la foule se précipitait pour saluer des connaissances ou avoir des nouvelles du pays. On vit enfin les charrettes ; les voyageurs avaient tous des vêtements propres ; les hommes étaient lavés et rasés ; les jeunes filles chantaient des hymnes, et portaient leurs habits du dimanche. Tous les visages étaient bronzés par le soleil, mais avaient l’air profondément heureux. Les vieillards et les enfants étaient en chariot, les autres foulaient à pied la route sableuse, ou la suivaient à cheval ; quelques-uns en traps, en sulkies ou en buckboards. Un petit nombre de jeunes cavaliers, d’un air quelque peu hardi, étalaient toute l’élégance du Far-West : chapeau des Rocheuses à larges bords, à forme haute et pointue, jaquette de cuir brodée, pantalon de même, à jambières énormes frangées sur la couture, chemise de flanelle rouge ou couleur de l’arc-en-ciel, éperons gigantesques, pistolets a crosse brillante et couteaux à gaines bizarres, plantés dans une ceinture rouge à bouts flottants. À part son costume, cette jeunesse dorée de la vallée déserte se distinguait facilement des produits exotiques par la façon dont elle maniait sa monture et l’aisance qu’elle avait à cheval. Autour de moi abondaient les visages familiers, types anglais de toute espèce : lourds artisans, soldats libérés, laboureurs et commis. Quelques étudiants germaniques, des paysans, des fermiers scandinaves et suisses ; des correspondants, des journalistes, des apôtres, des évêques, des anciens et autres dignitaires des États de l’Est complétaient le cortége.

Lorsqu’on fut arrivé au square public du huitième quartier, on fit mettre les chariots en ligne pour la cérémonie finale. Avant la guerre, le premier président se faisait un devoir d’honorer de sa présence l’arrivée des trains de charrettes à bras, et seulement des convois de cette nature. Depuis l’invasion, il est rare qu’il s’éloigne de chez lui, et ne sort guère que pour aller au Tabernacle ; si par hasard il consent à faire partie d’un pique-nique, le secret en est soigneusement gardé. On assure qu’en dépit de sa volonté puissante, de son énergie peu commune, de son courage moral, le prophète actuel n’a pas l’intrépidité physique de son prédécesseur ; les Mormons prétendent que c’est un bruit calomnieux ; mais il repose sur le témoignage des hommes les plus sincères et les plus justes ; les faits d’ailleurs paraissent le confirmer : il y a des gardes aux portes de M. Brigham Young, et jamais il ne se montre en public sans être accompagné d’amis et de disciples qui tous portent des armes. De pareilles contradictions morales se rencontrent souvent ; ceux qui connaissent les faits et gestes des brahmanes aux cours de Sattara, de Pounah et autres lieux, savent avec quelle audace ces dignitaires jouent leur vie dans les intrigues les plus folles, tout en ayant parfois la pusillanimité physique de Hobbes et d’autres sceptiques.

Réception d’un néophyte mormon. — Dessin de David d’après le général Bennet.

Dans la circonstance qui nous occupe, M. Brigham fut remplacé par l’évêque président Hunter, un Pensylvanien dont les anti-Mormons les plus exaltés, les plus méchantes langues se voient contraints de parler avec respect. Précédé d’un orchestre jouant d’instruments en cuivre — ce peuple aime avec passion « le métal bruyant qui sonne les fanfares guerrières » — et accompagné du marschal, l’évêque, debout dans sa voiture, appela les capitaines du convoi ; il leur donna une poignée de main, s’occupa d’affaires, et immédiatement les dispositions furent prises pour loger ceux qui arrivaient et procurer de l’ouvrage aux individus, hommes ou femmes, qui pourraient en demander.

M. Stenhouse allait et venait dans la foule, et me présenta beaucoup de personnes dont les noms m’échappent ; cette formalité, presque toujours suivie pour moi de quelque invitation, me valut, dans tous les cas, de nombreux témoignages de bienveillance. Mon cicerone échangeait un mot avec frère un tel, une phrase avec telle ou telle sœur, n’employant jamais les titres de monsieur ni de madame, si prodigués dans l’Est, et qu’on n’admet pas chez les Saints du dernier jour. Cette formule fraternelle donne à la conversation mormonne quelque chose de patriarcal et comme un parfum d’Orient ; toutefois, l’usage en devient souvent abusif : un bambin à qui vous demanderez comment il se nomme, vous répondra : « Je suis le fils de frère un tel. »

Afin de distinguer les enfants des différentes épouses, on fait précéder le nom paternel de celui de la mère ; les fils que j’aurais eus, par exemple, de miss Brown, de miss Jones ou de miss Robin, s’appelleraient frère Brown Burton, frère Jones Burton, etc.

Même à l’égard des plus hauts personnages, on a supprimé les titres de Révérend et d’Esquire, dont chacun s’affuble dans la Nouvelle-Angleterre, aussi bien que dans l’ancienne. Le pontife et les Éminences qui l’entourent sont tout bonnement frère ou mister un tel, suivant la qualité de Gentil ou de Mormon de la personne qui leur parle : ils ont le pouvoir et en dédaignent l’ombre. En revanche, il y a dans la foule autant de colonels et de majors qu’à l’époque où les critiques mordantes de miss Trollope firent jeter feu et flammes aux Américains ; leur proportion relativement aux capitaines est environ de dix pour un.

Le nom de sœur est appliqué à toutes les femmes, quel que soit leur âge, ce qui vous délivre de l’embarras où vous met dans l’Est l’obligation de distinguer la belle mère de la bru, afin de donner à chacune le titre qui lui revient : mistress à la seconde, madame à la première ; ou, ce qui est bien plus grave, de leur distribuer à l’anglaise les épithètes de jeune et de vieille ; ou de dire, comme en Écosse, mistress B. senior.

Quant au costume, celui des femmes commence à se singulariser ; le chapeau de campagne d’Angleterre, le gowk des habitantes de la Cornouaille ; le sun-bonned des États-Unis est d’un usage universel, avec cette différence que les Mormonnes y ajoutent par derrière un long voile épais qui sert de châle ou de capuche. Une espèce de jaquette, non pincée à la taille, et un jupon d’une étoffe peu coûteuse, indienne ou autre, composent le vêtement extérieur. Les femmes riches affectionnent la soie, principalement la noire. J’ai observé que les marchands étaient fort bien assortis d’objets de toilette. L’amour de la parure n’est pas un accident mental chez ce sexe délicat, nommé par quelques-uns ξωον φλοχόσμον ; c’est un trait caractéristique, un faible charmant que partagent la sauvagesse demi-nue, la civilisée à crinoline, la quakeresse, la biche, la petite-maîtresse et la grande dame, la pécheresse et la sainte ; un point où elles se rencontrent toutes, au moins une fois dans leur vie, et où elles sont à peu près égales. On trouve à la ville du Grand-Lac-Salé trois magasins de modes, treize de nouveautés, deux autres d’objets de fantaisie, rubans, dentelles, pompons, ornements féminins. Quelques-unes de ces boutiques reçoivent du grain en payement de leurs marchandises.

Je fus surtout frappé du contraste que les nouveaux émigrés formaient avec les anciens colons, spécialement avec ceux qui étaient nés dans le voisinage des Prairies. Tandis que les arrivants présentaient ces formes lourdes et parfois grossières qui caractérisent l’indigène du sol anglais, où la beauté se rencontre rarement dans les ateliers et les cottages, alors même qu’on n’y endure aucune privation matérielle, les autres, et surtout les femmes, avaient pour la plupart cette délicatesse de formes, cette finesse de teint que l’on observe chez les Américaines des États-Unis. Peut-être les physiologistes ne voudront-ils pas croire à un effet si prompt et si visible de la température ; mais il est clairement prouvé, dans l’Inde, qu’il suffit de quelques années pour détruire la fraîcheur et détériorer la forme, surtout chez la moitié la plus faible de l’humanité. Pourquoi, dès lors, un climat tout différent, un air d’une pureté indicible, un terrain sec, à une hauteur de quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer, n’obtiendraient-ils pas des résultats opposés dans le même laps de temps ?

Quoi qu’il en soit de ma théorie, qu’on l’adopte ou qu’on la repousse, le fait n’en existe pas moins. Je signalai à mon Elder la transformation qui s’était opérée chez ces tempéraments lymphatiques ou sanguins, changés en nervoso-bilieux ou simplement nerveux, métamorphose qui avait eu pour effet l’amincissement de la taille, l’affinage du poignet et de la cheville, le calme du visage, la limpidité du regard, l’élévation du type, l’ensemble des castes supérieures. Je lui faisais remarquer, chez les natives de ces parages, la régularité, la noblesse des traits, le développement du front, l’air pensif, la longueur et le soyeux de la chevelure, la délicatesse de la peau, sa transparence, et le charme suprême de l’Américaine, lorsqu’elle veut bien sourire. M. Stenhouse parut étonné de la manière dont j’expliquais ce fait évident. Les autres, me dit-il, en parlant des Gentils, attribuent cette élégance de formes et cet air pensif, qui pour eux est de la tristesse et de la gracilité, à l’irritation constante qu’inspire à nos femmes le régime de la polygamie.

Je demandai à M. Stenhouse comment, en général, se comportaient les émigrants à leur arrivée dans la colonie. « Il est probable, disais-je, que la longueur du voyage, le sentiment de faiblesse qu’on éprouve dans un milieu qui vous est étranger, les humanise et diminue leur présomption, leur arrogance britanniques. — Leur conduite est bonne, me répondit-il ; mais chacun d’eux croit monter au pinacle du premier coup : c’est le moyen de s’en éloigner ; se mettre en avant, ici, est perdre un temps précieux. L’individu qui arrive n’inspire aucune confiance. Il faut d’abord qu’il fasse ses preuves ; qu’il aille en mission, qu’il revienne, qu’il se marie ; on lui permet ensuite de s’élever, s’il a montré qu’il pouvait être utile. »

Beaucoup d’Anglais traversent les Plaines sans se douter qu’ils sont aux États-Unis, et considèrent M. Brigham Young du même œil que les catholiques de la génération précédente envisageaient le pape. On a vu les Danois, les Suédois, les gens du pays de Galles, se débarrasser pendant le voyage de leurs couvertures et de leurs habits d’hiver, dans la conviction où ils étaient qu’un printemps perpétuel régnait dans la vallée sainte. La maladresse avec laquelle les émigrants inexpérimentés se dirigent est devenue le canevas d’une foule d’histoires plus ou moins plaisantes ; il en est une qui se raconte depuis longtemps, des rives du Mississipi aux bords du Pacifique, et toujours avec le même succès. Un chariot est aperçu d’un cavalier qui s’en approche ; celui-ci trouve à côté un malheureux petit garçon, pâle et défait, qui a dans les bras un bébé tout en larmes.

Portrait de Brigham Young, président actuel des Mormons. — Dessin de Mettais d’après M. J. Remy.

« Qu’est-il arrivé ? demande-t-il au gamin.

— Il arrive que je suis joliment dans l’embarras, dit le marmouset ; p’pa est soûl, m’man est en convulsions ; frère Jim fait sa partie de poker ; ma sœur est là-bas avec un étranger qui la courtise, bébé a la colique, les bœufs n’en peuvent plus, le chariot est cassé ; il y a vingt milles à faire avant qu’on trouve de l’eau. Je m’en moque pas mal, de voir la Californie ! »


VI


La danse et les Saints. — Le prophète au bal.

La saison des plaisirs n’était pas encore ouverte à mon départ, d’où il résulte que je n’ai pas vu les Mormonnes en toilette de bal ; toutefois, d’après les renseignements que j’ai recueillis, je puis affirmer que les Saints, en dépit de leur gravité, forment un peuple éminemment sociable ; ils ont un goût prononcé pour les courses en traîneau, pour la comédie de salon, et se vantent de posséder quelques bons acteurs, parmi lesquels MM. Snow, Clawson et Dunbar occupent le premier rang. Sir Bulwer apprendra sans doute avec plaisir que the Lady of Lyons a excité chez les Mormons encore plus d’enthousiasme qu’en Europe. Dès que les capitaux nécessaires pourront être fournis, on a le projet d’élever un théâtre qui rivalisera avec ceux de l’ancien monde.

La danse paraît considérée comme un exercice édifiant ; les apôtres, les évêques, le prophète lui-même s’y livrent avec zèle. Un professeur de cette branche des beaux-arts ferait fortune dans la Nouvelle-Sion, où le plus instruit des pédagogues aurait besoin, pour vivre, d’ajouter à sa science un métier plus lucratif. On ne danse pas ici avec la mollesse des gens distingués de la vieille Europe ; comme au temps de nos pères, les positions sont strictement observées, les pas travaillés avec soin, les jarrets violemment tendus ; bref, c’est un plaisir qui exige de la vigueur dans les muscles. J’avoue, quant à moi, éprouver une sorte de prévention contre la danse chez les individus qui arrivent à cet âge incertain où la souplesse manque à la force ; et j’ai souvent partagé l’hilarité des Français à la vue de quelque Anglais chauve et roide, mêlant son âge mûr aux ébats de la jeunesse. Il y a toutefois des autorités imposantes en faveur de la persévérance chorégraphique ; David, à ce que l’on nous apprend, dansait à une époque de la vie déjà très-respectable ; et Scipion, au dire de Sénèque, avait gardé l’habitude d’exercer de la même manière ses membres héroïques.

Outre les grandes fêtes qui se donnent par souscription dans les divers établissements publics, il y a les soirées de quartier, les cotillons hebdomadaires des anciens, où peut-être ces vénérables personnages dansent entre eux, comme à Oxford les bacheliers font l’exercice. De même qu’au palais de Saint-James, la polka est désapprouvée chez les Saints ; mais on assure que Terpsichore doit à la foi nouvelle une heureuse modification de la contredanse, le cotillon mormon, où tous les chevaliers donnent la main à deux dames. Espérons qu’on introduira cette nouvelle forme de quadrille aux bains de mer et aux eaux, où la proportion des danseurs, à l’égard des danseuses, est rarement de plus d’un pour sept.

Les réunions de la salle de société sont éminemment choisies et montées sur un pied dispendieux. Les invitations, faites sur papier blanc, doré sur tranche et à bordure gaufrée, ne sont envoyées qu’à l’élite de la ville, et ne s’adressent pas à plus de soixante-quinze-ou quatre-vingts chefs de famille, y compris les Gentils les mieux posés.

Ce billet de dix dollars ne paye que l’entrée d’un seul couple ; il faut donner deux autres dollars par chaque lady qu’on amène en sus de la première ; dans les fêtes moins splendides, la dépense totale se monte à deux dollars cinquante cents. À l’approche du grand jour, les billets se vendent avec prime, et acquièrent parfois une grande valeur ; mais l’espace est limité, et plus d’un Jacob se voit réduit à ne présenter que Rachel, privé de son glorieux cortége de Liahs, de Zilpahs et de Billahs.

Voici le résumé de ce qui m’a été dit sur la dernière fête. La salle était décorée avec une élégance pleine de goût ; parmi les draperies et les branches d’arbres verts, disposées en guirlandes ou en faisceaux, se détachait cette devise : Our mountain Home, dont chacun était ému. À quatre heures de l’après-midi arriva le prophète, et l’ordre fut réclamé (ne pourrait-on pas en faire autant dans les bals de Londres ?). Le silence immédiatement obtenu, le pontife, monté sur une estrade, leva les mains et bénit tous ceux qui étaient présents. En Europe, j’ai entendu dire que le maître du logis où il y avait un bal faisait souvent le contraire.

La bénédiction terminée, M. Brigham descendit de sa plate-forme et ouvrit le premier cotillon. À huit heures on annonça le souper ; le couvert était de deux cent cinquante personnes, et le menu avait été fourni par M. Candland, propriétaire du restaurant du Globe, où j’allais prendre mes repas. On apprendra peut-être avec intérêt que la cuisine de l’Utah offre quelques nouveautés, le castor et l’ours, par exemple. La venaison de ce dernier animal est très-estimée dans toute la région de l’ouest, principalement à la fin de l’automne ; après l’hiver, elle est sèche et dure. Il est arrivé à plus d’un Anglais, chassant dans l’Himalaya, de surmonter la répugnance artificielle que lui inspirait la graisse du susdit animal, et de se régaler d’un bifteck d’ours ; le pied surtout, qui, par parenthèse, ressemble à une main d’homme, est excellent, experto crede. Je ne peux rien dire de la queue du castor ; mais il n’y a pas de raison pour qu’elle soit inférieure à celle du mouton du Cap, dont la finesse est connue.

Après souper, la danse reprit avec une nouvelle ardeur ; entre les cotillons, des chants populaires et des duos furent exécutés par les premiers artistes, et la fête se termina comme elle avait commencé, par la prière et la bénédiction du prophète. Elle avait duré jusqu’à cinq heures ; danser treize heures de suite ! cela prouve de puissantes facultés pour le plaisir ; et il est probable que les gens de la fête sont rentrés chez eux en chantant quelque refrain dans le genre de celui-ci :

Chantons toujours en chœur,
Chantons : Vive frère Brigham !
Et béni soit le val de Déséret, ret, ret !
Et béni soit le val de Déséret !


VII

Visite au prophète.

J’avais exprimé à M. Cumming le désir d’aller voir M. Brigham Young, ou plutôt le président, comme on dit en style officiel ; le gouverneur voulut bien demander lui-même quand je pourrais faire ma visite, et reçut pour réponse que le président de l’Église universelle de Jésus-Christ, des Saints du dernier jour, n’admet les étrangers en sa présence qu’avec une certaine réserve ; qu’il y est contraint non-seulement par mesure de sécurité personnelle, mais aussi pour préserver sa dignité des observations malveillantes, souvent grossières, des visiteurs qui se croient permis de violer toutes les lois de la politesse à l’égard d’un Mormon ; que néanmoins il me recevrait le lendemain après son déjeuner.

En conséquence, à l’heure de midi, le lendemain, je trouvai le gouverneur dans Main-Street et nous nous rendîmes au bureau présidentiel. On nous fit subir un léger examen ; nous passâmes devant la garde, qui ne portait non-seulement ni galons ni lisérés, mais pas d’armes apparentes, et, descendant la vérandah, nous entrâmes dans le cabinet du prophète. Plusieurs personnes y étaient assises ; elles se levèrent à l’arrivée du gouverneur ; celui-ci, ayant dit quelques mots d’introduction, le président s’avança, me tendit la main avec une simplicité parfaite, me fit asseoir sur un divan qui occupait l’un des côtés de la pièce et me présenta aux personnes qui étaient avec lui.

Il est généralement peu convenable de faire le portrait de l’individu qui vous reçoit ; mais le cas est exceptionnel, et je ne crois pas enfreindre les lois de l’hospitalité en dépeignant M. Brigham Young : c’est un pontife, un voyant, un prophète, pourvu de tous les dons que prodigue le Seigneur aux chefs de l’Église ; son histoire et sa photographie ont été publiées mainte et mainte fois : je ne ferai qu’ajouter à la ressemblance, et puis je n’ai rien à dire qui ne soit en sa faveur.

Le prophète est né à Whittingham, dans le Vermont, le 1er juin 1801 ; nous sommes en 1860, il a donc cinquante-neuf ans ; on lui en donnerait quarante-cinq. La célébrité vieillit. Je m’attendais à voir un homme âgé, aux traits vénérables ; c’est à peine si un fil grisonnant paraît dans ses cheveux blonds, qui, assez épais et divisés par une raie de côté, descendent au-dessous de l’oreille en frisant à demi. Le front est un peu étroit, le sourcil mince ; l’œil, dont la nuance tient du gris et du bleu, est calme et indique la réflexion et la réserve. Un abaissement de la paupière gauche m’avait fait croire à une atteinte de paralysie : j’ai su plus tard que c’était le résultat de douleurs névralgiques dont le prophète a cruellement souffert. C’est pour éviter ces douleurs que M. Brigham a toujours la tête couverte, excepté chez lui et surtout à l’église. Mistress Vard s’est trompée, ainsi que la Revue des Deux-Mondes, qui l’a répété après elle, en disant que « Sa Majesté Mormonne n’ôte jamais son chapeau, même en public. »

Le nez, légèrement pointu mais bien fait, incline un peu à gauche. Les lèvres sont serrées, comme chez la plupart des natifs de la Nouvelle-Angleterre ; les dents, surtout celles d’en bas, sont mal rangées, et la ligne qui descend de l’aile du nez à la bouche est interrompue. Enfin la barbe, soigneusement rasée, excepté sous la machoire inférieure où il lui est permis de croître, laisse voir un menton qui se terminerait plutôt en pointe. Les mains sont bien faites, et non défigurées par des bagues ; la taille est un peu forte, la stature moyenne ; les épaules sont larges et tant soit peu courbées.

Le costume, en drap gris de fabrique indigène, avait la simplicité, la propreté de celui d’un quaker : il se composait d’un habit très-large, de forme antique et à boutons noirs ; d’un pantalon de même, également très-ample ; d’une cravate en soie noire, étroite et lâche, à gros nœud, passée sous un col sans empois qui se rabattait de lui-même ; d’un gilet droit en satin noir, complétement fermé, sur lequel ressortait une chaîne d’or unie rentrant dans le gousset ; enfin des bottes à la Wellington, selon toute apparence de facture américaine.

En somme, l’extérieur du prophète est celui d’un fermier de la Nouvelle-Angleterre, ce qui, du reste, n’a rien d’étonnant ; son père était un agriculteur qui, après avoir pris part à la guerre de l’Indépendance, se fixa dans le Vermont.

C’est, nous l’avons dit, un homme bien conservé, en dépit des fatigues et des persécutions, fait que certaines personnes attribuent à une grande modération et à la tempérance en toutes choses. Ses manières sont à la fois simples et polies, affables et imposantes. Exempt de toute prétention, il se distingue avec avantage de certains pseudo-prophètes que j’ai vus et qui se tiennent chacun pour un logos, sans avoir d’autre titre qu’un amour-propre voisin de la folie. M. Brigham ne donne aucun signe de fanatisme ; il n’a rien de cafard, pas même de dogmatique, et ne m’a jamais parlé de sa religion.

Sans le vouloir, il impose sa puissance ; l’étranger en a le pressentiment, et ses coreligionnaires sont fascinés par sa force morale. On dit souvent qu’il n’y a qu’un chef dans la ville, c’est Brigham Yolmg. D’une grande égalité d’humeur, il est froid ou plutôt sérieux dans ses paroles, de même que sa figure est pâle ; mais il est loin d’être morose ou méthodiste ; à l’occasion, il manie habilement le sarcasme et dit sa façon de penser dans un langage que nul n’oublie.

Sa véhémence à l’égard des coupables est telle, qu’il a su faire de ses reproches la punition du vol d’un cheval ou d’une vache et remplacer la peine de mort par l’effroi qu’ils inspirent.

Profond observateur, doué d’un esprit pénétrant, d’une mémoire excellente d’un jugement droit, il arrive à l’intuition. Un étranger lui déplaît-il dans une première entrevue, jamais il ne le recevra de nouveau.

Quant à la sobriété de ses repas en particulier, il n’y a qu’une voix à cet égard. Son régime est celui d’un anachorète : des pommes de terre cuites au four avec un peu de lait et de beurre composent son aliment favori ; comme tous les stricts observateurs de la loi mormonne, il désapprouve l’usage des spiritueux, ne boit ordinairement que de l’eau, parfois un peu de lager-beer, et jamais rien de plus fort. Il s’abstient de fumer et n’use du tabac sous aucune forme.

J’ignore quelle est son instruction. « Des hommes, non des livres ; des actes, non des paroles : » telle a toujours été sa devise, et probablement, comme le disait M. Randolph de M. Johnston, les livres ne lui ont pas corrompu l’intelligence. Dans le seul discours que je lui ai entendu faire, il prononça plusieurs fois le mot impetus d’une manière vicieuse ; mais sa conversation est correcte, il s’exprime facilement, sans emphase, sans nasiller, et parle avec autorité sur divers sujets, tels que l’agriculture et l’élève du bétail. Il ne prend pas des airs de componction ; il a les manières simples et franches d’un honnête homme. Pour ses disciples, c’est un ange de lumière ; pour ses ennemis un esprit de ténèbres. Je ne le crois ni l’un ni l’autre.

Est-il d’une probité scrupuleuse ? comment le dirais-je ? On a vu partout la foi la plus sincère, les pratiques de la dévotion la plus rigide s’allier, non pas seulement à la vie la plus dissolue, mais aux crimes les plus affreux ; pour la plupart des hommes,

Il est avec le ciel des accommodements.

On a dit que M. Brigham était un hypocrite, un escroc, un faussaire, un assassin. Personne n’en a moins l’apparence. Les autorités les moins suspectes, depuis celles qui accusent M. Joseph Smith de la fourberie la plus infâme jusqu’aux individus qui pensent qu’après avoir débuté par être un imposteur il a fini en prophète, voient dans M. Brigham « un enthousiaste égoïste, opiniâtre, exalté par la persécution, enflammé par le sang répandu ; » mais ne lui reprochent rien en dehors de sa doctrine. S’il n’a pas créé la situation, il fait preuve de grande énergie et de profonde habileté par la manière dont il la dirige et la domine. Trop habitué au pouvoir pour se soucier des honneurs que l’autorité rapporte, il est entièrement dépourvu de morgue, n’impose à son égard ni cérémonial, ni étiquette, et ne prend avec la foule aucun air de supériorité. Les moyens qu’il emploie pour gouverner cette masse hétérogène sont une volonté inflexible, une extrême discrétion, une finesse peu commune.

Tel est le président Brigham Young, autrefois peintre et vitrier, aujourd’hui prophète, révélateur et voyant ; un homme aussi révéré que le pape et l’empereur le furent jamais, qui, de même que le Vieux de la montagne, peut frapper de mort en étendant la main ; qui règne et gouverne, qui a longtemps combattu avec le glaive du Seigneur, et à la tête de ses quelques centaines de guérillas a lutté contre les États-Unis, alors puissants ; qui a déjoué toutes les combinaisons que lui opposaient les diplomates et a conclu un traité de paix avec le président de la grande République, ni plus ni moins que s’il avait disposé des forces de la France, de la Russie ou de l’Angleterre.

Nous étions reçus dans le cabinet particulier où M. Brigham traite la plupart des affaires, corrige ses sermons et dicte sa correspondance. La pièce est très-simple, mais bien tenue ; elle a pour meubles un grand bureau, un coffre-fort, une table, un divan et des chaises fabriqués sur les lieux par des ouvriers habiles. Je remarquai un rifle et un pistolet, suspendus à portée de la main sur la muraille de droite ; on m’a dit que ce dernier était un revolver à douze coups et de nouvelle invention. Il y avait dans tout cela un cachet d’ordre parfaitement en rapport avec le caractère de l’homme.

Il passe aujourd’hui pour très-riche ; il était pauvre quand il arriva au pouvoir, d’où ses ennemis concluent naturellement qu’il a fait fortune en s’appropriant les dîmes, en pressurant les fidèles et surtout en dépouillant les Gentils. Je répondrai à cela que personne n’acquitte les droits de l’Église avec plus d’exactitude, et ne fait plus largement l’aumône que M. Brigham ; il a d’ailleurs trop d’occasions de s’enrichir honnêtement pour s’être lancé, comme un misérable à vue courte, dans la voie de la fraude et du vol. On assure qu’en 1859 il avait déjà deux cent cinquante mille dollars ; c’est ici une fortune considérable, équivalant vingt fois la même somme en Angleterre, et qui a trop d’importance pour qu’un homme habile la compromette. Il est facile en outre d’en expliquer l’origine ; ainsi que l’iman de Mascate, le chef des Mormons est le principal négociant du pays qu’il gouverne ; il envoie dans l’Est de longues files de wagons frétés de ses marchandises, approvisionne les caravanes et fournit des bestiaux et du grain aux établissements du voisinage. On dit que le bois de charpente qu’il a vendu aux troupes fédérales pour se baraquer à Camp-Floyd ne lui a pas rapporté moins de deux cent mille dollars ; c’est même l’un des griefs de l’armée, qui se plaint amèrement des maux qu’elle a soufferts, et d’une expatriation dont le seul effet a été d’enrichir l’ennemi.

Lorsque les saluts et les premiers mots furent échangés, il me sembla voir que le pontife désirait connaître le but de mon voyage ; je lui dis alors qu’ayant lu beaucoup de choses sur l’Utah, j’avais été curieux de juger par moi-même de tout ce que j’en avais appris. Il aborda aussitôt la question d’agriculture, celle du bétail, et décrivit les différents sols que présente la vallée. Tout en causant, on en vint à effleurer un sujet délicat, celui des guerres indiennes ; suivant le prophète, il y aurait à cet égard beaucoup d’exagération : « Quand on parle d’une vingtaine de morts ou de blessés, nous dit-il, réduisez ce chiffre à deux ou trois, vous serez probablement dans le vrai. » Il ajouta qu’il ferait plus avec quelques livres de farine et quelques mètres d’étoffe, que tous les soldats du Camp-Floyd avec leurs sabres et leur poudre. Cette opinion fut chaleureusement confirmée par tous ceux qui étaient là. Grâce à l’origine israélite que leur attribue le Mormonisme et à cette prophétie : « qu’avant peu de générations Lemuel aura la peau blanche et formera un peuple charmant, » les Indiens sont beaucoup mieux traités par les Saints du dernier jour que par aucun des hommes de l’Ouest ; les Mormons les nourrissent, les habillent, les hébergent, et les gagnent à leur cause par leurs bons procédés. Si l’esclavage a été légalisé dans l’Utah, c’est uniquement pour engager les Saints à acheter les enfants qui, sans cette mesure, seraient tués ou abandonnés.

À la fin de la visite, qui dura près d’une heure, le prophète me questionna sur mon dernier voyage, et me demanda si mes explorations en Afrique avaient eu lieu dans la même région que celles du docteur Livingstone. « La route que j’ai suivie, lui répondis-je, est à 10 degrés environ au nord du Zambèse. » M. Carrrington se leva pour en chercher la place sur une carte fixée à la muraille, et son doigt s’approcha trop de l’équateur : « Un peu plus bas, » lui dit M. Brigham. Il y a en Angleterre beaucoup d’hommes instruits qui ne se seraient pas aperçus de la méprise, témoin le gentleman fait l’article Géographie dans la Revue de Londres, et qui, à propos du voyage en question, a confondu, avec tout l’aplomb d’un critique railleur, des lacs situés à deux cents milles les uns des autres.

Les patriarches J. Taylor et W. Richards. — Dessin de Ferogio d’après M. J. Remy.

Nous nous levâmes dès que la conversation parut languir, et donnant une poignée de main à tous ceux qui étaient là, suivant la coutume du pays, nous prîmes congé du prophète. L’impression que j’emportai de cette courte séance, et qui, loin de se dissiper, augmenta par la suite, fut que M. Brigham n’était pas un homme ordinaire, et qu’il n’avait aucune des faiblesses, aucune des vanités qui caractérisent le commun des grands hommes. Ce n’est pas dans une première visite, où l’on parle de tout sans rien approfondir, qu’un esprit supérieur peut donner toute sa mesure ; mais un grand caractère exerce une influence immédiate — quelques-uns l’appelleraient magnétique — sur les individus qui en approchent ; et, de même que nous aimons et que nous haïssons à première vue, il nous suffit d’un regard pour sentir ce qui est respectable. Un fait à noter, c’est que parmi les Gentils, dont pas un écrivain n’a épargné a M. Smith l’épithète de vil imposteur, il en est bien peu qui aient osé l’appliquer à Brigham Young. Enfin, j’ai été frappé de la vénération qu’ont pour lui tous les fidèles, vénération profondément affectueuse, qui n’a d’égale que la sérénité avec laquelle ils lui confient leurs intérêts les plus chers. Après ma visite, chacun me félicitait d’avoir vu celui qui pour eux est l’homme le plus remarquable qu’il y ait au monde.


VIII

Service divin et sermons. — Sources chaudes.

À dix heures moins un quart, le dimanche, je me rendis dans le Bowery ; on fait bien de se hâter, si l’on veut être placé de manière à entendre le sermon. Je me trouvai dans une espèce de hangar d’environ trente mètres carrés, ayant pour toiture des branchages supportés par des piliers rustiques ; pas de cloison qui empêchât l’air de circuler ; ce local primitif peut contenir trois mille personnes. L’assistance est colloquée sur des bancs rangés en face de la tribune, sorte d’allée en planches qui regarde le nord et à laquelle on monte par des gradins situés à l’est. Au pied de cette galerie est un petit enclos où sont des siéges destinés à l’orchestre : un violon, une basse, deux femmes et quatre hommes, qui n’exécutent vraiment pas mal les cantiques de la Nouvelle-Sion ; je dirai même tout à fait bien, en réfléchissant à la longitude où nous étions alors et à ce que l’on entend dans les églises de campagne, voire des villes américaines, dont on a dit que si le Psalmiste y écoutait ses chants, il les anéantirait de fureur.

On prétend que les Mormons, ainsi que les Italiens, empruntent à la musique d’opéra ses morceaux les plus remarquables et les font exécuter à l’office, ne voulant pas que Satanas ait le monopole des plus beaux airs ; toutefois, dans la circonstance dont il s’agit, on n’a chanté que de la musique religieuse.

Nous allâmes nous asseoir, — j’étais avec le fils d’un magistrat, — sur l’un des bancs du huitième quartier, d’où nous vîmes entrer la foule, entrée qui dura jusqu’à dix heures et quart, beaucoup de fidèles venant de très-loin. Tout le monde avait ses habits de fête. On apercevait de jolis visages — et ils étaient nombreux — au fond des chapeaux à longs voiles, chapeaux américains dont nous avons dit la forme ; des tailles fines et souples étaient dessinées par de fraîches étoffes ; la soie en pinçait quelques-unes, et l’élégance flétrie, les chiffons passés qu’on voit en Angleterre dans les grandes occasions, rubans fanés, vieilles gazes et vieilles plumes, couleurs jadis éclatantes, formaient de rares exceptions. Les hommes n’étaient pas moins décemment vêtus ; beaucoup d’entre eux avaient laissé leur habit dans l’armoire et ouvert leur gilet, à cause de la chaleur ; mais le costume n’en était pas moins convenable, parfaitement approprié à des travailleurs et laissait voir un linge d’une propreté qui n’existe pas toujours derrière un plastron correctement boutonné. Les anciens et les dignitaires, placés dans la tribune, portaient l’habit de drap noir. Tous avaient gardé leurs chapeaux et se découvrirent au moment où le sermon commença. J’avais à mon côté une jeune servante anglaise aux yeux rouges ; mais en face de moi était une charmante Américaine, mère d’un adorable enfant. Je remarquai chez elle un développement inusité de l’organe de la vénération, développement que j’avais déjà observé en Europe chez les Mormons dont j’avais suivi les meetings. L’assemblée n’offrait pas un seul échantillon de bloomers ; on-’y voyait quelques femmes yankees autrefois rechignées, dont l’œil gris était alors avide et plein de ruse, pénétrant, vif et glacial, créatures aux larges épaules, fortement charpentées, anguleuses au moral et au physique, et maintenant humanisées, adoucies par la transplantation dans le milieu qui leur est propre. Je fus surpris de la quantité de vieillards ; il s’en trouvait dans mon voisinage une demi-douzaine sur le même banc : des hommes courbés, des femmes décrépites ayant quitté leur pays natal pour aller mourir dans la ville sainte. Leur présence témoignait hautement de la sincérité de leur foi et du bon cœur de ceux qui les avaient amenés jusque-là, à travers tant de privations et de fatigues. Quelques Gentils s’apercevaient dans l’auditoire ; il en est peu néanmoins qui se soucient d’entendre un sermon où ils pourront être malmenés.

À dix heures, le meeting s’ouvrit par un chant religieux. M. Wallace, gentleman d’un air distingué, arrivé tout récemment d’un long voyage, fut ensuite appelé par l’ancien qui présidait la réunion ; il s’avança et, dans un discours transcrit par deux sténographes placés dans la tribune, il rendit compte de ses travaux. Le fond en était bon ; la forme avait quelque chose d’irlandais. « Les vallées des montagnes » revenaient sans cesse, comme celles de la verte Érin, dans les harangues hiberniennes. L’orateur finit par appeler la bénédiction céleste sur le président de l’Église et sur les autorités civiles et religieuses, y compris les infidèles ; toute l’assistance répondit par un amen accompagné d’applaudissements, qui me rappelèrent le humming en usage au dix-septième siècle, d’où les étudiants des universités avaient reçu le nom de hum et hissimi auditores.

À M. Wallace succéda l’évêque Abraham O’Smoot, adjoint au maire de la ville, qui, d’une voix basse et mesurée, entama l’éloge des Saints du dernier jour et blâma les apostats. Sa parole était loin d’être coulante, alors même qu’il s’échauffait, et il faisait du nez, cet instrument vocal des méthodistes, un usage indu ; mais il s’en servait pour dire d’excellentes choses. Il rappela sans aigreur les persécutions passées et parla des joies et des richesses de l’avenir sans emphase prophétique. Au milieu de son discours, précisément comme il faisait allusion au chef de l’Église, entra M. Brigham Young.

M. Brigham était, comme à l’ordinaire, vêtu de drap gris, filé et tissé à la maison ; il avait, ainsi que la plupart des anciens, un grand chapeau de paille à forme haute et conique, entourée d’un large ruban noir, et, luxe inusité, de gants de chevreau, également noirs, complétaient sa toilette. Il monta dans la tribune, alla s’asseoir, parut saluer ceux qui étaient auprès de lui, toutefois sans se découvrir. Un homme pris d’un accès nerveux fut emporté ; l’évêque O’Smoot acheva son sermon en nous apprenant que nous devions vivre pour Dieu ; un nouvel hymne fut chanté, et le silence qui succéda me fit comprendre qu’il se préparait quelque événement : la toux des vieillards s’arrêta, les cris des enfants cessèrent et les vieilles femmes suspendirent leur sommeil. Le président ôta son chapeau, alla au bout de la galerie, se baissa pour expectorer dans un crachoir dissimulé à tous les yeux, rétablit l’équilibre en avalant un verre d’eau tirée d’une carafe posée sur un guéridon, appuya ses deux mains sur la serge verte de la tribune, se pencha vers l’auditoire et lui adressa la parole.

Il débuta lentement ; chacun de ses mots suivait d’une allure titubante celui qui le précédait, et nous eûmes de la peine à saisir les premières phrases ; mais quand il se fut animé, la voix s’éleva forte et sonore, et une facilité remarquable remplaça l’hésitation, qui, chose étrange, bien qu’elle soit commune chez les grands orateurs, nous paraît être un effet de l’art, tandis qu’il semblait naturel que sa parole coulât de source. Le débit était agréable et chaleureux, l’idée vive et féconde, la phrase bien tournée et bien dite, plutôt parlée que prêchée ; une improvisation brillante et simple, courant à l’aventure, rencontrant les locutions familières et parfois incorrectes. Les gestes, pleins d’aisance et de rondeur, ne manquaient pas d’une certaine grâce, évidemment non étudiée. Nous remarquâmes néanmoins l’habitude fâcheuse de lever et d’agiter l’index, habitude fréquente aux États-Unis, où dès lors elle passe inaperçue, mais qui, pour les gens d’ailleurs, est un signe de menace peu agréable.

Le sermon fut de longue haleine et aborda une foule de sujets, dont les points principaux peuvent se résumer ainsi : Dieu est grand ouvrier ; le Mormonisme un grand fait. La religion (c’est l’orateur qui parle) m’a rendu le plus heureux des hommes. Dans son allégresse, il était prêt, dit-il, à danser comme un Trembleur : sur quoi le prophète, qui est un bon mime et possède l’humeur des anciens habitants de la Nouvelle-Angleterre, leva ’le bras droit et singea les shakers, au grand amusement de l’auditoire. Puis, revenant au sévère, il demanda quel désastre avait fait cette armée de Gentils qui devait détruire la Nouvelle-Sion ; l’armée de ces hommes qui pendent leurs frères, et cela le jour du Seigneur. « Les Saints, continua M. Brigham, ont une destinée glorieuse ; leur moralité n’est pas moins frappante que la beauté de la terre promise. » L’air pur qui circulait dans le Bowery, l’état du soleil qui rayonnait au dehors fournirent des comparaisons non moins justes qu’éloquentes.

On m’avait beaucoup parlé du sens pratique des discours du prophète, et je fus, je l’avoue, un peu désappointé : le hasard m’avait été défavorable.

Après le chef de l’Église, ce fut le tour du second président, M. Héber Kimball, un gentleman de grande taille, aux formes vigoureuses, méthodiste accompli, tout habillé de noir et dont les petits yeux, bruns et perçants, brillent dans un visage bleui par une barbe rasée avec soin. Il s’emporte facilement, a la parole tonnante, affectionne le mot propre, si rude qu’il puisse être, et joue volontiers le rôle de Thersite. Le dégoût que lui inspirent les jérémiades ampoulées des non-conformistes lui a fait prendre un style oratoire plus familier que religieux. Du reste, il paraît beaucoup amuser l’assistance, qui éclate de rire, comme toutes les foules dès qu’elles saisissent l’ombre la plus légère d’un bon mot. Quant à son débit et à ses mouvements, rien ne pouvait contraster davantage avec la voix et les gestes du prophète. Il se mettait sur la pointe du pied, levait les bras, faisait mine de jeter une pierre, redescendait et frappait sur la tribune, comme à l’époque où la chaire, tambour ecclésiastique, était battue avec le poing.

Portraits du patriarche Jedidiat Grant et du vice-président Heber C. Kimball. — Dessin de Ferogio d’après M. J. Remy.

M. Kimball commença par des généralités sur l’orgueil, nous dit qu’il fallait écouter les avis du ciel, être fidèle à sa parole et ne pas mendier chez ses voisins. Puis, s’adressant aux émigrants dont nous avions vu l’arrivée, il leur recommanda de veiller sur eux-mêmes, afin que leur âme ne fût pas enlevée par le diable et que Satan ne lui fît pas la barbe (rires dans l’auditoire). Du même avis que le prophète sur la moralité des Saints, — il est, dit-on, l’écho de M. Brigham, il leur déclara cependant qu’il y avait parmi eux les plus grands coquins de la terre (nouveaux éclats de rire). — N. B. Les Mormons ne sont pas plus épargnés que les Gentils par leurs prédicateurs. — M. Kimball donna ensuite, à propos de rien, une foule de conseils aux missionnaires, bénit les autorités, prononça l’amen et alla s’asseoir.

Si l’éloquence du prophète m’avait désappointé, le langage du second président m’ébouriffa ; mais je me souvins des paroles de d’Aubigné à propos de Luther lui-même, qui ne dédaignait pas les comparaisons les plus bizarres, lorsqu’elles devaient frapper l’esprit du peuple, et qui, un jour, voulant expliquer aux gens simples qui l’écoutaient le rôle que Dieu remplit dans l’histoire, se servit d’un jeu de cartes : « Alors vint Notre-Seigneur, » dit-il en montrant un as, etc… Je compris que les Mormons se faisaient un mérite d’emprunter aux objets les plus vulgaires des images à la portée de ceux qu’ils voulaient instruire, quitte à paraître grossiers à des esprits plus délicats.

Toutefois, suivant les Gentils, M. Kimball dépasserait toutes bornes : ils l’accusent de parler de ses jeunes épouses dans ses homélies et de les qualifier de petites génisses ; d’entrer à propos d’hygiène dans certains détails qui peuvent se traiter dans une salle de clinique, et non dans la maison du Seigneur ; enfin d’oublier toute convenance quand il reproche aux femmes leurs penchants et leurs ridicules.

Quand M. Kimball se fut assis, on fit la lecture d’une liste de noms, pris sur des lettres qui n’avaient pas été réclamées ; puis M. Eldrige, arrivé récemment d’un voyage apostolique, dit la prière terminale que l’auditoire écouta debout, donna la bénédiction et prononça l’amen.

Le sacrement de l’eucharistie ne devait pas être donné ces jour-là ; souvent administré dans l’Église mormonne, il y est réduit à sa plus simple expression ; le vin lui-même, comme étant un produit des hérétiques, y est remplacé par de l’eau pure. Deux anciens, dont l’un porte une cruche, l’autre une assiettée de petits morceaux de pain, vont et viennent dans les rangs, et les fidèles communient.

Aussitôt qu’on eut proféré le dernier amen, je me faufilai au milieu des trente véhicules (chariots et autres voitures) qui attendaient au dehors la sortie des fidèles, et j’allai avec le colonel Stambaugh faire une promenade aux rives du Jourdain, rivière sacrée, que mon palais, non régénéré, trouva saumâtre et d’une odeur désagréable. Malgré la sécheresse, elle pouvait avoir trente mètres de large. On la franchit sur un pont en bois si peu solide que le pas d’un enfant suffit à l’ébranler. Le gouverneur a vivement insisté pour qu’il fût reconstruit, mais ne l’a pas obtenu. Toutefois, en dépit de l’insouciance avec laquelle on traite ici la vie humaine, insouciance commune à cette région, et toute celtique, le progrès y est en faveur et le bien-être n’y est pas dédaigné. M. Brigham, ayant compris les maux qui devaient résulter du déboisement, avait, à l’époque de mon arrivée, pris des mesures pour faire planter sur les bords du Jourdain, et ailleurs, un million de jeunes arbres, au prix d’un cent la pièce. Nous vîmes dans cette promenade plusieurs beaux échantillons des races Devon et Durham, qu’un enfant conduit chaque matin au pâturage ; le salaire mensuel du petit pâtre est d’un demi-cent par bête qui lui est confiée. C’est avec beaucoup de peine et à grands frais qu’on a pu se procurer ces animaux précieux ; mais l’élève du bétail est l’une des heureuses manies du prophète, et l’on observe déjà une différence remarquable entre les bestiaux mormons et les anciens troupeaux espagnols que l’on élève en Californie. Selon toute apparence, du moins quant à présent, l’Utah paraît mieux convenir au nourrissage du bétail qu’à l’agriculture, et il est rare qu’un établissement de cinq cents âmes n’ait pas au moins cinq cents bêtes bovines.

Après avoir contourné par la base le pic de l’Enseigne ou du Signal qui se dresse au nord-est de la ville, nous atteignîmes les fameuses sources chaudes, but de notre excursion.

Le pic du Signal. — Dessin de Ferogio d’après M. Stansbury.

Les Hot Springs, situés à deux milles et demi environ du faubourg, sortent du versant occidental des monts que l’on voit derrière le pic de l’Enseigne. Une eau abondante s’échappe du roc ; elle est reçue dans un bassin d’où elle s’écoule et va former un petit lac, dont la circonférence est d’un à trois milles, suivant la saison. À l’endroit où elle apparaît, l’eau est assez chaude pour cuire un œuf ; un peu plus bas, le mercure s’y élève à cinquante-trois degrés trois neuvièmes ; elle conserve quelque chaleur à une assez grande distance de la source. Il en résulte qu’en hiver elle est fréquentée par des vols nombreux d’oiseaux aquatiques, et par les enfants des Indiens campés sur ses bords, pauvres petits qui s’y plongent pour dégourdir leurs membres glacés.

Les Hot Springs. — Dessin de Ferogio d’après M. Stansbury.

Les Mormons prétendent que l’eau des Hot Springs, de même que celle du lac Utah et du Jourdain, surpasse encore en vertus purifiant es les rivières d’Abana et de Parphar de l’ancienne Judée Ces eaux thermales étant de même nature que celles de Harrongats, il est probable qu’elles seront utiles aux gens de la vallée sainte dès que le luxe y aura pris de l’accroissement.

Lorsque le vent souffle du nord, la franche odeur d’hydrogène sulfuré et de sateratus qu’il apporte n’est pas celle de l’eau de Cologne. Un anti-Mormon, qui a parlé de ces eaux chaudes et des traces évidentes de l’action plutonienne dont elles fournissent la preuve, s’arrête avec complaisance sur cette probabilité, qu’avant peu la Nouvelle-Sion deviendra la proie des flammes infernales, comme autrefois Sodome et Gomorrhe, auxquelles notre auteur les compare insidieusement.

Traduit par Mme Loreau.

(La fin à La prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 353.
  2. Voici ce que dit M. Hyde, ancien ministre mormon : « On a beaucoup parlé de l’admission à la secte du Mormonisme. Les récipiendaires ont tellement exalté cette cérémonie, qu’on a été jusqu’à la proclamer sublime. Quelques hommes, fiers d’en posséder le secret, faisaient de mystérieuses allusions. Ils exhibaient un singulier vêtement qu’ils portaient constamment, et qui leur avait été délivré d’une façon fantastique dans le Temple. Ils promettaient les priviléges de l’initiation à leurs disciples ravis, entre autres la jouissance complète de la bénédiction céleste, etc., etc., etc. Quant à la réalité du rite observé, elle restait enveloppée du plus profond silence. Tous les initiés, sous peine d’un châtiment terrible, ne devaient faire aucune révélation, s’obligeant, par serment, à subir une mort violente et cruelle s’ils découvraient « le mystère ». Autant que ma mémoire me sera fidèle, j’essayerai de donner une idée de ces cérémonies. J’ai fait le serment de me taire à ce sujet, cependant je n’hésite pas à violer ce serment ; avant tout, j’ai un devoir à remplir envers Dieu et envers le monde, et quant aux châtiments suspendus sur ma tête, c’est au monde et à Dieu que je m’en remets pour mon salut.

    « Un vendredi 10 août 1854, conformément aux injonctions que je reçus, sans autre formalité que de revêtir une chemise blanche, ma femme et moi nous nous rendîmes à la chambre du conseil vers sept heures du matin. Trente personnes environ attendaient ce jour-là qu’on les admît à l’initiation. On enregistra minutieusement nos noms, la date de notre naissance, de nos mariages, etc. Nos reçus du bureau des dîmes furent aussi exactement examinés, par cette vieille raison qu’avant d’entendre la musique, il faut « payer les violons. » Tous ceux qui n’avaient pas encore été mariés harmoniquement subirent cette formalité par les soins de Heber C. Kimball, préposé particulièrement à la consécration dont il s’agit, et nous fûmes introduits dans une longue salle divisée en petits compartiments par des boiseries peintes en blanc. Un silence religieux ajoutait à la solennité. Nous eûmes à laisser nos chaussures dans le bureau extérieur. Ceux qui présidaient à la cérémonie portaient des pantoufles, et les différents ordres se donnaient à voix basse. Les hommes furent dirigés d’un côté, les femmes de l’autre. Le sifflement du bois dans le poêle troublait seul le silence sinistre de la scène. La nouveauté de la situation, l’incertitude et l’attente de ce qui allait se passer, les figures attentives et sérieuses. la blancheur même des vêtements, tout était calculé pour exciter des impressions superstitieuses. Les hommes furent appelés un à un par un signe de doigt. Ce fut bientôt mon tour. On m’enjoignit de me déshabiller, et je fus alors plongé dans une baignoire de zinc ordinaire, peinte en dedans et en dehors. Un docteur Sprague, qui, soit dit en passant, est un des hommes les plus impurs que j’aie jamais vus, officiait en qualité de « baigneur. » Cette cérémonie consistait à laver le corps entier dans de l’eau tiède, et à bénir chaque membre avec une formule sacramentelle particulière, depuis les pieds, pour leur transmettre la vitesse convenable en suivant les voies de la droiture, jusqu’à la tête, pour obtenir un esprit fort. Une fois bien lavé et déclaré dûment purifié du sang de cette génération, je passai aux mains de Darlay P. Pratt, assis dans un angle de l’appartement et chargé de donner à chaque homme ainsi lavé « un nouveau nom » sous lequel il serait connu désormais dans le royaume céleste. Je reçus l’appellation d’ « Enoch, » et je fus reconduit à notre chambre d’attente, où chacun, assis à tour de rôle sur un tabouret, recevait sur la tête l’onction d’une huile parfumée contenue dans un récipient d’acajou en forme de corne, par le moyen d’une spatule de même bois. On frottait de ce liquide les yeux, le nez, les oreilles, la bouche, les cheveux, enfin toutes les parties du corps, de manière à ce que toutes en fussent convenablement pénétrées et parfumées. Cette opération était accomplie par les ministres Taylor et Cummings, avec une formule de bénédiction semblable à celle du bain, et préparait à recevoir l’ordination de « Roi et Prêtre de Dieu et de l’Agneau, » laquelle ne peut se transmettre que dans le sanctuaire du Temple. Ainsi oints et bénits, nous eûmes à revêtir la « robe » de mousseline ou de lin qui nous couvrit le corps depuis le cou jusqu’aux poignets et aux chevilles, et, qui ressemble assez à un vêtement de nuit d’enfant. Par-dessus cette robe, on nous passa une chemise, puis une toge de toile drapée et réunie en plis sur l’épaule, et qui, attachée par une ceinture autour de la taille, retombait jusqu’à terre. On ajouta un petit tablier carré, semblable pour sa forme et sa grandeur aux tabliers des francs maçons, et généralement fabriqué en toile ou en soie blanche, avec des feuilles de figuier peintes ou brodées. Un bandeau de même étoffe sur la tête, des chaussettes et des souliers de toile ou de coton blancs complétaient l’accoutrement. Pendant que nous procédions à ce déguisement, une farce se préparait dans le compartiment voisin. C’était la représentation de la Création du monde. Elohim se concertait avec Jéhovah, Jésus et saint Michel, sur le moyen de créer et de peupler la terre. Il envoie en messagers ces trois personnages pour donner un coup d’œil sur ce qu’il y a à faire, et lui rapporter le résultat de leurs observations. Ils feignent de partir, d’examiner et de revenir avec leurs renseignements. On met alors en action le premier chapitre de la Genèse, Elohim s’inspirant du verset « et Dieu dit ; » les trois autres faisant semblant d’aller exécuter ses ordres, et disant au retour : « Et ainsi fut. » Quand ils arrivèrent à la création de l’homme, les trois personnages, Jéhovah, Jésus et Michel, entrèrent dans notre cellule, et, faisant le geste de nous donner une forme, nous touchèrent le corps, puis soufflèrent sur chacun de nous comme pour nous communiquer l’existence. Nous remplissions alors le rôle d’Adam, sortant des mains de nos créateurs (allégorie blasphématoire, en vérité). Nos femmes furent introduites après avoir subi les mêmes cérémonies sous la direction de miss E. R. Snow et quelques autres. On nous fit fermer les yeux pour contrefaire le sommeil, ensuite les rouvrir à la lumière, pour recevoir chacun une Ève. La joie devait nécessairement remplir nos âmes, et nous passâmes par couples dans le compartiment où nous avions précédemment entendu la voix d’Elohim. Cette partie de la salle, au moyen de quelques branchages de sapin (remplacées aujourd’hui par des peintures), figurait un jardin. W. C. Staines, représentant Adam, et miss Snow, Ève, nous servaient de souffleurs. Nous avions à imiter leurs mouvements. Des raisins pendaient à une branche, et W. W. Phelps, admirable dans son emploi de Satan, s’évertuait à nous en faire manger. La femme me tenta, comme cela devait être, et j’en goûtai. Alors nous fûmes maudits par Elohim, qui s’avança vers nous. Satan fut chassé, et nous vîmes M. Phelps, cet astronome érudit, ce saint apôtre, siffler, se tordre et enfin s’échapper en rampant sur ses mains et sur ses genoux.

    « Nous nous trouvions désormais sous le coup de la malédiction, et c’est ici que commence la terrible intention de cette bouffonnerie ridicule et sacrilége. Sur l’homme ainsi perdu et déchu, privé de toute protection, de toute loi, Dieu établit alors le sacerdoce et sa juridiction, armé d’un pouvoir illimité, transmettant une puissance incontestable, avec le droit de décider d’une façon absolue, et supérieur à n’importe quelle autorité. Les membres de ce sacerdoce peuvent agir comme Dieu, avec la force et au nom de Dieu. Des serments d’un secret inviolable sont imposés aux néophytes intimidés et terrifiés. On s’engageait par ces serments à observer une obéissance passive à l’égard du sacerdoce, et spécialement à n’avoir d’autres femmes que celles qui sont accordées par l’Église et le président, son représentant. Nous reçûmes un signe, un mot de passe, et en même temps le troisième degré de l’initiation mormonne, ou premier degré de la prêtrise aaronique. L’homme, continue l’allégorie, entre dans la vie, pourvu d’une loi de pureté, d’une clef de la vérité et d’un caractère sacerdotal. Muni de cette triple force, il est lancé dans le monde où la lumière se change en ténèbres et les ténèbres en clarté. Il se perd à chercher la vérité. Dans le compartiment voisin, il est supposé mêlé aux sectes contemporaines. Là on représente les rites différents des Quakers, des Méthodistes et autres sectaires. Satan vient à leur rencontre et les aborde en leur disant : « Bonjour, frère méthodiste, frère catholique, etc.; je vous aime tous, vous êtes mes amis, mes serviteurs, » etc., etc. Trois apôtres, Pierre, Jacques, Jean, entrent en ce moment, et après un dialogue assez léger avec le démon, Pierre lui ordonne de partir au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ et par l’autorité de la sainte prêtrise : ce qui le fait fuir en écumant et en sifflant de nouveau.

    Survient alors un nouvel examen de la part de ces apôtres ; ils nous communiquent de nouvelles instructions, non-seulement touchant le sacerdoce en général, mais sur ce qui nous caractérise comme dignitaires mormons, les seuls investis de ce saint ministère. L’intention de cette scène est de rappeler : 1o que saint Pierre, saint Jacques et saint Jean apparurent à Joseph Smith et lui conférèrent la mission, transmise depuis à Brigham Young ; et 2o que toute la vénération que Jésus-Christ leur pouvait communiquer devait à l’avenir être attribuée à ce sacerdoce mormon. — Obéissance immédiate, implicite, incontestée et sans bornes. « Être, enfin,  » selon les paroles de Kimball, « comme un vil chiffon dans les mains de Brigham Young. » Ceci établi, nous nous avançons vers le royaume de Dieu. L’homme, Adam, perdu par sa chute, le grand péché originel, doublement perdu par l’addition de ses fautes personnelles, a pourtant reçu une certaine force et quelques bienfaits de son Créateur, et s’est ensuite écarté de la voie de la vérité. Le sacerdoce lui ayant ouvert les bras après sa déchéance, en lui donnant la promesse d’un Rédempteur, c’est le sacerdoce qui est destiné à lui fournir les moyens d’accomplir son salut. Dieu jette un regard de miséricorde sur le monde plongé dans les ténèbres ; et, comme il a révélé son Évangile à Smith, c’est lui qu’il a revêtu d’une autorité suprême, ainsi que ses successeurs.

    « Le châtiment attaché à l’infraction du premier serment consiste à avoir la tête tranchée ; le supplice infligé à la violation du deuxième, à souffrir la torture jusqu’à ce que mort s’ensuive. De nouveaux secrets sont alors imposés, et l’on communique le second degré de sacerdoce aaronique, avec les signes, l’imposition des mains et le mot de passe.

    « La représentation de cette farce infâme continue. L’allégorie présume alors que l’homme se trouve dans une condition partielle de salut. Il est introduit dans une salle au centre de laquelle s’élève un autel. On exige de lui une fidélité illimitée envers ses frères. Ne jamais médire des oints du Seigneur ; penser avec leurs pensées ; les employer comme médiateurs entre le Christ et l’homme, comme le Christ est le médiateur entre eux et Dieu ; sentir comme ils sentent ; agir comme ils agissent ; répondre par une obéissance absolue à toute réquisition, quelque criminelle, dénaturée, impie et profane qu’elle soit ; considérer l’Église comme le principal objet de ses affections et de sa vie ; se tenir prêt à sacrifier à ses ordres ou à ses intérêts l’ami le plus dévoué, le parent le plus proche, l’épouse la plus aimée, et jusqu’à l’existence elle-même ; ne respecter en nulle façon les serments et obligations contraires ou attentatoires aux intérêts de l’Église !… La dérogation à ce serment ou sa révélation entraîne un supplice horrible, avec une série de détails dégoûtants. Après quoi sont communiqués de nouveaux signes et des attouchements particuliers qui complètent l’administration du premier degré du sacerdoce de Melchisédech.

    « Stupéfiés et tremblants d’émotion en nous trouvant investis d’une responsabilité aussi effrayante ; agités par la crainte de ce qui allait suivre, nous fûmes introduits dans une autre salle. Un autel se trouvait au milieu : sur cet autel la Bible, le livre des Mormons, et le livre des révélations de Smith.

    « Hommes et femmes se rangèrent par couples autour de la chambre, en présence de Kimball et de Brigham, qui nous regardaient de la pièce voisine. Là, nous fûmes soumis au quatrième serment sous la direction de Parley Pratt. L’allégorie donnait à entendre que l’homme, en ce moment sur la voie du salut, avait à accomplir un devoir temporel, non pas à un point de vue de théorie abstraite, ni pour des objets abstraits, mais un devoir solennel, positif, présent et immédiat. On nous fit jurer d’entretenir une haine constante au gouvernement des États-Unis pour n’avoir pas vengé la mort de Smith, et n’avoir pas fait justice des persécutions exercées contre les Saints ; de mettre en œuvre toute notre influence pour anéantir ce gouvernement ; d’employer nos effort pour discréditer et traverser ses projets ; enfin de refuser tout concours et toute soumission à ses lois. Si nous étions incapables d’agir par nous-mêmes, nous avions à inculquer ces maximes à nos enfants dès l’âge le plus tendre, les leur dicter au lit de mort, et les leur transmettre comme un dépôt sacré. Cette maxime devait être la pensée incessante de la vie ; de façon que « le royaume de Dieu et du Christ, c’est-à-dire l’Église des Mormons et ses ministres, subjuguât tous les autres royaumes et remplît la terre entière. » Les malédictions les plus épouvantables, les menaces les plus barbares étaient proférées et suspendues sur la tête de quiconque faiblirait dans l’exécution, ou se hasarderait à faire des révélations. Signes, mots de passe et attouchements nouveaux, consacrèrent le second degré du sacerdoce de Melchisédech. Devenus dignes de Dieu, nous pouvions être admis en sa présence comme ses enfants, mais il nous restait à apprendre la manière de le prier. On nous dit que nos robes ne couvraient pas l’épaule prescrite par la loi ; comme signe d’une soumission absolue au sacerdoce, on opéra le changement convenable. Afin d’imprimer à ces cérémonies un caractère plus profondément religieux, et d’alimenter notre enthousiasme, nous reçûmes une nouvelle forme de prière. Tous les initiés furent placés en cercle, avec ordre de répéter, sans proférer une parole, chaque signe distinctement, puis de s’entrelacer les mains et les bras les uns avec les autres. Une fois dans cette position, un des assistants, choisi comme moniteur, s’inclina sur le genou droit, en tenant la main de celui qui se trouvait à la tête du cercle, et commença lentement une invocation dont les termes furent répétés après lui par ses frères.

    « Cette position circulaire, ces expressions abracadabrantes, ces obligations solennelles accompagnées de menaces, de signes, de mots de passe mystérieux, et d’une prière faite en commun, constituent la formule soi-disant la plus agréable à Dieu pour obtenir les grâces demandées. Ainsi placés comme je viens de le décrire, Parley Pratt commença à prier et nous répétâmes lentement ses paroles, appelant les bénédictions du Tout-Puissant sur nos actes d’obéissance, ou ses anathèmes sur nos infractions à la loi. Dès lors, nous étions frères et membres des saints ordres du divin sacerdoce, admis à la pleine participation du privilége de la fraternité ; nous reconnaissant à des signes certains, et pourvus à jamais d’un vêtement qui nous servait d’égide et de souvenir incessant, liés les uns aux autres par des secrets terribles ; enchaînés au saint ministère par d’affreux serments. Nous avions maintenant à franchir le voile, en répétant la série de formules précédentes ; on découpe avec des ciseaux certaines marques sur le devant de nos chemises ; on nous murmure à l’oreile un nouveau nom prononcé d’une manière inintelligible, et cette espèce de draperie de coton une fois traversée, nous voilà définitivement « dans le royaume céleste de Dieu ! » Les hommes se retournent pour recevoir leurs femmes, qui ont à répéter la même cérémonie. Dans ce « royaume céleste, » nous trouvâmes Brigham et plusieurs autres qui attendaient « le sermon d’initiation » prononcé pour la circonstance. Avant ce sermon on nous permit de reprendre nos habits, tout en gardant le fameux vêtement de dessous. Il était près de quatre heures ; nous primes une légère collation et retournâmes « au royaume céleste » pour entendre le discours. C’est à H. C. Kimball que revenait la commission d’expliquer l’allégorie en donnant un tour sérieux à l’affaire, avec force répétitions des différentes formules de signes et modes de reconnaissance. Il termina par des conseils et des menaces. C’était le dénoûment de la pièce. »

    (Le Mormonisme, ses chefs et ses desseins, par Hyde, ancien ministre de cette religion.)