Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 12

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 108-119).

XII

Cette annonce, on le devine, produisit une vive impression sur l’équipage.

— Monsieur Fabre, poursuivit le capitaine l’Hermite en s’adressant à l’officier de manœuvre, faites gouverner à la rencontre de ce navire… Très bien !… Tiens bon le souper de l’équipage ! Branle-bas général de combat ! Passe les manœuvres de combat, et bosse partout !… En haut, largue le petit hunier et le perroquet de fougue !… N’arrivons pas, timonier !

La violence de la tempête et le manque de monde, car nous avions perdu près de cinquante hommes, y compris les blessés, à l’affaire de la baie de Lagoa, rendaient très difficile l’exécution de ces ordres, qui se succédaient avec tant de rapidité ; toutefois, l’enthousiasme qui régnait à bord suppléait à la diminution de nos forces, et en un instant les canons furent préparés, les boutefeux allumés, l’enseigne de poupe et les pavillons apprêtés.

Quant à la Preneuse, grâce au surcroît de voilures tombées du haut de ses vergues, elle s’élança en ouvrant avec sa proue un large croissant d’écume au milieu des flots.

Bientôt nous pûmes apercevoir le vaisseau ennemi du haut de nos bastingages ; un grand silence se fit.

Dans leur course rapide, et voguant à contre-bord, les deux navires se rapprochaient l’un de l’autre à vue d’œil ; bientôt ils se croisent : mais le vaisseau ennemi, courant alors grand largue, et se trouvant à mi-portée de canon de nous, laisse arriver, dès qu’il a atteint notre arrière, et vire de bord, lof pour lof, afin de prendre nos amures en nous accostant au vent.

— Vraiment, messieurs, dit l’Hermite en voyant cette évolution, nous ne pouvons refuser de reconnaître à ce navire, quelque amour que nous portions à la Preneuse, une marche bien supérieure à celle de la frégate !

Au reste, le doute n’était plus possible : c’était un vaisseau de guerre que nous avions par notre travers ; restait à reconnaître sa nationalité.

La tempête, en ce moment, comme si elle eût voulu s’associer par ses fureurs à la scène de carnage qui probablement allait avoir lieu, redoubla de violence. C’eût été un spectacle bien saisissant pour un habitant des villes, que ces deux navires secoués par une mer déchaînée, et qui oublient les dangers dont elle les menace pour ne songer qu’à s’attaquer et à se détruire.

Vingt fois des vagues énormes et irrésistibles nous rapprochèrent à une si petite distance de l’ennemi que nous crûmes à un abordage : si nos prévisions se fussent réalisées, notre perte et la sienne eussent été simultanées et communes ; pas un seul homme n’eût probablement survécu pour raconter cette catastrophe.

Enfin, l’Hermite profita d’une demi-éclaircie du temps pour opérer la reconnaissance.

— Hissez notre numéro, dit-il.

Et le numéro monta à la corne.

— À présent, attention.

En effet, à peine le capitaine achevait-il de prononcer ce dernier mot qu’un éclair brilla et qu’une détonation retentit : c’était un coup de canon à boulet que nous adressait ce vaisseau pour assurer ses couleurs anglaises.

Le silence qui régnait déjà à bord redoubla alors, si je puis me servir de cette expression, d’intensité ; on n’entendit plus que le bruit sourd des canons retombant lourdement sur le tillac à chaque coup d’anspect nécessité pour le pointage.

- Amène le numéro, hisse le pavillon, et feu partout, s’écria l’Hermite.

Nous nous trouvions si rapprochés de l’anglais que son commandement arriva également à nos oreilles ; par un singulier hasard, les deux capitaines prononcèrent le mot Feu ! en même temps.

Les deux bordées éclatèrent comme un seul coup de tonnerre.

Il paraît que la fatalité qui depuis cinq jours semblait s’acharner après nous n’était pas encore satisfaite de nos désastres ; car, bien que nous eussions tiré du côté du vent, la mer embarqua en pleins sabords.

Ce malheur nous démontra jusqu’à l’évidence qu’il y avait impossibilité matérielle à continuer l’action de la batterie.

— Qu’on hale les pièces dedans et qu’on les recharge, dit l’Hermite de cette voix calme et tranquille qui était sa voix de combat. – Vous, monsieur Fabre, poursuivit-il, faites larguer les trois ris de chacun des huniers, et orientez à deux quarts de largue, sous les voiles majeures, la brigantine, la grande voile d’étai et le grand foc !… Quel malheur ! mon cher Graffin, continua-t-il en s’adressant à cet enseigne, son favori, d’avoir sous les pieds un navire mauvais marcheur !… Enfin, j’espère que sous cette nouvelle allure, qui lui est la plus favorable, la Preneuse pourra se soustraire… n’ayez pas cet air désespéré, monsieur Graffin… se soustraire, hélas ! momentanément, entendez-vous, à la poursuite de l’anglais… Car ce serait folie, vraiment, d’engager le combat avec seulement nos canons de gaillard contre ceux de la batterie haute et des gaillards de notre ennemi.

La chasse commencée, le même silence continua de régner parmi notre équipage ; on ne prononçait pas un mot qui ne fût strictement nécessaire à l’exécution des ordres donnés par le capitaine. Dès que nous eûmes établi six voiles de plus que notre adversaire, nous le dépassâmes promptement malgré la supériorité de sa marche.

— Il faut espérer, capitaine, dit M. Dalbarade, que si la Preneuse continue à se comporter aussi bien, elle finira par échapper à l’anglais.

L’Hermite ne répondit à cette observation, faite en guise de question, que par un mouvement de tête exprimant, sinon une négation, du moins un doute complet.

— Je crois que vous vous trompez, monsieur Dalbarade, s’écria vivement l’enseigne Graffin, si l’anglais ne nous rejoint pas c’est qu’il ne trouve probablement pas le moment propice pour engager le combat avec des chances certaines de succès… Mais soyez bien persuadé qu’il nous regarde comme sa proie… Après tout, on a vu des Anglais se tromper ! ajouta M. Graffin en souriant d’un air joyeux.

Une des qualités, ou, pour être plus exact, la qualité essentielle de la Preneuse était celle de bien porter la voile ; aussi le capitaine profita-t-il, autant qu’il put, de cet avantage pour l’en surcharger. Bientôt le navire, couché sur le flanc de bâbord, laboura la mer, de bout en bout de sa longueur, avec ses canons de gaillard. Nos mâts courbés outre mesure menaçaient de se rompre à chaque tangage. Le froissement des agrès, le sifflement aigu du vent à travers les cordages, le grincement d’un grand nombre de pièces de la carène, mises en jeu par l’agitation du navire, enfin le craquement des affûts des canons que l’on s’efforçait de fixer au milieu du tillac, formaient un discordant et sinistre concert rendu plus triste encore par un crépuscule presque aussi sombre que la nuit.

Pour surcroît d’ennui, les blessures mal bouchées de la carène, malheureux souvenirs de la baie de Lagoa, laissaient pénétrer la mer dans la cale et nécessitaient constamment l’emploi des quatre pompes. Ce travail, aussi pénible qu’indispensable, achevait de briser l’équipage déjà accablé de fatigue ; mais personne ne songeait à se plaindre, il s’agissait du salut commun.

Ce fut à ce moment que le médecin du bord vint trouver l’Hermite, qui se promenait sur la dunette.

— Capitaine, lui dit-il d’une voix émue, si vous ne changez pas l’allure du navire, je ne puis plus répondre d’un seul de mes blessés… leur position est atroce ; jetés à chaque instant hors de leurs couchettes par les secousses de la frégate, ils roulent d’un bord à l’autre de l’entre-pont, dans d’épouvantables souffrances ; plusieurs sont déjà morts.

— Assez, docteur, assez, s’écria l’Hermite en l’interrompant d’un ton de douleur profonde. Ne me déchirez pas ainsi inutilement le cœur, et n’affaiblissez pas mon courage ! Dieu qui m’entend et voit clair dans mon âme, sait que je n’hésiterais pas à sacrifier ma vie, s’il le fallait, pour sauver ces malheureux… mais à bord de la Preneuse, en ce moment, je ne puis être un homme… je dois rester capitaine…

Le docteur, habitué au service et connaissant l’Hermite, s’inclina devant lui et s’éloigna sans répondre ; il s’attendait, sans nul doute, au refus qui accueillit sa prière, mais il avait dû, lui aussi, obéir à ce que son devoir lui ordonnait de faire.

Soit que le vaisseau anglais comptât sur sa marche supérieure, soit que, pour ne pas s’exposer à des avaries, il fût déterminé à ne pas augmenter sa voilure tant qu’il nous tiendrait en vue, toujours est-il qu’il se laissait tellement gagner de vitesse par la Preneuse, que l’équipage commençait déjà à concevoir l’espoir de lui échapper. La bourrasque s’était un peu calmée.

Le capitaine, entouré de ses officiers, s’entretenait avec eux de notre position. Si par instant il s’associait à leur espérance, c’était avec un tel accent de doute, que son approbation équivalait presque à une négation formelle.

— Au surplus, messieurs, leur dit-il enfin, mes instructions s’opposent formellement à ce que j’attaque à forces inférieures !… me le permettraient-elles, que j’hésiterais peut-être en ce moment… Oui, j’hésiterais… car ce vaisseau se trouve près de son port, tandis que plusieurs centaines de lieues nous séparent de l’île de France… Oui, mais fuir une seconde fois, fuir toujours dans cette croisière… C’est affreux ! Ah ! s’écria-t-il après un léger silence et en écartant par un geste de tête saccadé et nerveux les boucles de sa chevelure blonde que le vent ramenait sans cesse devant ses yeux, je sens que si j’avais ma liberté d’action, mon amour-propre blessé de Français et de marin me ferait oublier toute prudence… Oh ! pour deux heures de combat je donnerais dix ans de ma vie…

L’Hermite, après avoir prononcé ces paroles avec une ardeur concentrée, tira de sa poche un papier plié qu’il avait paru chercher avec impatience et inquiétude ; il le lut à la lumière de l’habitacle, et le resserra ensuite soigneusement :

— Capitaine, dit le lieutenant Rivière en abaissant sa longue-vue, je n’aperçois plus l’anglais.

Aussitôt tous les yeux, toutes les longues-vues de nuit se dirigèrent vers le point de la boussole qui excitait nos alarmes : le vaisseau anglais avait disparu !

Une fois que ce fait fut bien constaté, à l’unanimité, par tous les officiers, le capitaine ordonna de laisser arriver vent arrière, pour faire fausse route, et de paqueter, tant bien que mal, les voiles au plus vite.

L’obscurité qui nous enveloppait alors était si profonde, que nous ne pouvions presque plus distinguer le faîte de notre mâture ; or, il était bien permis de croire que si nous n’apercevions plus l’ennemi, quoiqu’il eût ses huniers établis et qu’il nous présentât le travers, à plus forte raison la frégate, mise alors à sec de voiles et placée de bout, était devenue pour lui invisible. L’espoir commença à rentrer dans le cœur de l’équipage.

Néanmoins, et en dépit de toutes les chances favorables, à un mouvement de tête que fit l’Hermite en descendant de la dunette et à un singulier regard qu’il jeta du côté où devait se trouver l’ennemi, je restai convaincu, tant j’avais confiance dans l’infaillibilité de notre commandant, que nous n’étions nullement hors d’affaire.

Deux heures étaient sonnées depuis près de vingt minutes, lorsque la lune, dissipant les vapeurs lointaines de l’Est, se montra radieuse. Tous les regards se tournèrent spontanément vers l’ennemi, et toutes les bouches laissèrent échapper une expression de joie en ne le voyant plus à l’horizon. Presque au même instant, l’Hermite, placé en observation avec son lieutenant en pied, près du couronnement, appela l’officier de manœuvre.

— Comme je m’y attendais, monsieur Fabre, dit-il tranquillement, la lune nous a trahis. Voyez, le vaisseau nous chasse encore dans notre fausse route !

— Hélas ! c’est vrai, commandant ! Il a le cap sur nous et il conserve toujours la même voilure qu’au commencement de la chasse ! Je parierais qu’il n’a pas perdu un seul détail de notre manœuvre.

— Allons, dit l’Hermite en s’avançant à grands pas vers le bord intérieur de la dunette, orientez sous la même allure que précédemment.

Il fallait être, comme l’était l’Hermite, un sublime esclave du devoir, pour oser reprendre cette allure ; car l’énorme poids de la voilure forçait si puissamment la frégate à chaque tangage, sa proue était submergée à une hauteur si effrayante, son gouvernail perdait tellement de son action, que nous nous trouvions exposés à un danger imminent.

Tout le monde à bord faisait à part soi ces tristes réflexions, quand un effroyable craquement dans la mâture vint suspendre les travaux de l’équipage. Les gabiers s’empressèrent d’abandonner leurs postes.

— C’est le bout-dehors de misaine qui est cassé ! héla tout de suite le lieutenant en pied.

— Y a-t-il des hommes atteints ? demanda vivement l’Hermite.

— Non, capitaine, personne.

— Alors ce n’est rien, rentrez la bonnette.

En ce moment, l’espar brisé, obéissant au battement répété de la bonnette, blessa plusieurs travailleurs et s’en fut déchirer la misaine. Un mouvement de confusion, presque d’épouvante, suivit ce malheur ; mais à la voix si puissante sur lui de l’Hermite, l’équipage retrouve bientôt son zèle et son sang-froid : en moins d’une heure et demie, la voile arrachée de sa vergue est remplacée et active de nouveau la marche de la frégate.

Pendant le cours des travaux nécessités par ces avaries – il était alors trois heures et demie –, la tourmente s’était apaisée ; le navire, remis un peu en équilibre, fatiguait moins et gouvernait mieux.

L’équipage, libre de son temps, examinait avec une anxieuse attention notre chasseur, dont la voilure, éclairée à pic à son sommet, par la lune approchant du zénith, prenait de loin l’aspect d’un immense glaçon couvert de neige.

L’Hermite, voyant la Preneuse en bonne position, et n’ayant plus à s’inquiéter de la manœuvre, invite les officiers et l’équipage à profiter de l’intervalle qui les sépare encore de l’heure du combat pour prendre un peu de repos. Des surveillants sont placés aux drisses et aux écoutes, et il reste seul sur le pont avec son lieutenant en pied Dalbarade.

Assez longtemps, absorbés tous les deux par leurs pensées, ils se promènent sans prononcer une parole : enfin M. Dalbarade, dont le caractère violent, tyrannique même, avait parfois besoin d’une victime, rompt le silence en s’adressant à un quartier-maître :

— Éveillez-moi cette carogne à grands coups de corde, s’écria-t-il en lui désignant un malheureux matelot qui, chargé de surveiller la drisse du grand perroquet, avait cédé au sommeil irrésistible produit par la fatigue, et s’était assoupi.

- Arrêtez, dit l’Hermite, je vais réveiller moi-même cet homme.

Le capitaine, se penchant alors vers le coupable, appuya doucement sa main sur son épaule : celui-ci ouvrit tout de suite les yeux.

— Mon ami, lui dit l’Hermite, je ne pourrai donc plus avoir désormais confiance en toi 1… Comment, tu dors !… et l’ennemi est là… Laisse là ton poste, puisque tu n’as pas assez de courage pour faire céder ta fatigue au devoir… et va-t’en.

— Capitaine, dit le matelot ému de la bonté de son commandant et en joignant ses mains par un mouvement naturel et irréfléchi, plein de désespoir et de prières, je suis dans mon tort… mais, voyez-vous, je ne sais pas comment ça s’est fait… enfin, laissez-moi à mon poste, je vous en prie… et si je me rendors, eh bien, qu’on me fusille !

— Je veux bien te pardonner cette fois ; mais souviens t’en.

— Ah ! capitaine, si jamais je…

Le matelot, embarrassé probablement pour achever sa phrase, se donna un énorme coup de poing sur la tête et se tut : ce coup de poing valait plus qu’un long discours.

— Lieutenant Dalbarade, reprit l’Hermite sans songer probablement que je me trouvais derrière lui à la barre et que je l’écoutais, vous êtes trop dur envers l’équipage… Je ne veux pas attribuer votre conduite à un caractère cruel, et j’aime mieux la rejeter sur l’excès de zèle que vous déployez dans l’accomplissement de vos devoirs ! Mais, croyez-moi, le premier devoir d’un chef est d’abord de se faire aimer de ses subordonnés, car c’est seulement au moyen de cet attachement qu’il peut obtenir d’eux ce dévouement qui rend l’impossible possible et permet d’accomplir de grandes choses.

M. Dalbarade ne répondit pas ; mais, à la façon dont il se pinça ses lèvres, je compris que la remontrance du capitaine était inutile et perdue.

La lune disparut bientôt pour faire place à l’aube du jour ; il était alors près de cinq heures.

L’Hermite, exténué de fatigue, s’était assis sur l’affût d’un obusier. Tantôt, il examinait avec inquiétude la mâture de la frégate, pliant comme un roseau sous l’effort des voiles, actuellement toutes établies ; parfois il jetait un regard sur le vaisseau anglais qu’il apercevait à chaque tangage par les fenêtres de la dunette, puis il retombait ensuite dans ses réflexions ; enfin, vaincu par la nature, il appuya sa tête sur sa main et finit par s’endormir.

Midi sonnait, et l’ennemi ne se trouvait plus qu’à une portée de canon sur notre arrière. L’équipage, respectant le sommeil de son capitaine, avait observé, en opérant les préparatifs du combat, un profond silence, lorsque l’Hermite, comme si un pressentiment l’eût averti que l’heure solennelle du combat allait sonner, ouvrit tout à coup les yeux, et d’un bond se mit sur pied.