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Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 130-140).

XIV

Pendant une heure suivie, le feu continue avec la même précision, le même acharnement. L’Hermite, l’œil ardent et inspiré, ne quitte plus du regard la dunette du Jupiter. Il lui faut, je le devine, une grande force de volonté pour ne pas laisser éclater la joie qui l’anime. Ce moment doit être le plus beau de sa vie. Ses officiers l’entourent en observant un profond silence : ils respectent son bonheur. Enfin, l’Hermite se retourne vers eux :

— Messieurs, leur dit-il d’une voix calme et tranquille, nos boulets ont enfin rempli leur mission : une autre brèche se forme à côté de la première ; il y a maintenant plus de cinquante coups visibles dans un rayon de dix pieds. Je crois donc pouvoir assurer, sans braver la fatalité, que nous sommes vainqueurs. Annoncez, je vous prie, cette nouvelle dans la batterie.

Les officiers s’empressent d’obéir à cet ordre ; une minute ne s’est pas encore écoulée, quand des cris de joie, plus furieux peut-être encore que ceux qui ont retenti pendant le combat, s’élèvent jusqu’aux cieux et prouvent que l’équipage partage les transports de son chef.

Alors se passe une scène dont le souvenir est aussi vivant pour moi aujourd’hui que s’il ne datait que d’hier.

Les Anglais se sont enfin aperçus qu’une submersion presque immédiate les menace. Quelques minutes d’inertie ou de faiblesse de leur part, et c’en est fait ; tous ils devront périr. Bientôt nous apercevons, à travers les lueurs et la fumée du canon, des matelots du Jupiter qui, escaladant ses bastingages, se précipitent sur son flanc mutilé, mais toujours tonnant, afin d’essayer de réparer la mortelle avarie que nous avons faite. Ces malheureux, s’affalant en dehors par des cordages, essayent de clouer des planches, d’enfoncer à coups de masse des tampons, des matelas, des monceaux d’étoupe ! Mais, hélas ! chacun de ces hardis travailleurs doit subir une mort affreuse. Les uns broyés, littéralement parlant, par nos boulets, couvrent de hideux et sanglants débris la muraille du Jupiter. Les autres, blessés mortellement, tombent et disparaissent subitement dans le nuage d’écume que soulèvent nos boulets. D’autres, plus malheureux, enfin, atteints aussi par notre feu, sont parvenus à saisir un cordage, et traînés pendants et mutilés le long du sillage du Jupiter, qu’ils empourprent de leur sang, poussent des cris déchirants de détresse et appellent à leur secours ! Leurs cris aigus tranchent sur le bruit sonore du canon et parviennent jusqu’à nous, mais nous y restons insensibles ! Bien plus encore, nous dirigeons spécialement notre feu sur eux et sur ceux qui essaient de les sauver. À chaque coup de mousquet une bouche se tait, un cadavre tombe. Il faut que ces hommes meurent ; car leur dévouement pourrait sauver le Jupiter, et le Jupiter, l’Hermite le veut, doit périr !

Notre commandant, spectateur attentif et impassible de cette scène de carnage, s’adresse de nouveau à ses officiers :

— Jamais, messieurs, leur dit-il, les Anglais ne parviendront à étancher cette brèche sans changer d’armures… Cela est humainement impossible… S’ils n’avisent un autre moyen de salut, avant un quart d’heure d’ici le Jupiter coulera en ne laissant sur les flots, comme seuls souvenirs de sa grandeur et de sa force passée, que quelques débris humains et sanglants… Qu’on prépare nos canots pour les sauver.

Pendant dix minutes, les Anglais s’obstinent à leur œuvre impossible : encore quelques secondes, et la prophétie de notre capitaine va être accomplie !

Tout à coup l’Hermite pâlit, et poussant une espèce de rugissement, lui d’ordinaire si calme et si impassible, frappe avec fureur de son pied son banc de quart, et s’écrie les yeux fixés sur le Jupiter :

— Mais, il laisse arriver ! il éventre son grand hunier et oriente sous toutes les voiles possibles au plus près ! Orientez aussi les nôtres, enfants… Et voyons si, désireux de venger ses désastres, il nous permettra d’achever notre victoire en acceptant l’abordage…

L’équipage, qui en ce moment abandonnerait volontiers toutes ses parts futures de prise pour en venir aux mains, car il a soif de carnage, exécute cette manœuvre avec une rapidité et une précision qui tiennent du prodige.

Le Jupiter, après avoir pris un peu d’air sous cette allure et nous avoir dépassés sur l’avant de quelques centaines de toises, loin de se prêter à une rencontre qui dépend de lui seul, envoie vent devant armure sur tribord pour mettre sa brèche hors des atteintes de la vague et de notre artillerie… et prend la fuite devant nous…

De son côté la frégate victorieuse prend les mêmes amures, bouline au plus vite les lambeaux de ses voiles et poursuit, sous une risée, hélas ! de plus en plus mollissante, l’ennemi, qui se sauve en tirant sur nous, en retraite.

— Efforts inutiles ! s’écrie l’Hermite d’un ton désespéré ; car cet homme, que l’attente d’une catastrophe terrible et presque inévitable a trouvé impassible et froid, ne peut contenir son dépit devant une victoire qui lui échappe : efforts inutiles ! Le Jupiter nous a déjà gagnés de l’avant d’une demi-portée de dix-huit ! Monsieur Fabre, faites arriver vent arrière et lâchez-lui notre bordée d’adieu !… Qui sait si le ciel, qui nous a si fort protégés jusqu’à présent, ne permettra pas que nous le démâtions avec notre dernier boulet ?..

L’exécution de cet ordre ne se fait pas attendre, mais la précipitation avec laquelle il est exécuté en empêche tout l’effet ; le Jupiter continue de fuir.

— Ah ! le lâche ! s’écrie l’Hermite, qui, les narines gonflées par la colère et les yeux flamboyants, suit d’un regard désespéré le vaisseau qui nous gagne de plus en plus de vitesse ; ah ! le lâche ! Ce capitaine mériterait d’être dégradé honteusement !… Quoi ! il commande à un vaisseau, à un équipage nombreux, tout frais, qui n’a été décimé, comme nous à Lagoa, par aucune rencontre antérieure à celle-ci, et il fuit… et il fuit devant une frégate délabrée, devant une poignée d’hommes… le lâche !

Mais quelques secondes suffisent pour rendre l’Hermite au sentiment de la raison et à celui des convenances.

— J’ai eu tort de m’exprimer ainsi que je viens de le faire sur le compte d’un officier supérieur de marine. Messieurs, reprend-il en s’adressant à ses officiers, oubliez, je vous en prie, mes paroles, ou ne les attribuez qu’à mon dépit… Le Jupiter s’est bravement conduit ! Qui pourrait prétendre le contraire ?.. Si, contre toutes les probabilités, il a été vaincu, la cause en est au hasard des combats…

— Hum, commandant, je vous demande pardon, s’il a été vaincu c’est qu’il avait affaire à vous, s’écrie Graffin, qui, les cheveux encore en désordre, les yeux encore animés par le feu du combat, et le sourire sur les lèvres, était magnifique à voir ; et la preuve de cela c’est que si, au lieu de commander la Preneuse, vous eussiez été à bord du Jupiter, le Jupiter, au lieu d’être en fuite, serait occupé à présent à amariner la Preneuse. Capitaine, je regrette, pour cet instant, que vous soyez mon supérieur, mais, ma foi, tant pis, tout le monde sait que l’enseigne Graffin n’est ni un courtisan ni un flatteur : eh bien ! vous vous êtes conduit comme un héros ! N’est-ce pas, messieurs ?

Les officiers que M. Graffin interrogeait appuyèrent l’opinion de l’enseigne avec une chaleur pleine d’enthousiasme. L’Hermite, dont la modestie égalait le génie et l’intrépidité, embarrassé de cette espèce d’apothéose, ne savait quelle contenance tenir, et regardait d’un air de reproche l’enseigne Graffin, en admiration devant lui. Cette petite scène intime me parut après les horreurs d’un combat, d’un effet saisissant.

— Je vous remercie, leur répondit enfin l’Hermite, de la confiance que vous avez en moi, car cette confiance m’est précieuse sous tous les rapports. Quant à ma conduite d’aujourd’hui, vous en exagérez infiniment trop le mérite. Ce que j’ai fait, tout autre capitaine, surtout en pouvant s’appuyer sur un corps d’officiers semblable au mien, l’eût fait comme moi. Nous avons été heureux, voilà tout. Mais, hélas ! ajouta-t-il en jetant un triste coup d’œil sur le pont inondé de sang, que des matelots étaient occupés à laver, combien nous payons cher notre gloire stérile ! Ah ! si du moins la capture du Jupiter dédommageait la France de ce sang versé !

L’Hermite se tut alors, et baissant la tête il resta pendant quelques instants plongé dans de tristes et douloureuses pensées qui se reflétaient, comme dans un miroir, sur son noble et franc visage.

— Ah ! messieurs, dit-il enfin en s’adressant de nouveau à ses officiers, quelle terrible responsabilité que celle qui pèse sur un commandant de navire ! Si j’eusse obéi à mes instructions en combattant sous voiles, la Preneuse n’appartiendrait plus à la France et nous serions en ce moment au pouvoir de l’Anglais !… Oui, mais vous me direz que notre audace nous a sauvés… C’est vrai… Seulement, je vous avoue qu’en songeant au blâme qui m’eût accueilli si nous eussions échoué, et cela n’était que trop possible, je suis encore tout effrayé de mon bonheur !… Enfin, grâce à votre intelligent et intrépide concours, grâce à celui de l’équipage, nous sommes vainqueurs…

La chasse continuait toujours, et malheureusement la distance qui séparait les deux navires s’agrandissait de plus en plus, lorsqu’un des boulets lancés en retraite par le Jupiter vint froisser un de nos mâts.

L’Hermite, qui depuis quelques instants était resté plongé dans de sombres réflexions, appela aussitôt son lieutenant en pied.

— Monsieur Dalbarade, lui dit-il d’une voix légèrement émue, faites cesser le feu, nous allons retourner continuer notre croisière.

Cet ordre, auquel personne ne s’attendait, produisit une immense impression sur l’équipage ; un grand silence se fit, qui dura jusqu’à ce que M. Fabre, visiblement affecté lui-même, fit servir pour regagner le point d’où le Jupiter nous avait forcés de nous éloigner : alors une rumeur désapprobatrice, ainsi qu’une traînée de poudre qui s’enflamme, courut d’un bout à l’autre de la frégate.

— Capitaine, est-il donc possible que nous renoncions à poursuivre l’ennemi ? s’écria M. Graffin en se faisant involontairement, emporté par sa fougue naturelle, l’écho du désappointement général causé par cet ordre.

— Oui, monsieur, lui répondit froidement l’Hermite, cela est possible !…

— Mais, capitaine !…

— Silence ! monsieur ; je n’aime pas certaines questions, lui dit l’Hermite d’un air sévère.

La rougeur de la colère, peut-être bien encore de la douleur, empourpra les joues du jeune enseigne, qui s’inclina sans ajouter une parole. Une larme, séchée aussitôt, amortit l’éclair de son regard en passant rapide et presque invisible sur ses yeux ; M. Graffin éprouvait un vrai culte pour son capitaine.

L’Hermite, sans avoir l’air de s’apercevoir de cette scène muette, se mit alors à se promener sur la dunette. L’irrégularité de son pas saccadé montrait, quoique son visage ne décelât qu’une complète impression d’indifférence, l’émotion intérieure qui l’agitait. Enfin, s’adressant à ses officiers, qui, silencieux et immobiles, semblaient désespérés et se tenaient à l’écart :

— Hélas ! messieurs, leur dit-il, je conçois votre désappointement, et je ne puis vous en vouloir. Monsieur Graffin, je reconnais que votre question, déplacée au point de vue de la discipline, était un cri du cœur, et je vous excuse. Vous êtes, Graffin, plein de sève et d’avenir. Jamais officier n’a été plus brillant et plus intrépide que vous ; mais permettez-moi, en considération de mon expérience et de mon âge, de vous donner un conseil. L’homme de guerre, quel qu’il soit, qui ne sait pas se vaincre lui-même, ne saura jamais vaincre l’ennemi. Retenez bien ceci. Cette vérité, qui peut vous sembler banale, est tout bonnement le secret des grands hommes : c’est à elle qu’ils doivent d’être devenus ce qu’ils sont ! Quant à moi, messieurs, eh ! mon Dieu, je sais bien que mon devoir, mon devoir apparent, au moins, serait de poursuivre l’ennemi. Croyez que j’ai été obligé de me raisonner moi-même plus énergiquement que vous ne pourriez le faire, avant de me résoudre à renoncer à ce projet. Réfléchissez cependant un peu sur les suites probables de cette poursuite. Pour la gloire, qui rejaillirait sur moi tout seul, d’avoir donné pendant quelques heures la chasse à un vaisseau de 64, j’expose la frégate à être démâtée. Un malheureux boulet, rien qu’un seul, qui nous abattrait un mât, messieurs, suffirait pour nous ravir la victoire que nous venons de payer si cher… Cette idée me fait peur.

Ces explications bienveillantes que l’Hermite, connaissant l’attachement qu’ils lui portaient, voulait bien donner à ses officiers, firent revenir tout de suite ceux-ci de leur mauvaise humeur, et, se répandant dans l’équipage, ne tardèrent pas, l’excitation du combat s’étant un peu calmée, à être également appréciées des matelots.

L’Hermite, après avoir pourvu aux plus urgents besoins du navire, désirant connaître le nombre des victimes que lui coûtait le combat avec le Jupiter, ordonna l’appel général.

Je ne puis exprimer l’émotion poignante qui se peignait sur son visage lorsque les hommes qu’il affectionnait ou qu’il estimait particulièrement ne répondaient pas à leur nom. Du reste, domptant sa douleur le plus longtemps possible, il subit cette rude épreuve à plus de moitié ; enfin n’en pouvant plus et ne voulant pas laisser deviner sa noble faiblesse, dont tout le monde s’était aperçu sans qu’il s’en doutât, il se retira dans sa cabine en affectant une indifférence bien loin de son cœur… Je parierais, sans crainte de perdre, qu’une fois seul, cet homme qui levait le front si haut devant les hasards des combats et qui, mettant la gloire de la France avant tout, savait le moment opportun venu, sacrifier impitoyablement le sang de son équipage, je parierais, dis-je, qu’une fois seul il pleura.

Les quelques jours qui suivirent notre victoire s’écoulèrent tristes et sombres pour tout le monde. Le grand nombre de blessés que nous avions à bord rendait le service plus pénible. Le manque de provisions, du moins relativement parlant, qui nous imposait déjà de dures privations, le mauvais temps ordinaire qui continuait de durer et ne cessait un instant que pour faire place à ces terribles tempêtes, l’effroi des anciens navigateurs, qu’apportaient les vents du S.-E. dans ces redoutables parages, augmentaient nos fatigues et commençaient à amener la maladie à bord de la frégate.

La fatalité qui jusqu’alors semblait s’être acharnée après nous était loin de se ralentir. En vain nos vigies examinaient-elles avec soin l’horizon, pas une voile ne se montrait ! Et cependant nous nous trouvions, au point de vue de l’intérêt, dans les meilleurs parages possibles, dans une latitude forcément fréquentée par tous les vaisseaux dont la course s’étend au-delà de l’équateur ! L’équipage, rendu plus superstitieux encore par cette longue série de malheurs, commençait à prétendre que le navire était maudit. Chacun se rappelait une circonstance néfaste qui avait précédé notre départ de l’île de France pour cette croisière. L’état moral des hommes empirait de plus en plus chaque Jour.

Une seule idée nous soutenait : celle que bientôt nous voguerions vers l’île de France ! Alors, que de projets de bonheur réalisés ! Cette fois, ce ne sont plus des orgies que rêvent les matelots ; plus de barriques d’eau-de-vie entières servies en guise de bols de punch, plus de séduisantes mulâtresses ou quarteronnes, non ; mais de l’eau glacée, et des fruits à discrétion, des légumes savoureux, de la verdure ! Chaque jour cependant la réalisation de ces rêves reculait : le capitaine semblait ne plus songer à l’île de France : nous croisions toujours.

Si les jours étaient tristes et sombres, combien la nuit l’était plus encore ! Une tempête continuelle, enveloppée d’épaisses ténèbres : pas un moment de repos. Bientôt deux fléaux vinrent mettre le comble à la mesure de nos maux et jeter la terreur parmi l’équipage : le scorbut et la gangrène se déclarèrent tout à coup à bord avec une violence extrême.

Le scorbut, que tout le monde connaît de nom sans savoir au juste quels affreux ravages il exerce, est, sans en excepter aucune, pas même la peste, la plus affreuse de toutes les maladies.

Le quatre-vingt-neuvième jour depuis notre départ de l’île de France, car nous comptions tous, dans notre anxieuse impatience, les jours à mesure qu’ils s’écoulaient, je me trouvais sur la dunette, à mon poste habituel, lorsque le lieutenant Rivière, se détachant d’un groupe d’officiers, s’en vint droit à l’Hermite, qu’il salua profondément :

— Parlez, monsieur, lui dit celui-ci ; que désirez-vous ?

— Capitaine, reprit M. Rivière, je suis chargé par mes camarades, de vous demander, au nom de la bienveillance que vous avez toujours daigné nous témoigner, si notre croisière doit se prolonger encore bien longtemps. Ne croyez pas au moins, capitaine, se hâta de poursuivre M. Rivière, que ce soit une vaine curiosité ou un sentiment de faiblesse qui nous pousse à solliciter de vous une réponse à ce sujet, non ; mais chaque jour nous assistons au désespoir et à l’accablement de l’équipage ; chaque jour, en visitant les blessés et les malades, nous sommes assaillis de questions désespérées, et auxquelles nous ne savons que répondre… Pourtant quelques bonnes paroles d’espoir, si nous étions autorisés à les prononcer, pourraient probablement sauver bien des hommes dont le moral affecté double la violence de la maladie qui les accable… Faut-il donc que nous les laissions succomber ainsi ?… Trente hommes sont déjà morts depuis notre combat avec le Jupiter !