Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 15

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 140-150).

XV

Le capitaine écouta le lieutenant Rivière, sans l’interrompre, avec la plus grande attention.

— Monsieur, lui dit-il après qu’il eut cessé de parler, je ne puis vous faire personnellement la réponse que vous sollicitez de moi ; je dois l’adresser à ceux qui vous ont envoyé me trouver. Venez.

L’Hermite, se dirigeant alors vers le groupe d’officiers qui attendaient en silence l’issue de cette négociation :

— Messieurs, continua-t-il, vous désirez savoir si, oui ou non, je compte continuer notre croisière, ou bien faire route pour l’Île de France, n’est-ce pas ?

Les officiers s’inclinèrent en signe d’assentiment.

— Eh bien, reprit l’Hermite, comme je ne veux passer ni pour un homme inflexible et cruel, ni pour un capitaine despote et entêté, j’agirai selon votre bon plaisir. Seulement, veuillez, je vous prie, avant de vous prononcer sur ce sujet délicat, vous rappeler une chose : c’est que je remets mon honneur, vous connaissant tous pour des gens de cœur et d’intelligence, entre vos mains ; c’est que sur moi retombera la responsabilité de la décision que vous allez prendre. À présent, voici ma position : jugez avec réflexion, et prononcez-vous ensuite avec franchise. Mes instructions, reprit l’Hermite après une légère pause, sont d’autant plus précises, rigoureuses, que la Preneuse étant en ce moment le seul navire que possède la France dans les mers des Indes pour défendre les intérêts de son commerce et tenir en respect l’ennemi, on est en droit d’attendre et de compter beaucoup sur nous.

Mes instructions portent que, tant que des avaries ne compromettront pas d’une façon évidente le salut de la frégate, tant que nous aurons encore assez de munitions pour soutenir un combat, un nombre de canonniers suffisant pour le service des pièces, nous devons tenir la mer. À présent, messieurs, prononcez-vous hardiment ! Pensez-vous, en votre âme et conscience, que si demain nous rencontrions l’ennemi, nous en serions réduits à amener nos couleurs sans les défendre ; que si le combat s’engageait nous n’aurions pas une chance, au moins minime, d’en sortir victorieux ? Quant à moi, je réponds : Non, nous n’en sommes pas réduits à craindre pour l’honneur de notre pavillon ; non, nous ne fuirions pas l’Anglais ; non, il ne serait pas sûr de nous vaincre !

— L’Anglais nous battre, et nous battre lorsque vous nous commandez ! capitaine, s’écria Graffin avec feu et d’un air indigné, c’est là une supposition qu’en croyant même aux choses fabuleuses et impossibles, on ne peut admettre.

— À présent, messieurs, continua l’Hermite sans paraître remarquer l’interruption du jeune enseigne, prononcez-vous ; je vous répète que j’accepterai votre décision.

— Capitaine, répondit le lieutenant en pied, nous vous remercions de tout cœur des explications bienveillantes et volontaires que vous avez bien voulu nous donner et de la confiance que vous êtes assez bon pour nous témoigner. Quant à moi personnellement, et je suppose que ces messieurs partagent à présent mon opinion, je trouve que l’honneur et le devoir vous commandent impérieusement de continuer cette croisière…

— Oui, capitaine, répétèrent les officiers en chœur et à l’unanimité, il faut continuer notre croisière.

— Dame, après tout, nous en serons quittes pour nous amuser un peu plus une fois à terre, dit M. Rivière, le seul qui eût conservé toute sa bonne humeur, car, enfin, les instructions du capitaine doivent porter une date… et il faudra bien, tôt ou tard, que cette date arrive… Et vive la gaieté !… Ça n’avance à rien de s’affecter le moral…

Néanmoins, à partir de ce moment, l’équipage n’ayant plus aucun aliment à donner à son imagination, et ne s’attendant plus à chaque instant à faire route pour l’île de France, se laissa aller à une sombre tristesse ; le scorbut augmentait chaque jour de violence.

Je me rappelle encore, avec un serrement de cœur, le lugubre et navrant spectacle que présentait chaque matin le pont de la frégate.

Un peu après le lever du soleil, quand le soleil se montrait, on y transportait les malades pour leur faire respirer l’air : c’était hideux à voir.

La plupart des gens attaqués du scorbut avaient le bas de la figure horriblement gonflé ! Leurs lèvres béantes, flétries par une salivation continuelle, laissaient percevoir des gencives noires, tuméfiées, des dents longues et tremblantes ! Leurs corps, gonflés à partir des extrémités, étaient ordinairement marbrés, surtout dans la dernière période de la maladie, de taches livides et bleuâtres.

Les malheureux atteints de ce terrible mal, pâles comme des cadavres, maigres comme des squelettes, et brisés par la douleur, attendaient avec impatience, mais sans avoir souvent la force de se plaindre, l’heure solennelle de la délivrance et de l’éternité ! Ceux à qui une constitution robuste ou un moral énergique laissait la vigueur de la pensée s’occupaient à calculer froidement le temps qui leur restait encore à vivre. La façon dont ils opéraient ce calcul était certes plus infaillible que n’eût pu l’être le diagnostic du plus habile médecin ; ils marquaient chaque soir, au moyen d’une ficelle, les progrès de l’envahissement du fléau ; et édifiés ainsi sur sa rapidité, ils pouvaient prédire, à quelques heures près, le moment où le gonflement, atteignant le cœur, devait les étouffer.

Un matin, le capitaine, en allant prodiguer ses consolations aux malades, trouva étendu sur le gaillard d’arrière un contremaître, jeune homme de tête et de cœur, qu’il affectionnait particulièrement, et qu’il destinait dans sa pensée, disait-on, à devenir plus tard officier. L’infortuné, atteint depuis plus d’une semaine du scorbut, était alors dans un horrible état. L’Hermite lui adressa d’une voix émue quelques paroles de consolation.

— Merci, capitaine, pour vos bontés, lui répondit l’infortuné. Mais l’espoir ne m’est plus permis, l’enflure est arrivée jusqu’aux hanches. Je n’ai plus heureusement pour longtemps à souffrir.

— Bah ! mon ami, il ne faut pas se laisser abattre ainsi !… Voyons, réfléchissez, que puis-je faire pour vous ?

— Rien, capitaine… rien…

Et comme l’Hermite insistait :

— Eh bien ! capitaine, lui répondit le jeune contremaître, puisque vous tenez absolument à m’être agréable… éloignezvous de moi… et ne me parlez plus jamais… C’est tout ce que je vous demande.

Ces paroles, qui eussent été grossières sans le ton d’accablement et de désolation avec lequel elles furent prononcées, firent une vive impression sur l’Hermite.

— Et pourquoi désirez-vous que je ne vous parle plus jamais, mon ami ? demanda-t-il au mourant.

— Parce que… j’ai peut-être tort de vous avouer cela, capitaine… mais je souffre tant, oh ! je souffre tant, que vous m’excuserez… parce que, en songeant que de votre volonté seule dépend notre retour à l’île de France, un mot de vous nous rendrait le bonheur et la santé. Eh bien, votre vue me fait mal… Oh ! pardon, je ne voudrais ni vous offenser ni vous causer la moindre peine… mais, c’est vrai, votre vue me fait mal…

À cette réponse du contremaître, l’Hermite leva les yeux au ciel, et, abandonnant le gaillard d’arrière, s’en fut, sans prononcer une parole, s’enfermer dans sa chambre.

Le lendemain, vers midi, l’Hermite retourna voir le malheureux contremaître.

— Mon ami, lui dit-il, vous êtes trop faible en ce moment pour que je puisse imputer à mal votre langage d’hier. Ayez du courage. Dans quelques minutes d’ici, votre sort va se décider. Si mes lettres d’expédition, dont je ne puis prendre connaissance qu’aujourd’hui, 30 octobre, à midi, me permettent de retourner à l’île de France, j’en serai plus heureux que vous-même… Car, si vous souffrez chacun pour votre seul compte, moi je souffre pour vous tous… Si mes instructions veulent que nous continuions à croiser ! eh bien ! nous croiserons… Le devoir avant tout !

Ces paroles de notre capitaine, qui se répandirent aussitôt à bord avec la rapidité de l’éclair, produisirent une vive impression sur l’équipage. Un silence plus profond encore, certes, que celui qui eût précédé un combat, régna sur le pont ; tous les yeux, fixés avec anxiété sur la porte de la dunette, attendaient la sortie du capitaine. Enfin l’Hermite se montra. Il tenait à la main un large pli ministériel déchiré à l’entour du cachet. On eût entendu en ce moment à bord de la frégate le bruit produit par la chute d’une feuille desséchée ; les cœurs ne battaient plus.

Cependant, heureux présage, ses yeux ne se détournent plus des regards inquiets qui l’interrogent ; son front resplendit, si je puis m’exprimer ainsi, d’une expression de suprême bonté ; on commence à espérer ! mais si l’on allait se tromper ! ce coup serait trop cruel ! il faut attendre ; les secondes semblent longues comme des heures ! Enfin l’Hermite se dirige vers l’officier de quart, M. Raoul : il ouvre la bouche, il va parler ; les respirations sont suspendues.

— Monsieur, lui dit-il, veuillez envoyer un aspirant sur les barres du grand perroquet, pour examiner attentivement s’il n’aperçoit aucun navire en vue.

M. Raoul s’empressa de faire exécuter cet ordre, et l’Hermite se mit à se promener sur la dunette ; seulement au sourire joyeux qui entrouvre ses lèvres, à l’air de contentement intérieur qu’il semble éprouver, l’espoir commence à gagner l’équipage. L’aspirant revient bientôt en annonçant qu’aucun navire n’est visible à l’horizon.

— Alors, monsieur, dit l’Hermite en s’adressant à l’officier de quart, nous pouvons nous diriger vers l’île de France ; notre croisière est finie !

Une fois cette annonce officielle, des transports de joie éclatent de toutes parts ; les mourants se croient convalescents ; les malades, guéris ; ceux qui ne sont pas atteints du scorbut ou de la gangrène ne songent plus qu’une longue traversée nous reste à faire, qu’ils peuvent encore devenir les victimes de ces deux affreux fléaux ; non, ils rêvent déjà aux joies de l’arrivée et pensent à toutes les jouissances que va leur procurer l’île de France. Cependant il en est bien plus d’un parmi eux dont les pieds ne doivent plus jamais fouler la terre ! Nos désastres passés sont loin d’avoir désarmé la fatalité qui nous poursuit ; ce qui nous est réservé est bien pis, hélas ! que ce que nous avons déjà souffert !

Notre retour à l’île de France fut long et pénible : une chaleur étouffante et des calmes plats et presque continuels, le seul ennemi que nous n’eussions pas encore éprouvé pendant cette malheureuse croisière, allongèrent beaucoup la traversée. Par surcroît de malheur, les rats de la cale ayant percé un assez grand nombre de pièces d’eau, il fallut se résigner à subir l’affreux supplice de la soif, supplice rendu plus intolérable encore par les rayons de lave que le soleil versait sur nous.

J’étais un jour, accablé par cette température de fournaise, sur le point de m’endormir dans un coin du pont, lorsque l’enseigne Graffin vint me trouver.

— Garneray, me dit-il en souriant (M. Graffin souriait toujours), descendez dans ma cabine, j’ai à vous parler en particulier.

Je me hâtai d’obéir, assez intrigué de savoir quelle communication cet officier pouvait avoir à me faire.

— Garneray, me dit-il lorsque nous fûmes seuls, les officiers ont décidé que vous exécuterez, en secret, pour être offerts au capitaine, nos combats de la baie de Lagoa et du Jupiter : vous sentez-vous de force à nous dessiner quelque chose de présentable ? Quant aux positions des navires et aux explications dont vous pourriez avoir besoin, nous nous chargeons de vous les fournir. Dans la baie de Lagoa, vous choisirez pour sujet le moment où près d’être atteints par le brûlot nous quittons le mouillage. Pour le Jupiter, nous désirons quatre positions : c’est-à-dire quatre tableaux. Cela vous convient-il ?

— Je suis à vos ordres, monsieur, et je ferai de mon mieux, vous pouvez en être persuadé : j’espère réussir.

— Voilà une modestie de bon augure ; et comment exécuterez-vous ces tableaux ?

— Au lavis en couleur (c’était ainsi que l’on appelait alors l’aquarelle), lui répondis-je, inspiré par une arrière-pensée qui fit bondir mon cœur de joie.

— Très bien. Vous travaillerez chez nous pour que personne ne vous dérange ni ne vous surprenne ! Avez-vous tout ce qu’il vous faut !

— Oui, monsieur… en fait de papier, pinceaux et couleurs… Seulement, l’eau me manque.

— Ah ! parbleu ! s’écria M. Graffin en souriant, vous ne manquez pas au moins de rouerie pour votre âge ! Le lavis exige-t-il beaucoup d’eau !

— C’est selon la manière de l’artiste, monsieur… moi, malheureusement, je lave beaucoup… je lave sans cesse… Je suis capable d’user deux carafes en un jour.

— Je vais tâcher de me les procurer… Mais songez que cette munificence vous oblige à beaucoup de talent… Si, après avoir tant bu, je veux dire tant lavé, vous ne réussissez pas, prenez garde, vous pourriez avoir à vous repentir de votre bonne aubaine d’aujourd’hui…

Cinq minutes plus tard, j’étais en possession, trésor inestimable et inespéré, de deux carafes pleines ; je laisse au lecteur la liberté de décider si mon papier les but à lui seul.

En huit jours (pendant lesquels je n’eus plus soif), mes dessins furent terminés ; je demanderai la permission de ne pas parler des éloges qu’ils me valurent. L’Hermite, touché de cette attention délicate, en remercia vivement ses officiers et m’invita à sa table.

Plus de vingt ans après, le capitaine l’Hermite, devenu baron et vice-amiral, rappelait, en riant, ce dîner au peintre Garneray, son ancien matelot et alors son ami.

Le 10 décembre fut un bien beau jour pour nous. Un peu avant la tombée de la nuit, nous vîmes éclore à l’horizon, entre nous et le soleil couchant, la silhouette bleuâtre de notre terre promise ! Je ne puis dire les transports joyeux que cette vue excita parmi l’équipage : ils tenaient de la folie ! Un matelot en perdit, littéralement parlant, la raison.

Une fois la situation de la frégate bien reconnue, on orienta la voilure de manière à pouvoir entrer au Grand Port[1] le lendemain matin, si par hasard la colonie se trouvait bloquée.

La navigation de cette nuit fut douce et paisible ; les regards des hommes de garde se portaient avec autant d’anxiété que de vigilance vers la terre, afin de bien s’assurer qu’aucun signal, nous annonçant un danger, ne nous était fait. Au sommet des mornes, l’on ne voyait briller que des feux isolés et tremblants : ceux des habitations des colons et des planteurs.

Le 11, au point du jour, et je crois que peu de matelots avaient dormi la nuit qui venait de s’écouler, la Preneuse hissa son numéro pour se faire reconnaître. Quelques instants après, les vigies des montagnes apprenaient au gouverneur notre arrivée et notre position, c’est-à-dire que nous nous trouvions à trois lieues du Grand Port, faisant route pour le port nord-ouest, ou Maurice. À dix heures le vent du large avait remplacé la brise de terre, et nous voguions bon frais vers la capitale des îles, quand soudain deux voiles, masquées jusqu’alors par la côte, apparurent à nos yeux.

Toutes les longues-vues du bord se dirigèrent avec empressement, on me croira sans peine, vers ces deux navires, et restèrent longtemps braquées sur eux ; l’équipage attendait en silence le résultat des observations de ses officiers. M. Graffin fut le premier qui prit la parole.

— Ma foi, capitaine, dit-il, je ne sais si je me trompe, mais il me semble de toute évidence, au contour des formes de ces deux bâtiments, à l’élévation de leur mâture, à la symétrie de leur gréement, à la sévérité de leur installation, et par-dessus tout à la promptitude qu’ils viennent de déployer en se couvrant de voiles, que ce sont deux vaisseaux de ligne… ce qui ne laisse pas d’être assez contrariant… car nous avons tous envie de nous distraire un peu à terre… Bah ! après tout, on se distrait aussi pas mal avec les Anglais…

— En effet, messieurs, s’écrie bientôt après l’Hermite en s’adressant à ses officiers, M. Graffin ne se trompe pas… ces navires sont véritablement deux vaisseaux anglais ! N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Oui, capitaine, répondent tous les officiers ; ce sont des vaisseaux anglais : le doute n’est pas possible.

Cette apparition, aussi formidable que soudaine et inattendue, frappa l’équipage (surtout lorsqu’on les vit le vent dans l’intention de nous couper le chemin.

— Quoi ! s’écrie l’Hermite, auriez-vous donc peur, enfants, des Anglais ! Ils sont plus forts que nous, pensez-vous ; eh ! mon Dieu, tant mieux ! Nous aurons moins le regret de fuir devant eux si nous parvenons à leur échapper, et plus de gloire à acquérir si le combat devient inévitable.

— Changeons-nous de route, capitaine ? demanda M. Dalbarade.

— Non, monsieur ; car à la faveur du vent du S.-E., en ce moment bien établi, nous pouvons espérer d’échapper à ces vaisseaux en nous réfugiant sous le canon des forts du Port. Mais quoi ! continue l’Hermite avec amertume en s’adressant aux officiers, il existe, probablement depuis quelque temps déjà, une croisière anglaise établie en vue de la colonie, et l’on ne nous a pas avisés de sa présence par des signaux de nuit ! Cela est un fait aussi honteux qu’incroyable ! un fait qui, je l’avoue, jette des doutes dans mon esprit et justifie cette rumeur publique, à laquelle j’aurais rougi d’ajouter foi jusqu’à ce jour, que l’espionnage anglais enveloppe en entier d’un vaste réseau l’île de France.

L’Hermite, humilié en songeant à une trahison française, abaisse tristement son regard et garde le silence. Je ne sais si je me trompais, mais il me sembla que, pour la première fois depuis que je le connaissais, je le voyais abattu et découragé devant le danger. Qui sait s’il n’éprouvait pas un de ces navrants et prophétiques pressentiments auxquels sont surtout sujets les hommes d’élite !

  1. Ce port est situé au vent de l’île. Il est impossible à un croiseur d’empêcher un navire d’y pénétrer, s’il se trouve à son entrée à la naissance du jour, et qu’il n’ait pas chassé d’avance.