Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 29-38).

III

En ce moment, M. Fouré, officier des manœuvres, interrompit notre conversation en donnant un ordre à Kernau, et je restai fort intrigué de savoir quelle avait pu être l’importante communication faite par mon cousin Beaulieu-Leloup à mon matelot.

M. Fouré, que je revis bien des années après capitaine de port à Rochefort, était un singulier personnage ; pour lui, son existence ne comptait qu’à partir de la dernière guerre de l’Inde. Tout ce qui ne se rapportait pas à cette époque, dont Suffren, sous les ordres de qui il avait débuté, fut le héros, n’existait pas pour lui. Il éprouvait un singulier mépris pour la marine actuelle, prétendant qu’elle avait dégénéré du tout au tout, et que les combats s’étaient métamorphosés en jeux d’enfants. Je suis persuadé de fort bonne foi que du temps de Suffren les boulets pesaient mille livres, et que ceux dont nous nous servions n'équivalaient même plus en poids et en volume à de simples balles de pistolet.

Kernau venait à peine de s'éloigner d'auprès de moi lorsque le combat s'engagea. Les Anglais, fidèles à leur tactique habituelle, tactique dont une longue expérience leur a montré la bonté, s'étaient placés au vent, afin de pouvoir couper à leur volonté notre ligne, et désemparer notre arrière-garde avant que l'avant-garde pût la secourir. Il était dix heures du matin, et nous faisions route au plus près sous les huniers avec une brise très faible.

Les vaisseaux anglais qui se trouvaient sur notre arrière par bâbord s'avancèrent comme pour combattre les six frégates en ligne à la fois. Mais à peine eurent-ils dépassé la Vertu que l'Arrogant, laissant arriver, passa sur son avant, et lui envoya une formidable bordée d'enfilade ; au même instant, l'autre, se plaçant à bâbord à elle, se mit à la foudroyer à portée de pistolet. À partir de ce moment, la ligne de bataille fut rompue.

L'intention des Anglais, qui était de couler tout de suite la Vertu, afin de n'avoir plus que cinq frégates à prendre, eût certes réussi si la Vertu n'eût été commandée par l'Hermite ; mais cet intrépide et habile marin était un de ces hommes d'élite qui puisent dans les inspirations de leur génie, à l'heure de la crise, des forces et des moyens inattendus qui confondent toutes les prévisions possibles. Une manœuvre qu'il commanda sauva sa frégate, et lui permit de répondre coup par coup au feu des Anglais. La ligne était rompue, je l'ai déjà dit, la division française vira vent devant pour aller porter secours à l'arrière-garde, et l'ac­tion devint générale.

Je n'essayerai point de décrire ici l'imposant spectacle que présente un combat naval : c'est un tableau qu'un pinceau seul peut retracer, qu'une plume ne saurait rendre. Aux premières décharges, Kernau, qui était revenu à son poste près de moi, me regarda en souriant.

— Eh bien ! mon vieux, me dit-il, on va donc rire un peu !

J'avoue que l'émotion que je ressentis en entendant le sifflement aigu du premier boulet qui passa près de moi fut assez vive. Toutefois je n'en laissai rien paraître. Je me figurais, en me rappelant les paroles de mon cousin, que tous les yeux de l'équipage étaient fixés sur moi, et j'étais fermement résolu à faire bonne contenance. Cependant je ne pus m'empêcher de tressaillir en entendant retentir au-­dessus de ma tête une espèce de hurlement sinistre et indéfinissable que je ne pus m'expliquer.

— Qu'est-ce que cela ? demandai-je à Kernau en ayant soin de bien affermir ma voix avant de lui adresser la parole.

— C'est le gazouillement d'un boulet ramé, vieux, me répondit-il. Est-ce que ça te vexe, ce concert ?

— Loin de là ; seulement j'aime à savoir le nom des instruments qui composent l'orchestre, voilà tout.

Une impression pénible que j'eus à subir peu après fut de voir tomber un matelot, qu'un éclat de bois atteignit à la tête. Cet homme était la première créature humaine qui mourait sous mes yeux de mort violente. Le combat, commencé à dix heures du matin, durait encore à une heure de l'après-midi, avec la même violence, lorsqu'un boulet de canon coupa la drisse qui maintenait le pavillon à la corne.

— En haut passer une drisse ! me dit M. Bichier, le chef des signaux.

Cet ordre résonna d'une façon d'autant plus désagréable à mes oreilles que jamais encore je n'avais exécuté cette corvée. Je me retournai vers Kernau et n'eus pas même besoin de lui expliquer mon embarras, tant il était visible.

— D'abord, me dit-il rapidement, ne regarde ni en haut, ni en bas, ça pourrait t'étourdir, ensuite…

— Allons donc ! répéta M. Bichier, et la drisse ?

— Excusez, j'avais pas entendu, répondit Kernau, qui, me retenant de son vigoureux poignet à ma place et s'élançant au pas de course, franchit les haubans d'artimon et accomplit sa corvée en moins de temps que je n'en mets ici à l'écrire.

— Je te demande excuse, matelot, d'avoir pris ta place, me dit-il en revenant ; j'ai fait erreur, j'ai cru que c'était à moi que M. Bichier s'adressait.

Ce mensonge manquait d'adresse, mais il montrait au moins un bon cœur.

— Soit, lui répondis-je; mais je t'avertis que, dussé-je me noyer, s'il faut passer une nouvelle drisse, c'est moi qui m'en chargerai.

Je remarquai que, pendant le combat, mon cousin Beaulieu jetait de temps en temps les yeux vers la dunette : il me sembla qu'en apercevant Kernau passer la drisse, il fronça les sourcils. Cette remarque me contraria vivement. Un heureux hasard, bien naturel au reste, dissipa mon chagrin. Un nouveau boulet coupa, une demi-heure plus tard, une autre drisse de la corne, et, cette fois, avant même que l'ordre me fût donné, avant que Kernau eût le temps de s'apercevoir de cette avarie, je m'élançai sur les haubans. J'ignore et j'ignorerai toujours comment il peut se faire que j'accomplis mon projet avec autant de rapidité et de bonheur que je le fis. L'odeur de la poudre, le bruit du combat, en m'enivrant, avaient développé en moi des qualités et une puissance que je ne me soupçonnais certes pas, et que je n'eusse plus retrouvées sans doute vingt ­quatre heures après.

Je jetai les yeux, en touchant le pont, sur mon cousin Beaulieu, monté sur son banc de quart, et nos regards se rencontrèrent : cette fois le doute ne fut plus possible ; je vis qu'il m'observait. Il ne put s'empêcher de m'adresser un sourire d'encouragement. Aucun événement dans ma vie ne m'a peut-être causé une joie aussi réelle que celle que je ressentis à cette muette approbation reçue sous le feu de l'ennemi.

Vers les deux heures le feu des vaisseaux anglais faiblit d'une manière si sensible que nos équipages commencèrent à pousser des cris de victoire. Cependant de part et d'autre les mâtures étaient toujours debout, et rien ne pouvait faire présager un de ces affreux désastres qui déterminent le sort des combats.

— Pardieu ! dit l'officier Fouré qui venait, envoyé par mon cousin, de porter un ordre au chef des signaux, M. Bichier, c'est bien la peine d'estropier quelques pauvres diables pour n'arriver à aucun résultat… Quelle drôle de chose, on ne sait plus se battre à présent !

M. Fouré achevait à peine de prononcer ces mots quand, chancelant tout à coup, il tomba sur moi : je le retins de toute ma force. Malheur ! un boulet de canon lui avait fracassé le bras avec une telle violence, qu'il ne tenait plus au corps que par un mince lambeau de chair. J'étais inondé de sang, et je laisse à penser au lecteur l'impression que cette catastrophe me causa.

— Touché ! dit le malheureux blessé d'un air de stoïque indifférence. Ah ! du temps de Suffren, ce boulet, qui ne fait que m'estropier aujourd'hui, m'eût positivement coupé en deux, ajouta-t-il d'un air chagrin en allant se faire amputer.

Un épisode qui durait depuis quatre heures et qui excitait l'enthousiasme et l'admiration de la division, était la sublime résistance de la Vertu. Quoique réduite à un déplo­rable état, cette frégate n'en continuait pas moins son feu avec le même acharnement et la même vigueur qu'au début de l'action.

Vers les trois heures la brise fléchit tellement que nos frégates furent obligées de s'aider de leurs avirons de galère pour se maintenir en bonne position.

Je regardais depuis un moment mon cousin, lorsque je le vis tout à coup pâlir et lancer sur le pont, par un mouvement irréfléchi sans doute et plein de fureur, sa longue-vue dont il achevait de se servir. Il venait d'apercevoir le capitaine l'Hermite, ainsi que le bruit s'en répan­dit presque aussitôt, enlevé de son banc de quart par un boulet, et gisant ensanglanté.

À quatre heures, un échange de signaux eut lieu chez les Anglais. Peu après, les batteries de leurs vaisseaux, criblées d'un bout à l'autre, se turent; les basses voiles tombèrent en s'orientant ; les perroquets, les focs et les voiles d'étai se développèrent et se hissèrent à la tête des mâts; puis enfin les vaisseaux abandonnant le champ de bataille laissèrent arriver pour gagner leur port.

Un immense hourra de joie retentit sur nos frégates. Cette fois nous étions bien vainqueurs : nous allions conquérir deux vaisseaux à la France.

La Vertu fut la première frégate qui hissa ses signaux pour annoncer qu'elle était prête à combattre et en mesure de poursuivre l'ennemi : toutes les longues-vues se diri­gèrent vers elle, et toutes les bouches poussèrent un cri de joie en apercevant le capitaine l'Hermite droit et impassible, debout sur son banc de quart. Voici ce que nous apprîmes plus tard. Un boulet de canon avait frappé en plein sur le coffret, rempli d'armes, placé sous le banc de quart de l'intrépide capitaine, qui était tombé au milieu de ces débris tranchants de fer et d'acier, et qui, quoique atteint de vingt blessures, s'était relevé aussitôt pour s'élan­cer à son poste de combat. Peu à peu les autres frégates hissèrent également leurs signaux ; on n'attendait que l'ordre de l'amiral pour commencer la poursuite.

Je crois voir encore, en traçant ces lignes, l'amiral se promener de long en large, la tête baissée et l'air pensif. S'approchant enfin du capitaine Beaulieu, il lui dit quelques mots à voix basse. Mon cousin s'inclina pour toute réponse ; mais à l'éclair de colère qui brilla dans ses yeux, au nuage qui passa sur son front, je compris que les paroles du marquis de Sercey lui avaient été pénibles.

— M. Bichier, s'écria-t-il en s'adressant au chef des signaux, annoncez aux frégates qu'elles aient à se rallier à nous. Nous ne poursuivrons pas l'ennemi.

Cette nouvelle si inattendue produisit une consternation inouïe parmi l'équipage. Il fallut aux hommes tout le respect que leur inspirait l'amiral, et toute la force de la discipline pour les empêcher de manifester hautement, énergiquement, le profond et douloureux désappointement que leur causait cette mesure.

Quant à moi, je déclare ici que je n'ai jamais pu me rendre compte de la conduite de l'amiral Sercey dans cette circonstance ; on prétendit que les instructions du ministère mettaient un empêchement à la capture des vaisseaux anglais le Victorieux et l'Arrogant, il faut que cela soit.

Quant à Kernau, furieux de voir l'Anglais nous échapper, il trépignait de colère.

— Mille noms ! mon vieux, me disait-il en accompagnant ses réflexions de gestes furibonds, je ne suis qu'un matelot, c’est vrai ; j’ignore comment on prend une hauteur et comment l'on fait son point… le compas est pour moi du chinois, je n'en disconviens pas, mais tout cela n'empêche pas qu'un officier ne me prouvera jamais, quand bien même cet officier se nommerait Beaulieu, Bruneau de la Souchais ou l'Hermite, que nous avons eu raison de laisser filer aussi bêtement l’English quand il nous suffisait de fermer la main pour le prendre… Vois-tu, vieux, les navires de guerre sont des fainéants qui craignent la fatigue… Ah ! sapristi ! si nous étions de simples corsaires, l’English n'en serait pas quitte pour si peu… Dans une heure d'ici, nous le traînerions à notre remorque, son pavillon attaché au beaupré et plongeant dans l'eau… Mille noms ! je ne suis pas content… je rage comme tout !

Un spectacle qui me causa une impression non pas peut-­être aussi vive, mais certes plus profonde que le combat, fut la vue des suites de ce même combat : le pont inondé de sang, qu'on lavait à grande eau ; les pauvres diables mutilés par la mitraille dont les cris parvenaient jusqu'à moi ; les cadavres qu'on ensevelissait précipitamment, après s'être assuré, légèrement peut-être, que la vie les avait abandonnés ; les visages soucieux, altérés, de certains mate­lots qui jetaient à la dérobée un regard plein d'amertume et de tristesse sur les corps inanimés de leurs amis quand ils glissaient de la planche du coq dans la mer… On se servait à cette époque de la planche de la marmite du bord pour faire glisser les cadavres à la mer.

Aussi quand un matelot désirait la mort de quelqu'un, disait-il qu'il voudrait bien le voir sur la planche du coq ou cuisinier; c'était là une locution très usitée; tout cela vous navrait l'âme.

Le combat que je viens de décrire avec la plus scrupuleuse exactitude est désigné, dans les annales de la marine, sous le nom de combat de Madras.

Le soir même, je me trouvai du même quart que mon matelot.

— Voyons, matelot, lui dis-je, à présent que rien ne nous presse, et que nous sommes seuls, raconte-moi donc un peu ce qui s’est passé tantôt entre toi et mon cousin…

— Bah ! des bêtises; c'est pas la peine d'en parler !…

— Qu'importe ! puisque cela m'intrigue. Voyons, je t'écoute.

— Sapristi ! vieux, me dit le Breton en coupant court à la conversation, quelle chance si nous nous trouvions réunis tous les deux un jour sur un navire commandé par Surcouf !… Hein ! aurions-nous de l'agrément ?…

— Je n'en doute pas ; mais il ne s'agit point de cela pour le moment…

— Tu connais Surcouf de nom, n'est-ce pas ? En voilà un qui ne gaspille pas son temps, et qui sait vous saisir l'occasion aux cheveux quand elle se présente !…

— Je n'ai jamais prétendu le contraire…

— C'est la crème des bons garçons…

— Ah ça, m'écriai-je avec impatience, est-ce que nous allons longtemps louvoyer comme cela, matelot ? Je croyais que les Bretons n'étaient pas des Bas-Normands, et que quand on leur demandait la vérité ils ne faisaient point tant de façons pour vous la dire… Je vois que jusqu'à ce jour je m'étais trompé sur le compte de tes pays… À présent, je saurai que ce sont des chicaniers, et pas autre chose…

— Ah ! sacré mille noms, c'est pas vrai, ça ! le Breton ne ment jamais…

— Possible… mais il se tait…

— Dame ! il se tait… crois-tu donc que ce soit toujours chose facile de parler, toi ?

— À son matelot, oui ; car on est matelot ou on ne l'est pas… tu sais.

— Oui, au fait, t'as raison. Eh bien ! voyons, finissons-en, puisque tu t'obstines. Toutefois, je mets une condition à ma confidence… Si tu refuses… eh bien, tant pis. Traite-moi de Bas-Normand, si ça peut t'être agréable ; mais je t'engage ma parole que tu ne m'arracheras pas une syl­labe…

— Voyons ta condition.

— C'est que tu ne répéteras à qui que ce soit au monde, pas même à une femme, quand bien même elle aurait des robes de mousseline et des bas de soie, un mot de ce que je vais te glisser dans le tuyau de l'oreille, tant que ton cousin le capitaine sera vivant…

— Je te le jure…

— Eh bien ! la commission dont m'avait chargé le capi­taine, c'était de te jeter à la mer si tu faiblissais pendant le combat ! Tu trouves ça joliment beau de sa part, n'est-ce pas ? Moi aussi, je suis de cet avis-là… Peu de parents eussent agi avec autant de délicatesse envers l'un des leurs… d'autant plus que je connais le capitaine, et je suis persuadé que si tu avais sauté le pas, il se serait arrangé de façon à se faire casser la tête au premier abordage… C'est un crânement brave homme tout de même. À présent, motus là-dessus ; c'est fini. Parlons d'autre chose. Je rumine un projet que je vais te communiquer.