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Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 39-49).

IV

Le Breton, après avoir regardé autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre, reprit en baissant encore la voix :

— Je ne me suis pas trop ennuyé aujourd’hui à bord, je l’avoue, mais les jours se suivent et ne se ressemblent pas… Qui sait si nous n’allons pas retomber de nouveau dans la fainéantise ? Cette vie ne me convient pas, et je suis bien déterminé à filer mon câble dans le premier port où nous relâcherons… Je puis compter sur toi, n’est-ce pas, vieux ?

— Ma foi, non, matelot, une désertion ne me va pas du tout à présent que nous sommes en guerre ; je te suis sincèrement attaché, mais je ne te suivrai pas.

— C’est bien entendu ?

— On ne peut plus.

— En ce cas, je reste encore. Quand le dégoût d’un service régulier s’emparera par trop de moi, que je ne pourrai plus y résister, eh bien… on verra ! À présent silence, voici l’officier de quart qui vient vers nous.

Après le combat de Madras, notre division alla relâcher à l’île au Roi, où elle répara ses avaries. Quelques jours plus tard, nous fîmes route pour Batavia. Dans la traversée, nous capturâmes un vaisseau de la Compagnie anglaise, le Pigot, qui essaya en vain de nous tromper en arborant le pavillon danois. Mon cousin, fidèle à son système d’éducation, me fit immédiatement passer sur cette prise.

En arrivant à Batavia, nous trouvâmes la corvette le Brûle-Gueule, capitaine Bruneau de la Souchais.

Nous étions déjà depuis quelques jours mouillés dans la rade, lorsque mon cousin me fit prévenir qu’il avait à me parler : je m’empressai de passer sur la Forte.

— Louis, me dit-il, je vais probablement retourner en France, et tu conçois que je t’aime trop pour que je songe à t’emmener avec moi… Je ne suis pas un assez mauvais parent pour vouloir te faire quitter la mer des Indes, où il y a beaucoup de dangers à courir et de la gloire à gagner. Tu es assez grand pour voler de tes propres ailes : vole le plus haut que tu pourras.

Mon cousin, après m’avoir annoncé notre séparation, m’emmena à terre avec lui et me garda à dîner. Dans la soirée, il me présenta au capitaine du Brûle-Gueule, M. Bruneau de la Souchais, et me recommanda à sa bienveillance comme si j’eusse été son propre fils. Cet officier, aussi homme du monde qu’il était bon marin, accueillit la demande de son collègue de la meilleure grâce et l’assura qu’il le remplacerait, autant que possible, auprès de moi : je dois me hâter d’ajouter que M. de la Souchais accomplit régulièrement cette promesse, et que je n’eus, une fois à bord de son navire, qu’à me louer complétement de sa bonté.

L’heure de me retirer venue, mon cousin me serra énergiquement la main, et me souhaita, d’une voix attendrie, toutes sortes de bonheurs.

Je lui retournai ses vœux ; mais m’interrompant aussitôt :

— Bah ! continua-t-il, je me fais vieux, et l’heure de la non-activité arrive à grands pas pour moi. Que deviendrai-je, lorsque, privé de mon banc de quart, il me faudra rester seul et solitaire à terre ? Cette idée m’épouvante ! Je ne demande qu'une chose à Dieu, c'est de recevoir, avant la fin de ma carrière maritime, un boulet de 24 en pleine poitrine ! c'est là mon rêve d'avenir, et, je ne sais si c'est le désir que j'éprouve de voir s'accomplir ce dénouement, je sens en moi comme un pressentiment intime de ma fin prochaine ! Encore une poignée de main, et adieu !

Je m'éloignais, lorsque mon cousin courut après moi.

— À propos, me dit-il, j'oubliais que tu n'as pas encore touché un seul mois de solde, et que tu es à sec. Prends ces vingt-cinq louis, mon ami, ils te serviront à supporter le séjour à terre pendant les relâches.

Ce cadeau me causa un plaisir d'autant plus sensible que mes finances et celles de mon matelot étaient, en effet, dans un déplorable état. Aussi m'empressai-je d'aller rejoindre au plus vite le frère la Côte pour lui raconter la bonne aubaine qui nous arrivait.

Quant à mon bon et brave cousin Beaulieu, cette fois était bien en effet la dernière que je devais le voir ; ses pressentiments ne se réalisèrent que trop complètement et trop tôt. En 1801, la frégate la Forte, qu'il commandait toujours, fut prise sur les brasses du Bengale par la Sibylle, et mon pauvre parent tomba mort pendant le combat sous un boulet.

Après un séjour trop long pour ma santé à Batavia, puisque j'y pris les fièvres du pays, le Pigot remit en mer. Le grand nombre des prisonniers que contenait la prise, et qui menaçaient à chaque instant de se révolter, força la corvette la Brûle-Gueule de nous escorter jusqu'à l'île de France; à peine arrivé à l'île de France, j'entrai à l'hôpital.

Pendant tout le cours de ma maladie, Kernau me visita avec une assiduité sans pareille et se montra plein de dévouement et de prévenances pour moi.

— Allons, du courage, me dit-il quand je fus convalescent ; nous nous retrouverons bientôt sur un pont de navire ensemble.

— Le moment de mettre à exécution ton projet n’est donc pas encore venu ?

— Ah ! sacré mille noms ! tu me prends donc pour un chenapan fini, que tu m’adresses une question semblable ? Quitter son matelot quand il est embêté et qu’il peut avoir besoin de vous… Allons donc ! c’est cocasse comme tout, ce que tu me dis là… Ce n’est pas une raison, parce que l’on aime son indépendance, pour que l’on manque de cœur et que l’on soit un chien…

Le 27 avril 1798, je sortis de l’hôpital de l’île de France pour m’embarquer, en qualité, non plus de pilotin, mais bien de matelot, sur la corvette de vingt-deux canons, le Brûle-Gueule, qui partit presque aussitôt pour Samarang, où nous mîmes à terre l’amiral Sercey, qui avait quitté la Forte. De Samarang nous fîmes route pour Batavia, où se trouvait la frégate la Preneuse, capitaine l’Hermite.

Dès lors cet officier prit le commandement des deux navires. En sortant de Batavia, notre petite division relâcha de nouveau quelques jours à Samarang ; puis, n’ayant rencontré aucun navire ennemi, elle se dirigea vers les îles Philippines. Kernau maigrissait d’ennui, à vue d’œil ; mais il ne se plaignait jamais, par générosité, devant moi, de l’horreur que lui inspirait le service sur un navire de guerre.

À l’atterrage, nous reçûmes un coup de vent si terrible, que le Brûle-Gueule fut obligé de caréner. Cet accident remplit mon matelot de joie.

— Vois-tu, vieux, me dit-il avec enthousiasme lorsque les deux navires mouillèren dans le port de Cavit-le-Vieux, qui est situé de l’autre côté de la baie, à Manille, si nous ne nous amusons pas ici pendant que l’on réparera le navire, c’est que nous sommes des riens du tout.

— Est-ce que l’on s’amuse à Manille, matelot ?

— À Manille, pas trop ; c’est une ville de commerce : on y cause trop de piastres et de marchandises ; mais ici, à Cavit-le-Vieux, qui est la ville maritime proprement dite, on y jouit de tous les plaisirs imaginables… Mille noms de noms ! y ai-je tout de même passé déjà de bons moments !

— Quelle est la population de Cavit ?

— Des gredins finis, mais drôles comme tout. Tu trouveras ici des malins de tous les pays du monde, et tu peux penser hardiment et sans crainte de te tromper, quand tu rencontreras un matelot étranglé dans la rue, que cet homme a déjà été condamné quelque part à la potence !… C’est ici le refuge de tous les aventuriers et de tous les pirates du globe… Des canailles affreuses, c’est vrai, mais qui savent joliment égayer une société et mener la vie bon train…

— Et la police du pays tolère tous ces gens sans aveu ?…

— Comment ! si elle les tolère, mais elle les adore ! De qui donc vivrait-elle, sans eux ? Et puis, vieux, faut pas te figurer que la police fasse ici la bégueule comme en France… Ah ben oui !… une fois la nuit venue et les lumières éteintes, les patrouilles de soldats et les serenos, ou gardiens nocturnes, rivalisent entre eux de zèle à qui dévalisera le mieux les passants… Tu verras comme nous rirons…

— Tu sais que le capitaine de la Souchais m’a permis de rester à terre ?…

— Avec moi, oui, connu !… de la liberté, de l’or, les louis de ton cousin et de l’expérience, ça va être une vraie vie de paradis… Mais je meurs de faim, allons déjeuner.

— Où me mènes-tu ?

Calle Santa-Teresa, ce qui signifie rue Sainte- Thérèse, chez une brave femme que je connais joliment bien, et qui ne se fera pas tirer l’oreille pour nous recevoir à bras ouverts… à moins qu’elle ne soit morte pourtant… Alors nous entrerons dans le premier bodegon, autrement dit bouchon, qui se trouvera sur notre chemin… D’abord, ici, on entre partout… c’est le pays du bon Dieu.

Pendant le trajet que me fit parcourir Kernau à travers la ville, j’observais avidement la curieuse population de Cavit-le-Vieux. J’apercevais de temps en temps de ces figures étranges, comme jamais je n’en avais vu de semblables nulle part ; de ces costumes admirablement débraillés, qui ont fait la réputation de Callot et de Salvator Rosa ; enfin, partout mon regard se heurtait contre une énigme, une originalité ou un mystère.

Un petit incident, moitié burlesque, moitié tragique, dont nous fûmes les témoins, nous arrêta dans notre course à travers la ville.

Deux sacripants, entourés par une foule nombreuse de gens qui, certes, ne valaient pas mieux qu’eux, se toisant du regard et se menaçant de leurs couteaux, se tenaient, séparés seulement par trois ou quatre pas de distance, en garde, et prêts à en venir aux mains.

— Eh bien, senores, dit l’un des deux combattants en se tournant vers les spectateurs, les paris sont-ils ouverts ? Qu’on se dépêche. Nous allons commencer.

— Attendez un instant, je vous prie, caballeros, s’écria un moine franciscain qui sortit alors de la foule et s’avança vers les adversaires.

— À vos ordres, padre, dit le sacripant en abaissant son couteau. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je viens de t’entendre demander si les paris étaient ouverts, mon fils, répondit le moine, et je désirerais t’examiner de plus près, toi et ton compagnon, pour savoir sur lequel de vous deux je dois aventurer mon argent avec une honnête chance de succès… Tu me sembles souple, agile et nerveux, oui, cela est incontestable ; mais sais-tu jouer du couteau ?

— Mon père était le fameux Espada, qui a été pendu si glorieusement à Manille, il y a à peine dix ans, et dont la mort, je puis avancer ce fait sans me vanter, car il appartient à l’histoire, fut si vivement ressentie par tous les gens de cœur… Je crois, padre, avoir hérité de quelques-unes des qualités de l’auteur de mes jours, ajouta le fils Espada en baissant modestement les yeux.

— Alors, mon jeune ami, je risque dix piastres en ta faveur. Qui tient mes dix piastres ? s’écria le moine en élevant la voix et en s’adressant à la foule.

— Moi respectable fraile, répondit un des spectateurs.

Le Franciscain, en entendant ces paroles, s’empressa de se rendre auprès de celui qui venait de les prononcer, afin d’arrêter définitivement les conditions de leur pari, de façon qu’une méprise n’eût pas lieu. Toutefois, avant de s’éloigner, il n’oublia pas de donner sa bénédiction au valeureux champion qui représentait, pour lui, une valeur de dix piastres.

— Eh bien ! vieux, me demanda Kernau, qui, comprenant la langue espagnole, m’avait traduit le dialogue que je rapporte ici, au fur et à mesure qu’il se débitait, que penses-tu de Cavit ? C’est-y donc farce et amusant que ce pays-ci ! Mais, motus, attention ! voici mes coquins qui vont commencer leur danse.

En effet, les deux combattants, tombés carrément en garde l’un devant l’autre, s’escrimaient avec une adresse vraiment merveilleuse.

Enfin, après des passes et des volte-face nombreuses, fort savantes, et qui furent vivement applaudies par le public, Espada fils reçut un coup de couteau dans l’épaule. Le combat cessa aussitôt.

— Misérable ! s’écria le moine en apostrophant avec fureur le vaincu, c’est ainsi que tu abuses de ma confiance… que tu me fais perdre dix piastres ! Éloigne-toi de ma vue, fanfaron sans courage et sans adresse… La mort de ton digne père Espada a été un bienfait public… J’espère te voir, toi aussi, un de ces jours, danser au bout de la corde d’une potence…

Quant à l’adversaire de l’infortuné Espada, fier de son triomphe, il fit le tour de la galerie formée par les spectateurs, en présentant son chapeau. Tous ceux qui avaient parié pour lui y mirent quelques réaux.

Ce combat, dont la vue, que l’on me pardonne cet aveu en songeant quels affreux coquins étaient en présence, m’avait beaucoup diverti, terminé, je rappelai à mon matelot que nous comptions déjeuner ; mais Kernau, l’air surpris et absorbé, regardait le moine franciscain avec une telle attention qu’il ne m’entendit même pas. Je fus obligé de le secouer rudement par le bras pour lui rappeler ma présence.

- Que diable considères-tu donc avec tes yeux fixes et ouverts tout grands comme des sabords ? lui demandai-je. Ce moine ? Eh bien, qu’est-ce qu’il a de remarquable ? Il est fort gras, peu propre, semble assez hypocrite, et fume un cigare qui paraît assez bon. Tout cela est-il donc tellement curieux qu’il nous faille rester plantés comme des piquets au beau milieu de la rue, tandis que nos estomacs crient la faim ?… Allons chez ton hôtesse…

— Oui, tout de suite, vieux… Seulement, si tu savais quelle drôle de ressemblance présente ce moine avec… Ah ! parbleu, mille noms de noms ! je ne me trompe pas… je recon­nais cette grimace… c’est bien lui… attends-moi un peu.

Mon matelot, en parlant ainsi, s’élança vers le franciscain, qui, après avoir payé ses dix piastres de pari, en accompagnant chacune d’elles d’un gros soupir, se disposait à continuer son chemin, et le saisit par la manche de sa robe. Je me hâtai de rejoindre mon matelot.

Le quelque peu de portugais que j’avais appris pendant mon séjour à bord de la prise l’Elcinger, uni au latin que je savais assez imparfaitement, au reste, me permit, sinon de comprendre bien exactement le dialogue qui s’établit entre le frère la Côte et le moine, du moins d’en saisir le sens.

Kernau, que le moine, au premier abord, avait affecté de ne pas connaître, demandait à ce dernier par suite de quelle étrange idée il avait quitté la marine pour le couvent, et celui-ci répondait qu’une vocation irrésistible, longtemps comprimée, mais toujours vivante dans son cœur, l’avait conduit à se mettre franciscain.

— Vois-tu ce gredin, me dit Kernau en français et en me désignant le moine, il y a à cette heure près de cinq ans qu’il a voulu me plonger son couteau dans le cœur… Une histoire de sentiment, que je te raconterai un de ces jours. Il se nommait alors Perez, et servait comme matelot sur un brick, fin voilier, qui faisait, disait-on, du commerce avec l’Archipel… Quel commerce ? Ça se devine… Heureusement qu’il manqua son coup…

— Et toi, que lui fis-tu ?

— Moi, généreux et Breton, je me contentai de lui flanquer des gifles… ah ! mais de fameuses gifles, par exemple… il en garda le lit plus de quinze jours… Et voilà que je le retrouve moine à cette heure ! Hein ! que penses-tu de Cavit ? c’est-y amusant, Dieu du ciel ! y a-t-on de l’agrément, dans cette bonne ville !

S’adressant alors au franciscain, Kernau continua :

— Et dis-moi, seigneur du couteau, lui demanda-t-il, est-ce que tu vas toujours, depuis que tu es entré dans les ordres, chez madame Encarnacion, notre hôtesse ?… tu sais, là où nous avons fait connaissance, et où tu as voulu voir si ma peau était, oui ou non, à l’épreuve d’une piqûre !…

— Toujours, mon frère, répondit le moine en baissant modestement les yeux.

— Eh bien, je m’y rends de ce pas, veux-tu m’y suivre ? nous boirons un grog soigné… C’est pas que je t’estime au moins… Ah ! ça non… mais ça me cause tout de même du plaisir de te revoir… ça me rappelle un tas de drôleries amusantes de ce temps-là… Allons, pas de façons ; je sais que tu ne détestes pas le grog… viens.

Le franciscain, pressé avec tant de politesse, ne put refuser l’offre aimable de mon matelot, et nous nous remîmes en route tous les trois ensemble.

Après cinq minutes de marche, mes deux compagnons s’arrêtèrent devant une espèce de magasin tenant le milieu entre une épicerie et un cabaret : c’était là que demeurait la Encarnacion.

Après avoir traversé la salle d’entrée, où plusieurs matelots et indigènes buvaient assis devant de petites tables, nous montâmes un escalier en pierre, assez sombre et passablement dégradé ; puis, arrivé au premier étage, le moine Perez, qui me sembla très au fait de la localité, y frappa discrètement deux coups.

— Entrez, répondit du dedans une voix assez forte, qui me parut, pourtant, appartenir à une femme.

À cette invitation, Kernau, toujours expéditif et sûr de lui-même, lança un vigoureux coup de pied contre la porte qui, vieille et vermoulue, s’en alla battre, en laissant échapper un nuage de poussière, le pan de mur auquel elle était attachée.

Une vieille femme assise par terre au milieu de la chambre, sur une natte de jonc, la bouche armée d’un colossal cigare et tenant dans ses mains un chapelet énorme, apparut à nos regards.