Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 1

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 5-8).


VOYAGES,


AVENTURES ET COMBATS.

I

— Je vois, mon ami, que votre rivalité amoureuse avec Scipion vous conduit trop loin dans votre supposition, dit en souriant M. Montalant.

— Ah ! vous croyez à des bêtises comme ça, vous ? s’écria Kernau en rougissant ; eh bien, vous vous fichez encore pas mal dedans ! Est-ce que vous vous figurez bonnement qu’un frère la Côte comme moi n’est pas habitué aux frivolités des mulâtresses et qu’il y fait attention ? Merci, je m’en moque pas mal, des mulâtresses, moi, en fait de vrai sentiment ! Enfin puisque c’est votre idée, n’en parlons plus… je me lave les mains de l’avenir… Bonsoir, la compagnie. Mon matelot, après avoir prononcé ces paroles avec une colère concentrée, se dirigeait vers la porte, lorsque M. Montalant l’arrêtant : — Est-ce que vous nous abandonnerez ainsi, lui dit-il avec bonté, parce que nous ne nous trouvons pas être du même avis ? Restez avec votre matelot tant que vous voudrez à mon habitation : vous devez avoir bien des choses à vous raconter. Quant à moi, plus vous demeurerez sous mon toit et plus j’en serai content. — Au fait, c’est vrai, pourquoi que je ne resterais pas ? s’écria Kernau. Oui, positivement, il vaut bien mieux que je ne m’éloigne pas ! Pourquoi ? Dame, ça ne regarde personne… j’ai mon idée… seulement, comme je ne tiens pas à ce que l’on me gouaille encore… je la garde pour moi. Merci, monsieur, de votre permission, je l’accepte et ne m’en vais plus ! Le lendemain de ce jour je dînai avec l’Hermite. C’était lui qui m’avait fait inviter par M. Montalant. La conversation tomba naturellement sur notre dernier combat et sur la mort de l’infortuné Graffin ; à ce souvenir je vis une expression de tristesse profonde se peindre sur le visage de l’Hermite, qui, à partir de ce moment, garda un sombre silence. L’on venait de servir le dessert et les liqueurs, lorsque l’Hermite, qui ne s’était plus mêlé aux propos des invités que par quelques rares monosyllabes, pâlit tout à coup et fut obligé de se cramponner à la table pour ne pas tomber. — Qu’avez-vous donc, capitaine, s’écria M. Montalant avec effroi, vous sentiriez-vous indisposé ? — Oui, mon cher hôte, très indisposé, répond l’Hermite avec effort ; mais ne vous dérangez pas pour moi… Ce n’est rien… Un peu d’air dissipera sans doute ce malaise. L’Hermite voulut alors se lever, mais sa faiblesse trahit son courage : il chancela sur ses jambes et retomba lourdement dans son fauteuil. Une pâleur cadavérique couvrait son visage. Tous les convives s’empressèrent autour de lui. Bientôt une crise nerveuse s’empara de lui et le secoua avec une telle violence que ses dents claquèrent à faire croire qu’elles allaient se briser. M. Montalant, effrayé, s’était empressé d’envoyer chercher le médecin d’une habitation voisine. Un quart d’heure, qui nous parut long comme une journée, tant l’état de l’Hermite empirait de seconde en seconde, s’écoula au milieu d’un silence général que troublaient seuls ses cris étouffés. Enfin, le docteur arriva ; il était temps : l’infortuné capitaine, tordu par une souffrance qui devait être atroce, se roulait par terre, en proie à d’affreuses convulsions. Le docteur s’avança vers lui, lui prit le pouls, considéra attentivement les traits de son visage ; puis tirant une fiole d’une petite valise portative passée à son bras, il en fit respirer quelques gouttes au pauvre malade, qui reprit presque aussitôt connaissance. — À quelle cause attribuez-vous cette subite indisposition, capitaine ? lui demanda-t-il. — Je ne sais, docteur, répondit l’Hermite, mais on dirait que je suis empoisonné… — Et si cela était, en auriez-vous le moral affecté, capitaine ? demanda le docteur. — Vous savez bien que non, monsieur, répondit l’Hermite avec effort, je vous prierais seulement de me dire franchement le temps qu’il me resterait à vivre, afin que je puisse prendre mes dispositions dernières. —

— Eh bien, capitaine, oui, vous avez été empoisonné ! s’écria le docteur avec véhémence, oui, l’on a voulu vous assassiner !… Mais, ne craignez rien… je crois pouvoir répondre de vous… Il ne me semble pas que tout soit désespéré.

— Faites, monsieur, répondit tranquillement l’Hermite, cela ne me regarde pas !

À ce mot d’empoisonnement, un cri spontané de surprise et de désespoir avait été poussé par tous les convives.

— Ce qui m’afflige, docteur, dit l’Hermite, c’est qu’il y ait un homme au monde qui ait pu m’en vouloir à ce point… J’espérais n’avoir pas d’ennemis.

— Ce n’est pas un homme, mon capitaine, c’est un singe malfaisant…

— C’est ça ! s’écria en ce moment, à la porte du salon, une voix rude et émue.

Tous les regards se tournèrent vers l’interpellateur, et je vis Kernau, dont l’énorme poing droit s’abaissait en ce moment sur la tête d’un grand nègre qu’il tenait de sa main gauche, à moitié terrassé. L’esclave poussa une espèce de mugissement étouffé et tomba lourdement à terre. Je reconnus Scipion.