Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 3
III
Le village de Mazangaïe, situé au nord d’une rade immense, est habité par des Arabes, ainsi que l’annonce l’architecture basse et massive de ses maisons, dont la blancheur éclatante, encadrée par une végétation riche et puissante, attire de loin le regard.
Ce village, avantage sérieux pour nous, bordait une rive à l’abri de la violence des tempêtes, si communes dans ces parages.
Nous étions tous appuyés sur les bastingages, occupés à regarder ce joli panorama, lorsque nous vîmes une grande pirogue se diriger vers nous.
— Ah ! voici un des gros bonnets de la localité qui vient probablement nous rendre visite, nous dit le capitaine Cousinerie ; il faut le recevoir avec tout notre savoir-vivre et capter son amitié par notre exquise politesse. Mousse, va-t’en chercher une bouteille d’arack.
Le capitaine achevait à peine de prononcer ces paroles lorsque la pirogue accosta le Mathurin ; cette pirogue, montée par une quinzaine de rameurs, nous parut sculptée avec beaucoup d’art.
Deux hommes, qui méritent certes chacun à part une courte description, en sortirent aussitôt et montèrent sur le pont de notre navire.
Le premier, et le moins remarquable des deux, avait de trente-cinq à quarante ans. Cheveux crépus, visage cuivré, taille bien prise et moyenne. Il portait pour tout costume deux pagnes : l’une enveloppait ses reins de plusieurs plis, l’autre se drapait artistement autour de sa tête.
Le reste de son corps présentait une nudité complète, moins toutefois son genou droit, auquel était attachée une espèce de torsade de rideau dont les extrémités soutenant deux espèces de glands en laine retombaient contre les mollets.
Le second personnage était certes la chose la plus curieuse du monde qu’il fût possible d’imaginer ; il représentait le grotesque absolu atteignant jusqu’au sublime. D’une stature démesurément haute, on eût pu se servir de son corps, tant sa maigreur était complète, pour un cours d’anatomie. Au haut de ce corps, qui ne finissait plus, était juchée une petite tête, presque chauve, assez semblable à celle d’un coq.
Quant au costume de ce ridicule personnage, il dépassait les bornes du possible. Par-dessus la première pagne qui lui servait de jupon, et par-dessous la seconde, qu’il drapait en guise de manteau, se voyait un vieil habit de soie rayée noir et lilas, bordé d’effilés, taillé à la Louis XV et constellé de larges boutons à médaillons ; cet habit, qui devait être toute une histoire, me parut un poème ! Sur la tête du géant se pavanait un tricorne déformé, il est vrai, mais surmonté, en compensation, d’un plumet haut de trois pieds ! Quant à ses jambes, complètement nues, elles étaient battues par un fourreau renfermant une vieille épée ridicule, défroque probable de quelque acteur de province, qui soulevait sans cesse les basques de son habit de la façon la plus drolatique que l’on puisse imaginer.
Enfin, suprême raffinement de luxe, des éperons énormes en cuivre, qui dataient au moins du temps de Ferdinand et d’Isabelle, étaient attachés comme des ergots à ses pieds nus. C’était à ne pouvoir le regarder en face sans éclater de rire.
Il s’approche du capitaine Cousinerie en faisant résonner ses éperons, puis pliant jusqu’à deux pieds du pont son épine dorsale :
— Capitaine, lui dit-il en assez bon français que je demanderai au lecteur la permission de ne pas transcrire ici textuellement, vous voyez en moi un noble portugais. Je me nomme Carvalho.
Quelque peu intelligible que fût le français du noble portugais, nous n’en fûmes pas moins ravis de l’entendre ; car il suffisait, et au-delà, pour nous servir à communiquer avec les Malgaches ou habitants de Madagascar.
Sa seigneurie Carvalho, désignant alors par un geste respectueux l’homme qui l’accompagnait, s’inclina de nouveau plus profondément encore que la première fois, et reprit :
— Je vous présente un des grands dignitaires de la gracieuse reine de Bombetoc ! Cet homme est le sous-roi de Mazangaïe !
— Ah ! cet homme est un grand dignitaire de la couronne, et de plus un sous-roi, répondit le capitaine, alors je m’en vais lui présenter mes respects.
M. Cousinerie, après avoir prononcé ces paroles, s’avança vers l’illustre personnage, et lui offrant un verre d’arack apporté par le mousse :
— Ça vous va-t-il, Majesté ? lui dit-il.
À l’empressement avec lequel le vice-roi se saisit du verre, on eût pu croire qu’il comprenait parfaitement le français.
— Ah ça ! reprit le capitaine en voyant le vice-roi boire avec avidité, est-ce que Sa Majesté ne craint pas de se mettre dans un état inconvenant ?
— J’ai bien soif, capitaine ! s’écria en ce moment d’un ton mélancolique et suppliant le noble portugais.
— C’est juste, il en reste encore. Prenez !
Le seigneur Carvalho ne se fit pas prier pour accepter cette invitation : il se précipita sur l’arack avec l’avidité d’un tigre qui s’élance sur sa proie.
— Jusqu’à présent, nous dit le capitaine, ces gens boivent plus qu’ils ne parlent. Il faudra cependant bien que ce faux Portugais nous donne des renseignements.
Une fois que le vice-roi et l’interprète eurent vidé le contenu de leur verre, ils nous accompagnèrent dans la cabine.
— C’est extraordinaire capitaine, dit ce dernier, combien votre arack m’a altéré… j’en voudrais bien encore un peu !
— Possible, mon cher monsieur Carvalho ; mais moi je ne puis y consentir. Faisons un marché. Vous allez d’abord répondre avec sincérité et clarté aux questions que je vais vous adresser ; puis une fois que je n’aurai plus de renseignements à vous demander, je vous laisserai vous griser tout à votre aise. Cela vous convient-il ?
— J’aimerais mieux commencer par me griser d’abord, capitaine…
— Non, après les explications, ou pas du tout !
— Alors, interrogez-moi vite… Mais, pardon, avant que nous commencions cette conversation faites servir une nouvelle bouteille à Sa Hautesse le sous-roi… Quand il ne boit pas, il est en colère ; et quand il est en colère, on ne peut plus venir à bout de lui.
— À présent, monsieur Carvalho, reprit Cousinerie après que le mousse, sur un signe de lui, eut placé un cruchon plein de liqueur devant le sous-roi, causons un peu, si vous voulez, mais causons bien.
— À quelle distance du village de Mazangaïe est située la ville de Bombetoc ?
— À environ vingt-quatre miles anglais, capitaine.
— Quelle espèce de femme est madame de Bombetoc ?
— Oh ! capitaine ! un astre, un soleil…
— Et les habitants de cette capitale ?
— Les gens les plus vertueux du monde.
— Ainsi il ne se commet jamais de crime à Bombetoc ?
— Oh ! au contraire : l’empoisonnement y est très fréquent, et les meurtres journaliers.
— Croyez-vous que si j’envoyais en députation à la reine quelques-uns de mes gens ils courraient des dangers ?
— En allant, non, capitaine ; en revenant c’est possible.
— Et pourquoi leur retour présenterait-il plus de difficulté que leur aller ?
— Parce que, capitaine, s’ils reviennent à bord sans s’être entendus avec la reine, les indigènes songeront peut-être à se fâcher de ce que des étrangers aient résisté aux prétentions de leur belle souveraine ; mais ajouta le Portugais après une légère pause, voulez-vous me promettre, capitaine, que vous allez me laisser me griser tout à mon aise, et je vous donne un bon conseil ?
— Parle, j’y consens.
— Eh bien ! capitaine, attendez que le sous-roi soit revenu à la raison ; car je vois à ses gestes embarrassés et à ses yeux brillants qu’il commence à être heureux, et demandez-lui alors qu’il vous donne une escorte d’honneur, dont je ferai partie, pour vous accompagner auprès de notre souveraine. De cette façon, vous êtes assuré d’une réception digne de vous ! Puis-je boire, à présent ?
— Oh ! tant que vous voudrez, seigneur Carvalho.
Une demi-heure après cette conversation le vice-roi et l’interprète étaient ivres morts sous la table.
Le lendemain matin, nous avions toutes les peines du monde à les réveiller l’un et l’autre ; cependant, grâce à quelques vigoureux coups de pied, nous en vînmes à bout.
Le vice-roi nous répéta le conseil que nous avait déjà donné le Portugais, d’aller trouver la reine ; seulement il se servit à ce sujet d’une expression qui nous surprit tous extrêmement et dont nous ne pûmes jamais avoir l’explication : il nous dit, en prononçant ces mots avec un véritable accent parisien, que la reine serait heureuse de nous recevoir dans son Louvre. Cela nous donna à penser que quelques Français avaient déjà dû pénétrer dans le royaume de Bombetoc avant nous ! Le vice-roi nous recommanda ensuite de ne pas oublier de nous munir d’un riche présent pour sa souveraine : que quant à lui il se contenterait d’un fusil et d’un petit tonneau d’arack.
En retour, il nous permit de disposer de sa pirogue et de ses gens. Le marché fut accepté.
— Garneray, me dit alors le capitaine Cousinerie, le moment fatal et glorieux est arrivé pour vous ! Prenez, à votre choix, deux hommes de l’équipage ; armez-vous jusqu’aux dents, et que Dieu vous protège ! Si l’on vous attaque, tapez dur. Quant à la conduite que vous aurez à tenir auprès de la reine, je vous laisse carte blanche. S’il faut absolument, pour les intérêts de la France, que vous soyez galant, je vous autorise à manquer à cette dame tant soit peu de respect. Enfin, agissez selon les circonstances.
Une heure après avoir reçu ces instructions, je partais avec deux matelots : l’un nommé François Poiré, et l’autre Bernard, pour ma glorieuse ambassade. Inutile d’ajouter que le capitaine m’avait chargé de quelques étoffes de soie, de menus articles de bimbeloterie et de quelques bouteilles de liqueur pour les offrir à la reine.
L’on venait de sonner midi et le vent soufflait favorable, lorsque je descendis dans la pirogue du vice-roi.
Je dois ajouter que ce haut dignitaire avait stipulé outre ses autres conditions, qu’il resterait à bord jusqu’à notre retour, et que pendant toute la durée de ce temps on lui servirait l’arack à discrétion.
Cette demande me fut agréable, car je pensai que s’il eût craint pour notre sûreté, il n’eût point joué ainsi le rôle d’otage.
Après avoir traversé la baie, nous débarquâmes dans un petit village appelé aussi Bombetoc. Là comme dans tous les pays habités par les Noirs, les enfants jetèrent des cris aigus en nous apercevant, et les femmes s’enfuirent avec épouvante. Cette panique dura autant que notre passage ; car à peine fûmes-nous éloignés de quelques centaines de pas, que l’essaim féminin se mit pour ainsi dire à notre poursuite et nous accompagna assez longtemps, à respectueuse distance, afin de satisfaire sa curiosité.
Une fois hors du village, nous entrâmes dans une plaine de sable à peu près mouvant, longue d’environ une lieue, et dont le parcours nous fut extrêmement pénible ; par moments nous nous enfoncions jusqu’aux genoux.
Cette plaine nous conduisit jusqu’à une espèce de village.
L’interprète Carvalho nous apprit que ce que nous prenions pour un village était justement la capitale d’un sous-royaume. En effet, le puissant monarque de cette magnifique sous-souveraineté s’avança bientôt à notre rencontre.
Me reconnaissant dès le premier coup d’œil pour le chef de l’escorte qui marchait derrière moi, il me tendit cordialement la main, et d’un air aimable :
— Finar, sacato ; encor cabar ? me dit-il.
L’interprète se hâta de me traduire ces mots qui signifiaient : « Bonjour, l’ami ; comment vont les procès ? »
— Répondez-lui, Carvalho, que je me porte fort bien, et que je n’ai jamais eu de procès, dis-je à l’interprète.
— Le sous-roi vous félicite de n’avoir jamais eu de procès, me répondit Carvalho, et il désire savoir quelle est votre qualité.
— Parbleu ! je suis ambassadeur de la grande nation française. Bah ! dites-lui, quoique nous soyons en république, que je suis l’envoyé du roi de France… Il comprendra mieux.
Cette réponse me valut de la part du monarque malgache une invitation pressante à venir prendre mon repas dans son palais. J’acceptai avec plaisir.
Le Louvre de mon nouvel ami était une simple cabane, et même une cabane fort délabrée. Quant à mon dîner, il se composa d’une espèce de ragoût de poule fort pimenté, et d’une boisson d’une force extrême et d’un goût très désagréable, qui ressemblait un peu à du mauvais hydromel.
Seulement une surprise agréable, à laquelle je ne m’attendais pas, fut l’apparition de la sous-reine, charmante amboulame d’une véritable beauté de traits et dont les grands yeux pleins de flamme et de passion s’harmonisaient fort bien avec sa carnation blanchâtre.
Je dois avouer, espérant que ces lignes ne parviendront jamais à son époux, s’il vit par hasard encore, que la délicieuse amboulame se conduisit avec une légèreté tant soit peu provocatrice à mon égard, me prenant les mains à la dérobée et me prodiguant, sous les yeux de son trop confiant époux, des marques non équivoques de sympathie.
Aussi ne fut-ce pas sans une certaine hésitation et sans un vif dépit que je me vis forcé d’accepter une longue pirogue armée de rameurs vigoureux et chargée de provisions, que m’offrit le généreux vice-roi, pour continuer mon voyage.
Je ne me vantai pas de ce fait auprès du capitaine Cousinerie à mon retour à bord, mais il est certain que je laissai entre les mains de la belle vice-reine une parcelle des présents que je devais offrir à la souveraine de Bombetoc. Son mari me remercia avec effusion de ma générosité, et me fit promettre de ne pas oublier de venir le voir à mon retour.
En quittant ce village, nous eûmes à traverser dans sa longueur une lagune admirable et dont aucune description ne saurait donner une idée.
Encaissée entre de hautes montagnes, cette nappe d’eau, fort large en certains endroits, était parsemée de petites îles boisées, disposées de la façon la plus pittoresque. On eût dit de loin, grâce aux reflets des rayons du soleil qui allaient se perdre dans ces bouquets de verdure, de colossales émeraudes. Les rives de la lagune étaient garnies d’arbres gigantesques, aux formes bizarres et imprévues ; puis, au milieu des branches touffues de ces géants de la nature végétale, une innombrable quantité de singes de toutes les formes, grandeurs et couleurs, se poursuivaient en jouant avec des élans prodigieux.
— Expliquez-moi donc, seigneur Carvalho, dis-je à mon interprète assis à mes côtés, comment il se fait que le sous-roi que nous venons de quitter m’ait demandé en m’abordant, et avant toute autre chose, où j’en étais de mes procès ?
— Parce que les procès sont pour les Malgaches les plus terribles événements qui puissent leur arriver !
— Ah bah ! est-ce qu’il y aurait dans le royaume de Bombetoc des huissiers voleurs et des avocats bavards comme en France ?
— Je ne connais pas, seigneurie, ce que c’est que des huissiers, mais je puis vous assurer que quelque dangereuse que soit cette chose, elle présente bien moins de périls que la façon dont on juge ici les procès.
— Ah bah ! tiens, au fait, puisque nous n’avons rien de mieux à faire que de causer, mettez-moi donc un peu au courant des mœurs des Malgaches.
— Je ne demande pas mieux, seigneurie : voilà vingt ans que je demeure parmi eux, et personne ne peut les connaître mieux que moi.
— Voyons ! D’abord, puisqu’il en est question, commencez par m’apprendre comment se passent ici les procès.
— C’est bien simple, seigneurie. D’abord les deux parties adverses s’adressent aux vieillards les plus instruits des lois.
— Gratis et sans bourse délier ?
— Cela va sans dire. Alors les vieillards pèsent les raisons qu’on leur donne et prononcent que ne sachant pas au juste lequel des deux adversaires a raison, ils les renvoient l’un et l’autre à l’épreuve du tanguin.
— Qu’est-ce que le tanguin ?
— Le tanguin est un arbre qui produit des pommes extrêmement vénéneuses. Or, une fois la sentence des vieillards rendue, on s’empare des plaideurs et on les attache à un pied solidement fixé en terre. Alors l’empassanguin ou exécuteur prend deux pommes de tanguin, en exprime le jus dans l’eau, et présente la potion ainsi préparée aux deux plaideurs. Celui qui refuse de la prendre est considéré comme coupable et condamné à mort ; aussi ni l’un ni l’autre n’hésitent jamais à l’avaler. Pendant qu’ils boivent, l’exécuteur invoque les puissances de l’enfer pour qu’elles fassent connaître la vérité.
— Singulière façon de plaider ! Ensuite ?
— Ensuite, seigneurie, comme l’effet de ce poison est aussi prompt que terrible, le coupable meurt bientôt, tandis que celui qui avait raison se contente de vomir.
— Ainsi, c’est seulement celui qui avait tort qui succombe ? Êtes-vous bien sûr de cela ?
— Oh ! seigneurie ! pourriez-vous mettre une telle chose en doute ? Elle est dans la loi.
— Moi ! j’y crois ! Mais dites-moi, est-ce qu’il n’arrive jamais aux deux plaideurs de mourir ?
— Oh ! cela se voit chaque jour, seigneurie.
— Eh bien ! alors, quel est celui que l’on considère comme coupable ?
Cette question sembla embarrasser assez sérieusement le Portugais Carvalho. Cependant, après un moment de réflexion, il prit bravement son parti et me répondit d’un air plein de conviction :
— Alors, seigneurie, c’est qu’ils avaient tort tous les deux !
J’allais continuer cette conversation qui m’intéressait, lorsque je m’arrêtai court à la vue d’un monstrueux caïman dont la tête sortait à fleur d’eau du milieu de la lagune et sur lequel notre pirogue se dirigeait en plein.