Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/L’histoire du sultanat de Dihli

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Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome troisièmep. 161-215).


RÉCIT DE LA CONQUÊTE DE DHILY ET NOTICE SUR LES ROIS QUI S’Y SUCCÉDÈRENT.

Le jurisconsulte, l’imâm très-savant, le grand kâdhi de l’Inde et du Sind, Camâl eddin Mohammed, fils de Borhân eddîn, de Ghaznah, surnommé Sadr Aldjihân, m’a raconté que la ville de Dihly fut conquise sur les infidèles dans l’année 584 (1188). J’ai lu cette même date écrite sur le mihrâb de la grande mosquée de cette ville.

Le personnage déjà nommé m’a appris aussi que Dihly fut prise par l’émir Kothb eddîn Aïbec, qui était surnommé Sipâh Sàlàr, ce qui signifie général des armées. C’était un des esclaves du sultan vénéré Chihàb eddîn Mohammed, fils de Sâm le Ghouride, roi de Ghaznah et du Khorâçân, et qui s’était emparé du royaume d’Ibrâhîm, fils (lisez petit-fils) du sultan belliqueux Mahmoud ibn Subuctekîn, lequel commença la conquête de l’Inde.

Le susdit sultan Chihâb eddîn avait envoyé l’émîr Kothb eddîn avec une armée considérable. Dieu lui ouvrit la ville de Lahaour (Lahore), où il fixa sa résidence. Son. pouvoir devint considérable ; il fut calomnié près du sultan, et les familiers de ce prince lui inspirèrent l’idée qu’il voulait se déclarer souverain de l’Inde, et qu’il était déjà en pleine révolte. Cette nouvelle parvint à Kothb eddîn ; il partit en toute hâte, arriva de nuit à Ghaznah, et se présenta devant le sultan, à l’insu de ceux qui l’avaient dénoncé à ce monarque. Le lendemain, Chihâb eddîn s’assit sur son trône, et fit asseoir en dessous Aïbec, de sorte qu’il ne fut pas visible. Les commensaux et les courtisans qui l’avaient calomnié arrivèrent, et lorsqu’ils eurent tous pris place, le sultan les questionna touchant Aïbec. Ils lui répétèrent que ce général s’était révolté, et dirent : « Nous savons avec certitude qu’il prétend à la royauté. » Alors le sultan frappa de son pied le trône, battit des mains et s’écria : « Ô Aïbec ! » « Me voici, » répondit celui-ci, et il se montra à ses dénonciateurs. Ceux-ci furent confondus, et, dans leur effroi, ils s’empressèrent de baiser la terre. Le sultan leur dit : « Je vous pardonne cette faute ; mais prenez garde de recommencer à parler contre Aïbec. » Puis il ordonna à celui-ci de retourner dans l’Inde. Aïbec obéit, et prit la ville de Dihly et d’autres encore. La religion musulmane a été florissante dans ce pays-là jusqu’à présent. Quant à Kothb eddîn, il y séjourna jusqu’à ce qu’il mourût.


HISTOIRE DU SULTAN CHEMS EDDÎN LALMICH (ALTMICH).

Ce prince fut le premier qui régna dans la ville de Dihly avec un pouvoir indépendant. Avant son avènement au trône, il avait été l’esclave de l’émîr Kothb eddîn Aïbec, le général de son armée et son lieutenant. Quand Kothb eddîn fut mort, il se fendit maître de l'autorité souveraine, et convoqua la population, afin qu’elle lui prêtât serment. Les jurisconsultes vinrent le trouver, ayant à leur tête le grand kâdhi alors en fonctions, Wedjih eddîn Alcâçâny. Ils entrèrent dans la pièce où il était et s’assirent devant lui. Quant au kâdhi, il s’assit à son côté, selon la coutume. Le sultan comprit de quoi ils voulaient l’entretenir ; il souleva le coin du tapis sur lequel il était accroupi, et leur présenta un acte qui comprenait son affrancbissement. Le kâdbi et les jurisconsultes le lurent et prêtèrent tous à Lalmich le serment d’obéissance : il devint donc souverain absolu, et son règne dura vingt ans. Il était juste, pieux et vertueux. Parmi ses actions mémorables, il convient de citer son zèle à redresser les torts et à rendre justice aux opprimés. Il ordonna que quiconque avait éprouvé une injustice revêtît un habit de couleur. Or tous les habitants de l’Inde portent des vêtements blancs. Toutes les fois qu’il donnait audience à ses sujets ou qu’il se promenait à cheval, s’il voyait quelqu’un vêtu d’un habit de couleur, il examinait sa plainte, et s’occupait à lui rendre justice contre son oppresseur. Mais il se lassa d’agir ainsi, et se dit : « Quelques hommes souffrent des injustices pendant la nuit ; je veux en hâter le redressement. » En conséquence, il éleva à la porte de son palais deux lions de marbre, placés sur deux tours qui se trouvaient en cet endroit. Ces lions avaient au cou une chaîne de fer où pendait une grosse sonnette. L’homme opprimé venait de nuit et agitait la sonnette ; le sultan entendait le bruit, examinait l’affaire sur-le-champ et donnait satisfaction au plaignant.

A sa mort, le sultan Chems eddîn laissa trois fils : Rocn eddîn, qui lui succéda ; Mo’izz eddîn et Nâcir eddin ; et une fille appelée Radhiyah, laquelle était sœur germaine de Mo’izz eddîn. Rocn eddin régna après lui, ainsi que nous l’avons dit.


HISTOIRE DU SULTAN ROCN EDDÎN, FILS DU SULTAN CHEMS EDDÎN.

Lorsque Rocn eddîn eut été reconnu sultan, après la mort de soa père, il inaugura son règne par un traitement injuste envers son frère Mo’izz eddîn, qu’il fit périr. Radhiyah était sœur germaine de ce malheureux prince, et elle reprocha sa mort à Rocn eddîn. Celui-ci médita de l’assassiner. Un certain vendredi, il sortit du palais pour assister à la prière, Radhiyah monta sur la terrasse du vieux palais attenant à la grande mosquée, et que l’on appelait Daoulet-Khâneh « la maison du bonheur. » Elle était revêtue des habits que portaient ceux qui avaient éprouvé des injustices.

Dans ce costume, elle se présenta au peuple, et lui parla de dessus la terrasse. « Mon frère, lui dit-elle, a tué son frère, et veut aussi me faire périr. » Puis elle rappela le règne de son père et les bienfaits qu’il avait prodigués au peuple. Là-dessus, les assistants se portèrent en tumulte vers le sultan Rocn eddîn, qui se trouvait alors dans la mosquée, se saisirent de lui, et l’amenèrent à Radhiyah. Celle-ci leur dit : « Le meurtrier sera tué » ; et ils le massacrèrent, en représailles du meurtre de son frère. Le frère de ces deux princes, Nâcir eddîn, était encore dans l’enfance : aussi le peuple s’accorda-t-il à reconnaître comme souveraine Radhiyah.


DE L’IMPÉRATRICE RADHIYAH.

Lorsque Rocn eddîn eut été tué, les troupes convinrent de placer sur le trône sa sœur Radhiyah. Elles la proclamèrent souveraine ; et cette princesse régna, avec une autorité absolue, durant quatre années. Elle montait à cheval à la manière des hommes, armée d’un arc et d’un carquois, entourée de courtisans, et elle ne voilait pas son visage. Dans la suite, elle fut soupçonnée d’avoir commerce avec un de ses esclaves. Abyssin de naissance ; et le peuple décida de la déposer et de lui donner un époux. En conséquence, elle fut déposée et mariée à un de ses proches, et son frère Nâcir eddîn devint maître de l’autorité.


HISTOIRE DU SULTAN NÀCIR EDDIN, FILS DU SULTAN CHEMS EDDÎN.

Après la déposition de Radbiyah, son frère cadet Nâcir eddîn monta sur le trône et posséda quelque temps l’autorité souveraine ; ensuite, Radhiyah et son mari se révoltèrent contre lui, montèrent à cheval, accompagnés de leurs esclaves et des malfaiteurs qui voulurent les suivre, et se préparèrent à le combattre. Nàcir eddin sortit de Dihly avec son esclave et lieutenant Ghiyâth eddîn Balaban, celui-là même qui devint maître du royaume après lui. Le combat s’engagea, l’armée de Radhiyah fut mise en déroute, et elle-même prit la fuite ; elle fut surprise par la faim et accablée de fatigue ; en conséquence, elle se dirigea vers un laboureur qu’elle vit occupé à cultiver la terre, et lui demanda quelque chose à manger. Il lui donna un morceau de pain, qu’elle dévora, après quoi le sommeil s’empara d’elle. Or Radhiyah était revêtue d’un habit d’homme ; lorsqu’elle fut endormie, le laboureur la considéra, et vit, sous ses vêtements, une tunique brodée d’or et de perles ; il s’aperçut que c’était une femme, la tua, la dépouilla, chassa son cheval, et l’ensevelit dans le champ qui lui appartenait. Puis il prit une partie des vêtements de la princesse, et se rendit au marché, afin de les vendre. Les marchands conçurent des soupçons à son égard, et l’amenèrent au chihneh, c’est-à-dire au magistrat de police, qui lui fit infliger la bastonnade. Le misérable confessa qu’il avait tué Radhiyah et indiqua à ses gardiens le lieu où il l’avait ensevelie. Ils déterrèrent son corps, le lavèrent et l’enveloppèrent dans un linceul ; puis il fut remis en terre au même endroit, et l’on construisit sur lui une chapelle funéraire. Son tombeau est actuellement visité par des pèlerins, et regardé comme un lieu de sanctification. Il est situé sur le bord du grand fleuve appelé Djoûn (la Yamouna ou Djomna), à une parasange de la ville de Dihly.

xprès le meurtre de sa sœur, Nâcir eddîn resta seul maître du royaume, et régna paisiblement durant vingt années. C’était un souverain pieux ; il copiait des exemplaires du livre illustre (le Koran), les vendait, et se nourrissait avec le prix qu’il en retirait. Le kâdhi Caraâl eddîn m’a fait voir un Koran copié de sa main, artistement et élégamment écrit. Dans la suite, son lieutenant Ghivâth eddîn Balaban le tua et régna après lui. Ce Balaban eut une aventure extraordinaire que nous raconterons.


HISTOIRE DU SULTAN GHIYÂTH EDDÎN BALABAN.

Lorsque Balaban eut tué son maître, le sultan Nâcir eddîn, il régna, avec un pouvoir absolu, pendant vingt années, avant lesquelles il avait été le lieutenant de son prédécesseur durant un pareil espace de temps. Il fut au nombre des meilleurs sultans, juste, doux et vertueux. Une de ses actions généreuses, c’est qu’il fit bâtir une maison à laquelle il donna le nom de « séjour de la sûreté. » Tous les débiteurs qui y entraient voyaient acquitter leur dette, et quiconque s’y réfugiait par crainte y était en sûreté. Si quelqu’un s’y retirait après avoir tué une autre personne, le sultan désintéressait à sa place les amis du mort ; et si c’était quelque délinquant, il donnait satisfaction à ceux qui le poursuivaient. C’est dans cette maison qu’il fut enseveli, et j’y ai visité son tombeau.


AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE BALABAN.

On raconte qu’un fakîr de Bokhâra y vit ce Balaban, qui était de petite taille et d’un extérieur chétif et méprisable. Il lui dit : « Ô petit Turc ! » ce qui était une expression indiquant du mépris. Balaban répondit : « Me voici, ô mon maître. » Cette parole plut au fakîr. « Achète pour moi, reprit-il, de ces grenades », et il lui montrait des grenades qui étaient exposées en vente sur le marché. « Très-bien », répliqua Balaban ; et tirant quelques oboles, qui étaient tout ce qu’il possédait, il acheta plusieurs de ces grenades. Lorsque le fakîr les eut reçues, il lui dit : « Nous te donnons le royaume de l’Inde. » Balaban baisa sa propre main (c’est là une manière de saluer) et répondit : « J’accepte et je suis content. » Cette parole se fixa dans son esprit. Cependant il arriva que le sultan Chems eddîn Lalmich envoya un marchand, afin qu’il lui achetât des esclaves à Samarkand, à Bokhâra et à Termedh. Cet individu fit l’acquisition de cent esclaves, parmi lesquels se trouvait Balaban. Lorsqu’il se présenta avec eux devant le sultan, tous plurent à ce prince, hormis Balaban, à cause de ce que nous avons dit de son extérieur méprisable. « Je n’accepte pas celui-ci », s’écria-t-il. L’esclave lui dit : « Ô maître du monde, pour qui as-tu acheté ces serviteurs ? » L’empereur se mit à rire et répondit : « Je les ai achetés pour moi-même. » Balaban reprit : « Achète-moi pour l’amour de Dieu. » — « Très-bien », répliqua le sultan ; il l’accepta, et le mit au nombre de ses esclaves.

Balaban fut traité avec mépris et placé parmi les porteurs d’eau. Les gens versés dans la connaissance de l’astrologie disaient au sultan Chems eddîn : « Un de tes esclaves enlèvera le royaume à ton fils et s’en emparera. » Ils ne cessaient de lui répéter cela ; mais il ne faisait pas attention à leurs discours, à cause de sa piété et de sa justice. Enfin on rapporta cette prédiction à la grande princesse, mère des enfants du sultan, et elle la lui répéta. Cela fit alors impression sur son esprit ; il manda les astrologues et leur dit : « Reconnaîtrez-vous, lorsque vous le verrez, l’esclave qui doit enlever le royaume à mon fils ? » Ils répondirent : « Oui, nous avons un indice qui nous le fera connaître. » Le sultan ordonna de faire paraître ses esclaves, et s’assit pour les passer en revue. Ils parurent devant lui, classe par classe ; les astrologues les regardaient et disaient : « Nous ne le voyons pas encore. » Cependant une heure de l’après-midi arriva, et les porteurs d’eau se dirent les uns aux autres : « Nous avons faim ; rassemblons quelques pièces de monnaie, et envoyons un de nous au marché afin qu’il nous achète de quoi manger. « Ils réunirent donc des drachmes, et firent partir avec elles Balaban ; car il n’y avait parmi eux personne qui fût plus méprisé que lui. Il ne trouva pas dans le marché ce que voulaient ses camarades ; en conséquence, il se dirigea vers un autre marché ; mais il tarda, et lorsque ce fut le tour des porteurs d’eau d’être passés en revue, il n’était pas encore revenu. Ses camarades prirent son outre et son pot à l’eau, les placèrent sur l’épaule d’un jeune garçon, et présentèrent celui-ci comme si c’était Balaban. Lorsqu’on appela le nom de Balaban, le jeune garçon passa devant les astrologues, et la revue fut terminée sans qu’ils vissent la figure qu’ils cherchaient. Balaban arriva après l’achèvement de la revue, car Dieu voulait que son destin s’accomplît.

Par la suite, les nobles qualités de l’esclave se révélèrent, et il fut fait chef des porteurs d’eau ; puis il entra dans l’armée, et devint ensuite émir. Le sultan Nâcir eddîn, avant de parvenir au trône, épousa sa fille, et lorsqu’il fut devenu maître du royaume, il le fit son lieutenant. Balaban remplit les fonctions de cette charge pendant vingt années ; après quoi, il tua son souverain et demeura maître de l’empire durant vingt autres années, ainsi qu’il a été dit plus haut. Il eut deux fils, dont l’un était le khân martyr, son successeur désigné et son vice-roi dans le Sind, où il résidait dans la ville de Moultân. Il fut tué dans une guerre qu’il eut à soutenir contre les Tatars, et laissa deux fils, Keï Kobâd et Keï Khosrew. Le second fils du sultan Balaban était appelé Nâcir eddîn et était vice-roi pour son père dans les provinces de Lacnaouty (Gour, l’ancienne capitale du Bengale) et de Bengale.

Lorsque le khân martyr eut succombé pour la foi, le sultan Balaban déclara héritier du trône le fils du défunt, Keï Khosrew, et le préfera à son propre fils Nâcir eddîn. Celui-ci avait lui-même un fils qui habitait à Dihly, près de son aïeul, et qui était appelé Mo’izz eddîn. C’est ce dernier qui, après la mort de son aïeul, et, du vivant même de son père, devint maître du trône, avec des circonstances extraordinaires, que nous raconterons.


HISTOIRE DU SULTAN MO’IZZ EDDÎN, FILS DE NÂCIR EDDIN, FILS DU SULTAN GHIYÂTH EDDÎN BALABAN.

Le sultan Ghiyâth eddîn mourut durant la nuit, tandis que son fils Nâcir eddîn se trouvait dans la province de Lacnaouty, et après avoir déclaré pour son successeur son petit-fils Keï Khosrew, ainsi que nous l’avons raconté. Or le chef des émirs, lieutenant du sultan Ghiyâth eddîn, était l’ennemi du jeune prince, et il machina contre celui-ci une ruse qui lui réussit. En effet, il écrivit un acte dans lequel il contrefit l’écriture des principaux émirs, leur faisant attester qu’ils avaient prêté serment d’obéissance à Mo’izz eddîn, petit-fils du sultan Balaban ; puis il se présenta devant Keï Khosrew, comme s’il avait été plein de sincérité envers lui, et lui dit : « Les émirs ont prêté serment à ton cousin, et je crains pour toi leurs mauvais desseins. » Keï Khosrew lui répondit : « Quel remède y a-t-il ? » — « Sauver ta vie en fuyant dans le Sind », reprit le chef des émirs. « Mais comment sortir de la ville, répartit le jeune prince, puisque les portes sont fermées ? » — « Les clefs sont entre mes mains, répliqua i’émîr, et je t’ouvrirai. » Keï Khosrew le remercia de cette promesse et lui baisa la main. « A présent monte à cheval », lui dit l’émir. En conséquence, le jeune prince monta à cheval, accompagné de ses familiers et de ses esclaves ; le grand émir lui ouvrit la porte, le fit sortir, et la ferma aussitôt après qu’il eut quitté Dihly,

Alors il demanda à être admis près de Mo’izz eddîn et lui prêta serment. Mo’izz lui dit : « Comment pourrais-je être sultan, puisque le titre d’héritier présomptif appartient à mon cousin ? » Le chef des émirs lui fit connaître la ruse qu’il avait machinée contre celui-ci, et le moyen par lequel il l’avait fait sortir de la ville. Mo’izz eddîn le remercia de sa conduite, se rendit avec lui au palais du roi, et manda les émirs et les courtisans, qui lui prêtèrent serment durant la nuit. Le matin étant arrivé, le reste de la population fit de même, et le pouvoir de Mo’izz eddîn fut parfaitement affermi. Son père était encore en vie, et se trouvait dans le pays de Bengale et de Lacnaouty. La nouvelle de ce qui s’était passé lui étant parvenue, il dit : « Je suis l’héritier du royaume ; comment donc mon fils en deviendrait-il maître et le posséderait-il avec une autorité absolue, tandis que je suis encore vivant ? » Il se mit en marche avec ses troupes, se dirigeant vers la capitale, Dihly ; son fils se mit aussi en campagne, à la tête de son armée, dans le dessein de le repousser de cette ville. Ils se rencontrèrent près de la ville de Carâ (Corrah), située sur le rivage du fleuve Gange, celui-là même où les Indiens vont en pèlerinage. Nâcir eddîn campa sur sa rive, du côté qui touche Carâ, et son fils, le sultan Mo’izz eddîn, campa sur le côté opposé, de sorte que le fleuve se trouvait entre eux. Ils résolurent de combattre l’un contre l’autre ; mais Dieu voulut épargner le sang des musulmans et répandit dans le cœur de Nâcir eddîn des sentiments de miséricorde envers son fils. En conséquence, il se dit en lui-même : « Lorsque mon fils régnera, ce sera un honneur pour moi ; il est donc plus juste que je désire cela. » En même temps, Dieu jeta dans le cœur du sultan Mo’izz eddîn des sentiments de soumission envers son père. Chacun des deux princes monta sur un bateau, sans être accompagné de ses troupes, et ils se rencontrèrent au milieu du fleuve. Le sultan baisa le pied de son père, et lui fit des excuses. Celui-ci lui dit : « Je te donne mon royaume et je t’en confie le gouvernement. » Là-dessus il lui prêta serment de fidélité, et voulut s’en retourner dans les provinces qu’il possédait ; mais son fils lui dit : « Il faut absolument que tu viennes dans mes États. » Le père et le fils se dirigèrent ensemble vers Dihly et entrèrent dans le palais ; le premier fit asseoir Mo’izz eddîn sur le trône et se tint debout devant lui. L’entrevue qui avait eu lieu entre eux sur le fleuve fut appelée la rencontre (conjonction) des deux astres heureux, à cause des résultats qu’elle eut, en épargnant le sang (des sujets), en faisant que le père et le fils s’offrissent l’un à l’autre le royaume et qu’ils s’abstinssent de combattre. Les poètes célébrèrent en foule cet événement.

Nâcir eddîn retourna dans ses États et y mourut, au bout de quelques années, y laissant plusieurs enfants, parmi lesquels Ghiyâth eddîn Behâdoùr, le même que le sultan Toghlok fît prisonnier, et que son fils Mohammed relâcha après sa mort. Cependant la royauté resta encore en la possession paisible de Mo’izz eddîn, durant quatre années, qui furent semblables à des jours de fête. J’ai entendu une personne qui avait vécu de ce temps-là en décrire les félicités, le bon marché des denrées à cette époque, la libéralité et la munificence de Mo’izz eddîn. Ce fut ce prince qui construisit le minaret de la cour septentrionale de la grande mosquée de Dihly, lequel n’a pas son pareil dans tout l’univers. Un habitant de l’Inde m’a raconté que Mo’izz eddîn était fort adonné au commerce des femmes et à la boisson ; qu’il lui survint une maladie dont la guérison défia les efforts des médecins, et qu’un de ses côtés fut desséché (paralysé). Alors se souleva contre lui son lieutenant Djélâl eddîn Fîroûz chah Alkhaldjy (Khildjy).


HISTOIRE DU SULTAN DJÉLÂL EDDÎN.

Lorsque le sultan Mo’izz eddîn eut été atteint d’hémiplégie, ainsi que nous l’avons raconté, son lieutenant Djélâl eddîn se révolta contre lui, se transporta hors de la ville et campa sur une colline qui se trouvait en cet endroit, à côté d’une chapelle funéraire, appelée la chapelle d’Aldjeïchâny. Mo’izz eddîn envoya des émirs pour le combattre ; mais tous ceux qu’il expédiait dans ce but prêtaient serment de fidélité à Djélâl eddîn et s’enrôlaient dans son armée. Le chef rebelle entra ensuite dans la ville, et assiégea le sultan dans son palais, durant trois jours. Quelqu’un qui a été témoin de ce fait m’a raconté que le sultan Mo’izz eddîn souffrit alors de la faim, et ne trouva rien à manger. Un chérîf, d’entre ses voisins, lui envoya de quoi apaiser sa faim (litt. de quoi redresser sa courbure) ; mais l’émir rebelle entra à l’improviste dans le palais, et Mo’izz eddîn fut tué.

Djélàl eddîn lui succéda ; c’était un homme doux et vertueux, et sa douceur le fit périr victime d’un assassinat, ainsi que nous le raconterons. Il resta paisiblement maître de la royauté durant plusieurs années, et construisit le palais qui porte son nom. C’est ce même édifice que le sultan Mohammed donna à son beau-frère, l’émir Ghadâ, fils de Mohannâ, lorsqu’il lui fit épouser sa sœur, événement qui sera raconté ci-après.

Le sultan Djélâl eddîn avait un fils nommé Rocn eddîn et un neveu appelé ’Alâ eddîn, qu’il maria à sa fille, et à qui il donna le gouvernement de la ville de Carâ (Corrah) et celui de Mânicboûr (Manicpoûr), avec son territoire. Ce dernier est un des plus fertiles de l’Inde, il abonde en froment, en riz et en sucre, et l’on y fabrique des étoffes très-fines, que l’on exporte à Dihly, dont Mânicboûr est éloignée de dix huit journées. La femme d’Alâ eddîn le tourmentait et il ne cessait de s’en plaindre à son oncle (et beau-père), le sultan Djelâl eddîn ; si bien que la discorde s’éleva entre eux à ce sujet. Alâ eddîn était un homme perspicace, brave et souvent victorieux, et le désir de la royauté s’était fixé dans son âme ; mais il n’avait d’autres richesses que celles qu’il gagnait a la pointe de son épée, et au moyen des dépouilles des infidèles. Il lui arriva un jour de partir pour faire la guerre sainte, dans le pays de Doueïghîr (Déoghir ou Daoulet Abàd ; cf. t. I, p. 425), que l’on appelle aussi le pays de Calacah, et dont nous ferons mention ci-après. Doueïghîr est la capitale des pays de Malwa et de Marhata (Maharashtra, pays des Mahrates), et son souverain était le plus puissant des souverains infidèles. Dans cette expédition, la monture d’Alâ eddîn fit un faux pas contre une pierre, et s’abattit avec son cavalier. Celui-ci entendit une sorte de tintement produit par la pierre ; il ordonna de creuser en cet endroit, et trouva sous la pierre un trésor considérable, qu’il partagea entre ses camarades. Puis il arriva à Doueïghîr, dont le sultan se soumit, lui rendit la ville sans combat et lui fit de grands présents. Il retourna à la ville de Carâ, et n’envoya à son oncle aucuue portion des dépouilles. Des individus excitèrent son oncle contre lui, et le sultan le manda ; mais il refusa de se rendre à sa cour. Le sultan Djélâl eddîn dit alors : « J’irai le trouver et je l’amènerai. car il me tient lieu de fils. » Ea conséquence, il se mit en marche avec son armée, et franchit les étapes jusqu’à ce qu’il campât sur la rive voisine de la ville de Carâ, à l’endroit même où dressa son camp le sultan Mo’izz eddîn, lorsqu’il marcha à la rencontre de son père Nâcir eddîn. Il s’embarqua sur le fleuve, afin de se rendre près de son neveu. Celui-ci monta aussi sur un navire, dans le dessein de faire périr le sultan, et il dit à ses compagnons : « Lorsque je l’embrasserai, tuez-le. » Quand les deux princes se rencontrèrent au milieu du tîeuve, le neveu embrassa son oncle, et ses camarades tuèrent celui-ci, ainsi qu’Alâ eddîn le leur avait recommandé. Le meurtrier s’empara du royaume et disposa des troupes de sa victime.


HISTOIRE DU SULTAN ’ALÂ EDDÎN MOHAMMED CHÂH ALKHALDJY.

Lorsqu’il eut tué son oncle, il devint maître du royaume, et la majeure partie des troupes de Djélàl eddin passèrent de son côté. Le reste retourna à Dihly, et se réunit auprès de Rocn eddîn. Celui-ci sortit pour repousser le meurtrier ; mais tous ses soldats s’étant retirés près du sultan ’Alà eddîn, il s’enfuit dans le Sind. ’Alâ eddîn entra dans le palais royal, et jouit paisiblement du pouvoir durant vingt années. Il fut au nombre des meilleurs sultans, et les habitants de l’Inde le vantent beaucoup. Il examinait en personne les affaires de ses sujets, s’enquérait du prix des denrées et faisait venir chaque jour pour cela le mohtecib, ou inspecteur des marchés, que les Indiens appellent réîs, ou chef. On raconte qu’il l’interrogea un jour touchant le motif de la cherté de la viande. L’inspecteur l’informa que cela provenait du taux élevé de l’impôt établi sur les bœufs. Il ordonna d’abolir cette taxe et d’amener devant lui les marchands ; puis il leur donna de l’argent et leur dit : « Achetez avec cela des bœufs et des brebis et vendez-les ; le prix qu’ils produiront reviendra au fisc, et vous recevrez un salaire pour la vente. » Cela fut exécuté, et le sultan fit de même pour les étoffes que l’on apportait de Daoulet Abâd. Lorsque les grains atteignaient un prix élevé, il ouvrait les magasins de l’État, et en vendait le contenu, jusqu’à ce que cette denrée fût à bon marché. On raconte que la valeur des grains s’éleva une certaine fois, et qu’il ordonna de les vendre à un prix qu’il fixa ; les gens refusèrent de les livrer pour ce prix-là. Il prescrivit alors que personne n’achetât d’autres grains que ceux du magasin du gouvernement, et il en vendit au peuple durant six mois. Les accapareurs craignirent alors que leurs provisions ne fussent infestées par les calandres, et ils demandèrent qu’il leur fût permis de vendre. Le sultan le leur permit, à condition qu’ils vendraient à un prix moindre que celui qu’ils avaient auparavant refusé.

’Alâ eddîn ne montait pas à cheval pour se rendre à la prière du vendredi, ni dans une fête solennelle, ni dans aucune autre occasion ; voici quel était le motif de cette abstention. Il avait un neveu appelé Soleïmân châh, qu’il aimait et à qui il montrait des égards. Il monta un jour à cheval pour aller à la chasse, accompagné de ce neveu. Celui-ci conçut le dessein de traiter son oncle comme ce dernier avait lui-même traité son oncle Djélâl eddîn, c’est-à-dire de l’assassiner. En conséquence, lorsque le sultan mit pied à terre pour déjeuner, il lui lança une flèche et le renversa ; mais un de ses esclaves le couvrit d’un bouclier. Son neveu s’approcha, afin de l’achever ; mais les esclaves lui ayant dit que le prince était mort, il les crut, remonta à cheval et entra dans la partie du palais où se trouvaient les femmes. Cependant le sultan ’Alà eddîn revint de son évanouissement, il monta à cheval, et ses troupes se rassemblèrent auprès de lui. Son neveu s’enfuit ; mais il fut atteint, et amené devant lui ; il le tua, et depuis lors il cessa de monter à cheval.

’Alà eddîn avait des fils dont les noms suivent : 1° Khidhr khân, 2° Châdy khân, 3° Abou Becr khân, 4° Mobârec khân, appelé aussi Kothb eddîn, qui devint roi, et 5° Ghihâb eddîn. Kothb eddîn était mal traité de son père, et jouissait près de lui de très-peu de considération. Le sultan avait donné à tous ses frères les honneurs, c’est-à-dire, des étendards et des timbales, et ne lui avait rien accordé. Cependant il lui dit un jour : « Il faut absolument que je te donne la même chose qu’à tes frères. » Kothb eddîn lui répondit : « C’est Dieu qui me l’accordera. » Cette parole effraya son père, qui Je redouta. Le sultan fut ensuite atteint de la maladie dont il mourut. Or la femme dont il avait eu son fils Khidhr khân, et qui s’appelait Mâh Hakk (le mot mâh, dans la langue de ces peuples, signifie la lune), avait un frère nommé Sindjar, avec lequel elle convint d’élever au trône Khidhr khân. Mélic Nâïb, le principal des émîrs du sultan, et que l’on appelait Alalfy, parce que ce souverain l’avait acheté pour mille (alf) tangah, c’est-à-dire pour deux mille cinq cents dinars du Maghreb, Mélic Nâïb, dis-je, eut connaissance de cet accord, et le dénonça au sultan. Celui-ci dit à ses familiers ; « Quand Sindjar entrera dans la chambre où je me trouve, je lui donnerai un habit ; et lorsqu’il s’en revêtira, saisissez-le par les manches, renversez-le contre terre et égorgez-le. » Cela fut exécuté de point en point.

Khidhr khân était alors absent, et se trouvait dans un endroit appelé Sandabat (Sonpat), à la distance d’une journée de Dihly, où il s’était rendu pour un pèlerinage aux tombeaux de plusieurs martyrs ensevelis en cet endroit ; car il s’était engagé par un vœu à parcourir cette distance à pied et à prier pour la santé de son père. Lorsqu’il apprit que celui-ci avait tué son oncle maternel, il en conçut un très-vif chagrin, déchira le collet de son habit, ainsi que les Indiens ont coutume de le faire lorsqu’il leur est mort quelqu’un qui leur est cher. Son père, ayant eu connaissance de sa conduite, en fut mécontent, et, lorsque Khidhr khân parut en sa présence, il le réprimanda, le blâma, ordonna de lui mettre les fers aux mains et aux pieds, et le livra à Mélic Nâïb, dont il a été question ci-dessus, avec l’ordre de le conduire à la forteresse de Gâlyoûr, appelée aussi Gouyâlior (Gualior). C’est une forteresse isolée, au milieu des idolâtres indous ; elle est inexpugnable et se trouve éloignée de dix journées de Dihly ; j’y ai demeuré quelque temps. Quand Mélic Nâïb eut mené le prince dans ce château fort, il le remit au cotouâl, c’est-à-dire au commandant, et aux mofred. qui sont les mêmes que les zimâmy (soldats inscrits sur la liste, zimâm, de l’armée), et leur dit : « Ne vous dites pas que cet individu est le fils du sultan, et qu’il faut le traiter avec honneur ; c’est l’ennemi le plus acharné qu’ait l’empereur : gardez-le donc comme on garde un ennemi. »

Dans la suite, la maladie du sultan ayant redoublé, il dit à Alélic Nâïb : « Envoie quelqu’un pour ramener mon fils Khidhr khân, afin que je le déclare mon successeur. » Mélic Nâïb répondit : « Très-bien ; » mais il remit de jour en jour l’exécution de cet ordre, et, toutes les fois que son maître l’interrogeait à ce sujet, il répondait : « Voici qu’il arrive. » Il continua d’agir ainsi jusqu’à ce que le sultan mourût.


HISTOIRE DU FILS D’ALÂ EDDÎN, LE SULTAN CHIHÂB EDDÎN.

Lorsque le sultan ’Alâ eddîn fut mort, Mélic Nâïb fit asseoir sur le trône du royaume son fils cadet Chihâb eddîn. Le peuple prêta serment d’obéissance à ce prince ; mais Mélic Nâïb le tint sous sa tutelle, priva de la vue Abou Becr khân et Châdy khân, et les envoya à Gâlyoûr. Il ordonna d’aveugler leur frère Rhidhr khâàn, qui était emprisonné dans le même endroit. Ils furent mis en prison, ainsi que Kothb eddîn ; mais le ministre épargna la vue de ce dernier. Le sultan ’Alà eddîn avait deux esclaves, qui étaient au nombre de ses plus familiers courtisans ; l’un s’appelait Béc’nîr et l’autre Mobacchir (ces noms signifient tous deux messagers de bonheur). La grande princesse, veuve d’Alâ eddîn et fille du sultan Mo’izz eddîn, les manda, leur rappela les bienfaits qu’ils avaient reçus de leur ancien maître, et dit : « Cet eunuque, Nâïb Mélic, a fait à mes enfants ce que vous savez, et il veut encore tuer Kothb eddîn. » Ils lui répondirent : « Tu verras ce que nous ferons. » Or c’était leur coutume de passer la nuit près de Nâïb Mélic et d’entrer chez lui tout armés. Ils vinrent le trouver la nuit suivante, au moment où il se tenait dans une chambre construite en planches et tendue de drap. Les Indiens appellent un appartement de cette espèce Alkhoremkah (Khorrem gâh, endroit délicieux) ; le vizir y dormait, sur la terrasse du palais, pendant la saison des pluies. Il advint, par hasard, qu’il prit répée que portait un des deux conjurés, la brandit et la lui remit. L’esclave l’en frappa, et son compagnon lui porta un second coup ; puis ils lui coupèrent la tête, la portèrent à la prison de Kothb eddîn, la jetèrent aux pieds de celui-ci et le délivrèrent de captivité. Le prince alla trouver son frère Chihâb eddîn, et resta près de lui plusieurs jours, comme s’il eût été son lieutenant. Ensuite, il se décida à le déposer, et mit son dessein à exécution.


HISTOIRE DU SULTAN KOTHB EDDÎN, FILS DU SULTAN ’ALÂ EDDIN.

Ce prince déposa son frère Chihâb eddîn, lui coupa un doigt et l’envoya à Gâlyoûr, où il fut emprisonné avec ses frères. Le royaume appartint en paix à Rothb eddîn, qui sortit alors de la capitale, Dihly, pour se rendre à Daoulet Abâd, à quarante journées de là. Le chemin entre ces deux villes est bordé d’arbres, tels que le saule et autres, de sorte que celui qui y marche peut se croire dans un jardin. Pour chaque mille de distance, il y a trois dâouah, c’est-à-dire maisons de poste, dont nous avons décrit l’organisation (ci-dessus, page 96), et, dans chacune de ces stations, on trouve tout ce dont le voyageur a besoin, de la même manière que s’il parcourait un marché pendant une distance de quarante journées. C’est ainsi que le chemin se continue durant six mois de marche, jusqu’à ce qu’il atteigne les pays de Tiling (Telingana) et de Ma’bar (le lieu du passage, nom que les Arabes donnaient à la côte de Coromandel). A chaque station se trouve un palais pour le sultan et un ermitage pour les voyageurs, et le pauvre n’a pas besoin d’emporter sur ce chemin des provisions de route.

Lorsque le sultan Kothb eddîn fut parti pour cette expédition, quelques émirs convinrent entre eux de se révolter contre lui, et de mettre sur le trône un fils de son frère Khidhr khân, le prisonnier. Cet enfant était âgé d’environ dix années, et il se trouvait près du sultan. Celui-ci ayant appris le projet des émirs, prit son neveu, le saisit par les pieds et lui frappa la tête contre des pierres, jusqu’à ce que sa cervelle fût dispersée ; puis il envoya un émir, appelé Mélic châh, à Gâlyoûr, où se trouvaient le père et les oncles de cet enfant, et lui ordonna de les tuer tous. Le kâdhi Zeïn eddîn Mobârec, kâdhi de ce château fort, m’a fait le récit suivant : « Mélic chah arriva près de nous un matin, pendant que je me trouvais près de Khidhr khân, dans sa prison. Lorsque le captif apprit son arrivée, il eut peur et changea de couleur. L’émîr étant entré, il lui dit : « Pourquoi es-tu venu ? » Il répondit : « Pour une affaire qui intéresse le seigneur du monde. » — « Ma vie est-elle en sûreté ? » demanda le prince. — « Oui, » répliqua l’émir. Là-dessus, il sortit, manda le cotouâl ou chef de la forteresse, et les mofreds, c’est-à-dire les zimâmys (cf. p. 189), qui étaient au nombre de trois cents, m’envoya chercher, ainsi que les notaires, et produisit l’ordre du sultan. Les hommes de la garnison le lurent, se rendirent près de Chihâb eddîn, le sultan déposé, et lui coupèrent le cou. Il fut plein de fermeté et ne montra pas de frayeur. Ensuite on décapita Abou Becr et Châdy khân. Lorsqu’on se présenta pour décoller Khidhr khân, il fut frappé de crainte et de stupeur. Sa mère se trouvait avec lui ; mais les exécuteurs fermèrent la porte sur elle et le tuèrent ; puis ils traînèrent les quatre cadavres dans une fosse, sans les envelopper dans des linceuls ni les laver. On les en retira au bout de plusieurs années, et on les ensevelit dans les sépulcres de leurs ancêtres. » La mère de Khidhr khân vécut encore quelque temps, et je l’ai vue à la Mecque, dans l’année 728 (1327).

Le château de Gâlyoûr, dont il vient d’être question, est situé sur la cime d’une haute montagne et paraît, pour ainsi dire, taillé dans le roc même ; il n’a vis-à-vis de lui aucune autre montagne ; il renferme des citernes, et environ vingt puits entourés de murs lui sont annexés. Sur ces murs sont dressés des mangonneaux et des ra’àdah (voy. p. 148, ci-dessus). On monte à la forteresse par un chemin spacieux, que gravissent les éléphants et les chevaux. Près de la porte du château se trouve la figure d’un éléphant, sculpté en pierre et surmonté de la figure d’un cornac. Lorsqu’on l’aperçoit de loin, on ne doute pas que ce ne soit un éléphant véritable. Au bas de la forteresse est une belle ville, bâtie entièrement, en pierres de taille blanches, les mosquées comme les maisons ; on n’y voit pas de bois, à l’exception des portes. Il en est de même du palais du roi, des dômes et des salons. La plupart des trafiquants de cette ville sont des idolâtres, et il s’y trouve six cents cavaliers de l’armée du sultan, qui ne cessent de combattre les infidèles. car cette place en est entourée.

Lorsque Kotbb eddîn eut assassiné ses frères, qu’il fut devenu seul maître du pouvoir, et qu’il ne resta personne qui le combattît ou se révoltât contre lui, Dieu suscita contre lui son serviteur favori, le plus puissant de ses émîrs, le plus élevé en dignité, Nâcir eddîn Khosrew khân. Cet homme l’attaqua à l’improviste, le tua, et demeura maître absolu de son royaume ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Dieu suscita aussi contre lui quelqu’un qui le tua après l’avoir détrôné, et cette personne fut le sultan Toghlok, ainsi qu’il sera ci-après raconté et retracé en détail, si Dieu le veut.


HISTOIRE DU SULTAN KHOSREW KHÂN NÂCIR EDDÎN.

Khosrew khân était un des principaux émirs de Kothb eddîn ; il était brave et avait une belle figure. Il avait conquis le pays de Djandîry (Tchandîry) et celui d’Alma’bar (la côte de Coromandel), qui sont au nombre des régions les plus fertiles de l'Inde, et sont éloignés de Dihly d’une distance de six mois de marche. Kothb eddîn l’aimait beaucoup et lui avait accordé sa prédilection ; cette conduite fut cause qu’il reçut la mort des mains de cet homme. Kothb eddîn avait eu pour précepteur un nommé Kâdhi khân Sadr Aldjihân, qui était le principal de ses émîrs et avait le titre de kélid dâr, c’est-à-dire, de gardien des clefs du palais. Cet officier avait coutume de passer toutes les nuits à la porte du sultan, avec les hommes de la garde ; ceux-ci sont au nombre de mille, qui veillent à tour de rôle toutes les quatre nuits. Ils sont rangés sur deux files, dans l’intervalle compris entre les portes du palais, et chacun a devant soi ses armes. Personne n’entre qu’en passant entre ces deux files. Quand la nuit est achevée, les gens de la garde du jour arrivent. Les soldats de ce corps ont des chefs et des écrivains, qui font des rondes parmi eux et notent ceux qui sont absents ou présents.

Or, le précepteur du sultan, Kâdhi khân, haïssait la conduite de Khosrew khân et était mécontent de ce qu’il voyait, savoir sa prédilection pour les Indiens idolâtres, son penchant pour eux et son origine semblable à la leur. Il ne cessait de rappeler cela au sultan, qui ne l’écoutait pas, lui répondait : « Laisse-le, » et ne voulait pas agir, à cause du dessein que Dieu avait formé de le faire périr par les mains de cet homme. Un certain jour Khosrew khân dit au sultan : « Plusieurs Indiens désirent embrasser l’islamisme. » Or, c’est une des coutumes eu vigueur dans ce pays, quand un individu veut se faire musulman, qu’on l’introduise près du sultan, qui le revêt d’un bel habit et lui donne un collier et des bracelets d’or, d’une valeur proportionnée à son rang. Le sultan dit à Khosrew : « Amène-les moi. » — « Ces gens-là, répondit l’émîr, seraient honteux d’entrer chez toi en plein jour, à cause de leurs proches et de leurs coreligionnaires. » — « Amène-les moi donc de nuit », reprit le sultan.

Khosrew khân rassembla une troupe d’Indiens choisis parmi les plus braves et les plus considérables, et au nombre desquels était son frère Khân khânân. On se trouvait alors au temps des chaleurs, et le sultan dormait sur la terrasse du palais, n’ayant auprès de lui que plusieurs eunuques. Lorsque les Indiens, armés de toutes pièces, eurent franchi les quatre portes du palais, et qu’ils arrivèrent à la cinquième, où se trouvait Kâdhi khân, cet officier suspecta leur conduite et soupçonna quelque mauvais dessein. En conséquence, il les empêcha d’entrer et dit : « Il faut absolument que j’entende de la bouche du souverain du monde la permission de les introduire ; alors ils seront admis. » Ces hommes, se voyant ainsi arrêtés, se jetèrent sur lui et le tuèrent. Le bruit que cette dispute excita près de la porte devint considérable, et le sultan s’écria : « Qu’est-ce que cela ? » Khosrew khân répondit : « Ce sont les Indiens qui viennent pour se convertir. Kâdhi khân les a empêchés d’entrer, et le tumulte a augmenté. » Le sultan eut peur et se leva avec l’intention de se retirer dans l’intérieur du palais ; mais la porte était fermée et les eunuques se trouvaient près de là. Le prince frappa à la porte. Khosrew khân le saisit dans ses bras par derrière ; mais le monarque, étant plus fort que lui, le terrassa. Les Indiens survinrent alors, et Khosrew khân leur dit : « Le voici sur moi ; tuez-le. » Ils le massacrèrent, coupèrent sa tête et la jetèrent de la terrasse du palais dans la cour.

Kbosrew khân manda aussitôt les émîrs et les rois, qui ne savaient pas encore ce qui était survenu. Chaque fois qu’une troupe entrait, elle le trouvait assis sur le trône royal ; on lui prêta serment, et, lorsque le matin fut arrivé, il fit publier son avènement, expédia des rescrits ou ordres dans toutes les provinces, et envoya un habit d’honneur à chaque émîr. Ils se soumirent tous à lui et lui obéirent, à l’exception de Toghlok châh, père du sultan Mohammed châh, qui était alors gouverneur de Dibâlboûr (Debalpour), dans le Sind. Quand il reçut le vêtement d’honneur que lui octroyait Khosrew khân, il le jeta à terre et s’assit dessus. Khosrew fit marcher contre lui son frère Khân khânân « le khan des khans ; » mais Toghlok le mit en déroute, et finit ensuite par le tuer, ainsi que nous le raconterons dans l’histoire du règne de Toghlok.

Lorsque Khosrew khân fut devenu roi, il accorda sa prédilection aux Indiens et publia des ordres répréhensibles, tels qu’un édit par lequel il défendait d’égorger des bœufs, conformément à la coutume des Indiens idolâtres ; car ils ne permettent pas de les tuer. Le châtiment de quiconque en égorge un, chez ce peuple, consiste à être cousu dans la peau de l’animal et brûlé. Ils honorent les bœufs et boivent leur urine, pour se sanctifier et obtenir leur guérison lors qu’ils sont malades, et ils enduisent avec la fiente de ces animaux leurs maisons, tant au dedans qu’au dehors. Une pareille conduite fut une des causes qui rendirent Khosrew khân odieux aux musulmans, et les firent pencher en faveur de Toghlok. Le règne du premier ne dura pas longtemps, et les jours de sa royauté ne se prolongèrent pas, ainsi que nous le raconterons.


HISTOIRE DU SULTAN GHIYÂTH EDDÎN TOGHLOK CHÂH.

Le cheïkh et imâm pieux, savant, bienfaisant et dévot, Rocn eddîn, fils du pieux cheïkh Chems eddîn Abou ’Abd Allah, fils du saint, de l'imâm savant et dévot, Behâ eddîn Zacariâ alkorachy almoultâny, m’a fait le récit suivant, dans son ermitage de la ville de Moultân : Le sultan Toghlok était au nombre de ces Turcs connus sous le nom de Karaounah (v. Journ. asiat. t. II de 1844 , p. 516 , 517 ; d’Ohsson , Hist. des Mongols, t. IV, p. 46) , et qui habitent dans les montagnes situées entre le Sind et le pays des Turcs. Il était dans une situation misérable, et se rendit dans le Sind comme serviteur d’un certain marchand dont il était golwâny, c’est-à-dire palefrenier (djélaoubân ? ). Cela se passait sous le règne du sultan ’Alà eddîn, et le gouverneur du Sind était alors son frère Oûloû khân. Toghlok s’engagea à son service et fut attaché à sa personne, et Oûloû khân l’enrôla parmi les hiddeh (piyâdeh), c’est-à-dire, les gens de pied. Par la suite, sa bravoure se fit connaître, et il fut inscrit parmi les cavaliers ; puis, il devint un des petits émîrs, et Oûloû khân le fit chef de ses écuries. Enfin, il fut un des grands émîrs et reçut le titre d’almélic alghâzy « le roi belliqueux. » J’ai vu l’inscription qui suit sur la tribune grillée de la grande mosquée de Moultân, dont il a ordonné la construction : « J’ai combattu les Tartares vingt-neuf fois, et je les ai mis en déroute. C’est alors que j’ai été surnommé le roi belliqueux.

Lorsque Kothb eddîn fut devenu roi, il nomma Toghlok gouverneur de la ville de Dibâlboûr et de son district, et fit son fils, celui-là même qui est à présent sultan de l’Inde, chef des écuries impériales. On le nommait Djaounah « le soleil », et quand il fut roi, il se fit appeler Mohammed châh. Kothb eddîn ayant été tué et Khosrew khân lui ayant succédé, ce dernier confirma Djaounah dans le poste de chef des écuries. Lorsque Toghlok voulut se révolter, il avait trois cents camarades en qui il mettait sa confiance, les jours de bataille. Il écrivit à Cachloû khân, qui se trouvait alors à Moultân, à trois journées de distance de Dibâiboûr, pour lui demander du secours, lui rappelant les bienfaits de Kothb eddîn et l’excitant à poursuivre la vengeance du meurtre de ce prince. Le fils de Cachloû khân résidait à Dihly. En conséquence, il répondit à Toghlok : « Si mon fils était près de moi, certes, je t’aiderais dans tes desseins. « Toghlok écrivit à son fils Mohammed châh, pour lui faire connaître ce qu’il avait résolu, et lui ordonner de s’enfuir et de revenir le trouver, en se faisant accompagner du fils de Cachloû khân. Le jeune émir machina une ruse contre Khosrew khân, et elle lui réussit, ainsi qu’il désirait. Or il dit au sultan : « Les chevaux sont devenus gras et ont pris de l’embonpoint, ils ont besoin du yarâk, c’est-à-dire du dégraissement (on entraînement). » En conséquence, Khosrew khân lui permit de les entraîner. Le chef des écuries montait chaque jour à cheval, avec ses subordonnés, se promenait d’une à trois heures, avec les animaux confiés à ses soins ; il alla même jusqu’à rester sorti quatre heures, si bien qu’un jour il était encore absent à midi passé, ce qui est le moment où les Indiens prennent leur repas. Le sultan ordonna qu’on partît à cheval pour le chercher ; mais on n’en trouva aucune nouvelle, et il rejoignit son père, emmenant avec lui le fils de Cachloû khân.

Alors Toghlok, se déclarant ouvertement rebelle, rassembla des troupes, et Cachloû khân marcha avec lui, accompagné de ses soldats. Le sultan envoya pour les combattre son frère Khân khânân ; mais ils lui firent essuyer la déroute la plus complète, et son armée passa de leur côté. Khân khânân se retira près de son frère, ses officiers furent tués et ses trésors pris. Toghlok se dirigea vers Dihly. Khosrew khân sortit à sa rencontre avec son armée, et campa près de la capitale, dans un lieu appelé Acya Abâd (Acya Bâd), c’est-à-dire « le moulin à vent ». Il ordonna d’ouvrir ses trésors, et donna de l’argent par bourses et non au poids, ni par sommes déterminées. La bataille s’engagea entre lui et Toghlok, et les Indiens combattirent avec la plus grande ardeur. Les troupes de Toghlok furent mises en déroute, son camp fut pillé, et il resta au milieu de ses trois cents compagnons les plus anciens. Il leur dit : « Où fuir ? partout où nous serons atteints, nous serons tués. » Les soldats de Khosrew khân s’occupèrent à piller, et se dispersèrent, et il n’en demeura près de lui qu’un petit nombre. Toghlok et ses camarades se dirigèrent vers l’endroit où il se trouvait. La présence du sultan dans ce pays-là est connue au moyen du parasol que l’on élève au-dessus de sa tête, et que l’on appelle en Égypte « le dais et l’oiseau ». Dans cette dernière contrée, on l’arbore dans les fêtes solennelles ; quant à l’Inde et à la Chine, il y accompagne toujours le sultan, soit en voyage, soit dans sa résidence habituelle.

Or quand Toghlok et ses compagnons se furent dirigés vers Khosrew, le combat se ralluma entre eux et les Indous ; les soldats du sultan furent mis en déroute, et il ne resta personne près de lui. Il prit la fuite, descendit de cheval, jeta ses vêtements et ses armes, demeura en chemise, et laissa pendre ses cheveux entre ses épaules, ainsi que font les fakîrs de l’Inde ; puis il entra dans un verger situé près de là. Le peuple se réunit près de Toghlok, qui prit le chemin de la ville. Le gouverneur lui en apporta les clefs ; il entra dans le palais et se logea dans une de ses ailes ; puis il dit à Cachloû khân : « Sois sultan ». — « Sois-le plutôt », répondit Cachloû khân. Tous deux se disputèrent ; enfin Cachloû khân dit à Toghlok : « Si tu refuses d’être sultan, ton fils deviendra maître du pouvoir ». Toghlok eut de la répugnance pour cette proposition ; il accepta alors l’autorité et s’assit sur le trône royal. Les grands et les gens du commun lui prêtèrent serment.

Au bout de trois jours, Khosrew khân, toujours caché dans le même verger, fui vivement pressé par la faim. Il sortit de cet asile et se mit à en faire le tour. Il rencontra le gardien de ce verger, et lui demanda quelque aliment. Cet homme n’en ayant aucun a sa disposition, Khosrew lui donna son anneau, en lui disant : « Va et mets-le en gage, pour te procurer de la nourriture ». Lorsque cet individu se fut rendu au marché avec l’anneau, les gens conçurent des soupçons à son égard et le conduisirent au chihneh, ou magistrat de police. Celui-ci l’introduisit près du sultan Toghlok, auquel il fit connaître qui lui avait remis la bague. Toghlok envoya son fils Mohammed, afin qu’il ramenât Khosrew. Mohammed se saisit de celui-ci et le conduisit près de son père, monté sur un tatoû, c’est-à-dire un cheval de bât. Lorsque Khosrew fut en présence de Toghlok, il lui dit : « Je suis affamé, donne-moi à manger. » Le nouveau sultan ordonna qu’on lui servît du sorbet, puis des aliments, puis de la bière, et, enfin, du bétel. Quand il eut mangé, il se leva et dit : « Toghlok, conduis-toi envers moi à la manière des rois et ne me déshonore pas ! » — « Cela t’est accordé », répondit Toghlok, et il ordonna de lui couper le cou, ce qui fut exécuté dans l’endroit même où Khosrew avait tué Kothb eddîn. Sa tête et son corps furent jetés du haut de la terrasse, ainsi qu’il avait fait de la tête de son prédécesseur. Toghlok commanda ensuite de laver le cadavre et de l’envelopper dans un linceul ; après quoi on l’ensevelit dans le mausolée qu’il s’était construit. La royauté appartint en paix pendant quatre ans à Toghlok, qui était un prince juste et vertueux.


RÉCIT DE LA RÉBELLION QUE SON FILS MÉDITA CONTRE LUI, MAIS QUI NE RÉUSSIT PAS.

Lorsque Toghlok fut établi fermement dans la capitale, il envoya son fils Mohammed pour faire la conquête du pays de Tiling (Télingana), situé à trois mois de marche de Dihly. Il fit partir avec lui une armée considérable, dans laquelle se trouvaient les principaux émîrs, tels que le roi (almélic) Témoûr, le roi Tikîn, Mélic Câfour Almuhurdâr « le gardien du sceau », Mélic Beïram, etc. Quand Mohammed fut arrivé dans la contrée de Tiling, il voulut se révolter. Or il avait pour commensal un homme, du nombre des jurisconsultes et des poëtes, que l’on appelait ’Obaïd. Il lui ordonna de répandre le bruit que le sultan Toghlok était mort ; car il s’imaginait que les gens lui prêteraient en toute hâte le serment de fidélité, dès qu’ils entendraient cette nouvelle. Lorsque ce bruit eut été porté à la connaissance des soldats, les émirs n’y ajoutèrent pas foi ; chacun d’eux fit battre sa timbale et se révolta. Il ne demeura personne près de Mohammed, et les chefs voulurent le tuer. Mélic Témoûr les en empêcha et le protégea. Il s’enfuit près de son père, avec dix cavaliers, qu’il surnomma iârân mouâfik, c’est-à-dire « les compagnons sincères ». Son père lui donna des sommes d’argent et des troupes, et lui commanda de retourner dans le Tiling ; et il obéit. Mais le sultan connut quel avait été son dessein ; il tua le légiste ’Obaïd et ordonna de mettre à mort Mélic Câfoûr, le muhurdâr. On ficha en terre un pieu de tente, aiguisé à son extrémité supérieure, et on l’enfonça dans le cou de Câfoûr, jusqu’à ce que la pointe sortît par un des côtés de ce malheureux, qui avait la tête en bas, et fut laissé en cet état. Les autres émîrs s’enfuirent près du sultan Cheras eddîn, fils du sultan Nâcir eddîn, fils du sultan Ghiyâth eddîn Balaban, et se fixèrent à sa cour.


RÉCIT DE LA MARCHE DE TOGHLOK VERS LE PAYS DE LACNAOUTY, ET DE CE QUI S’ENSUIVIT, JUSQU’À SA MORT.

Les émîrs fugitifs séjournèrent près du sultan Chems eddîn. Dans la suite, celui-ci mourut, léguant le trône à son fils Chihâb eddîn. Ce prince succéda à son père ; mais son frère cadet, Ghiyâth eddîn Behâdoûr Boùrâh (ce dernier mot signifie, dans la langue indienne, le noir), le vainquit, s’empara du royaume, et tua son frère Kothloû khân, ainsi que la plupart de ses autres frères. Deux de ceux-ci, le sultan Chihâb eddîn et Nâcir eddîn, s’enfuirent près de Toghlok, qui se mit en marche avec eux, afin de combattre le fratricide. Il laissa dans son royaume son fils Mohammed en qualité de vice-roi, et s’avança en hâte vers le pays de Lacnaouty. Il s’en rendit maître, fit prisonnier son sultan Ghiyâth eddîn Behâdoûr et reprit avec ce captif le chemin de sa capitale.

Il y avait alors à Dihly le saint Nizhâm eddîn Albedhâouny, et Mohammed châh, fils du sultan, ne cessait de lui rendre des visites, de témoigner de la considération à ses serviteurs et d’implorer ses prières. Or le cheïkh était sujet à des extases qui s’emparaient de tout son être. Le fils du sultan dit à ses serviteurs : « Quand le cheïkh sera dans cette extase qui se rend maîtresse de lui, faites-le-moi savoir. » Lorsque son accès le prit, on en prévint le prince, qui se rendit près de lui. Dès que le cheïkh le vit, il s’écria : « Nous lui donnons la royauté ! » Ensuite il mourut pendant l’absence du sultan, et le fils de ce prince, Mohammed, porta sa bière sur son épaule. Cette nouvelle parvint à son père, il se défia de lui et lui adressa des menaces. Différents actes avaient déjà inspiré des soupçons à Toghlok contre son fils : il le voyait de mauvais œil acheter un grand nombre d’esclaves, donner des présents magnifiques et se concilier les cœurs ; mais alors sa colère contre lui augmenta. On rapporta au sultan que les astrologues prétendaient qu’il n’entrerait pas dans la ville de Dihly, au retour de ce voyage. Il se répandit contre eux en menaces.

Lorsqu’il fut revenu de son expédition et qu’il approcha de la capitale, il ordonna à son fils de lui bâtir un palais, ou, comme ce peuple l’appelle, un cochc « kiosque », près d’une rivière qui coule en cet endroit et que l’on nomme Afghan Poûr. Mohammed l’édifia en trois jours, et le construisit pour la majeure partie en bois. Il était élevé au-dessus du sol et reposait sur des colonnes de bois. Mohammed le disposa avec art et dans des proportions que fut chargé de faire observer Almélic Zâdeh, connu dans la suite par le titre de Khodjah djihân. Le vrai nom de cet individu était Ahmed, fils d’Ayâs ; il devint le principal vizir du sultan Mohammed, et il était alors inspecteur des bâtiments. L’invention qu’imaginèrent ces deux personnages en construisant le kiosque consista à le bâtir de telle sorte qu’il tombât et s’écroulât dès que les éléphants en approcheraient d’un certain côté. Le sultan s’arrêta dans cet édifice, et fit servir à manger au peuple, qui se dispersa ensuite. Son fils lui demanda la permission de faire passer devant lui les éléphants, couverts de leurs harnais de parade. Le sultan le lui permit.

Le cheîkh Rocn eddîn m’a raconté qu’il se trouvait alors près du sultan, et qu’ils avaient avec eux le fils de ce dernier, son enfant de prédilection, Mahmoud. Sur ces entrefaites, Mohammed revint et dit au cheïkh : « Ô maître ! voici le moment de la prière de l’après-midi ; descends et prie. » — « Je descendis, continue le cheïkh, et l’on amena les éléphants d’un même côté, ainsi que le prince et son confident avaient imaginé de le faire. Lorsque ces animaux marchèrent de ce côté, le kiosque s’écroula sur le sultan et son fils Mahmoud. J’entendis le bruit, dit toujours le cheïkh, et je revins sur mes pas sans avoir fait ma prière. Je vis que le kiosque était renversé. Le fils du sultan, Mohammed, ordonna d’apporter des pioches et des pelles, afin de creuser la terre et de chercher après son père. Mais il fit signe qu’on tardât d’obéir, et on n’apporta les outils qu’après le coucher du soleil. On se mit alors à creuser et l’on découvrit le sultan, qui avait courbé le dos au-dessus de son fils, atin de le préserver de la mort. Quelques-uns prétendirent que Toghlok fut retiré mort, d’autres, au contraire, qu’il était encore en vie, qu’on l’acheva et qu’on le transporta de nuit dans le mausolée qu’il s’était construit près de la ville appelée, d’après lui, Toghlok Abâd, et où il fut enterré. »

Nous avons raconté (ci-dessus, p. 147) pour quel motif il avait bâti cette ville, où se trouvaient ses trésors et ses palais. C’est là qu’était le palais immense qu’il recouvrit de tuiles dorées. Au moment où le soleil se levait, ces tuiles resplendissaient d’une vive lumière, et d’un éclat qui empêchait l’œil de les regarder longtemps. Toghlok déposa dans cette ville de Toghlok Abâd des trésors considérables. On raconte qu’il construisit un bassin, où il versa de l’or fondu, de manière à en former un seul morceau. Son fils Mohammed châh dépensa tout cela lorsqu’il fut monté sur le trône.

Ce fut aux habiles mesures observées par le vizir Khodjah djihân, en construisant le kiosque qui s’écroula sur Toghlok, ainsi que nous l’avons rapporté, qu’il dut la tion dont il jouissait auprès de Mohammed et la prédilection que celui-ci lui témoignait. Personne, soit vizir ou autre, n’approchait de lui sous le rapport de l’estime où le tenait le sultan, et n’atteignait le rang dont il était en possession près de ce prince.