Voyages dans le Harz/01

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Visite aux mines du Harz
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 49-62).
Visite aux mines du Harz



VOYAGES DANS LE HARZ[1].


I

VISITE AUX MINES DU HARZ,

PAR M. ADOLPHE CARNOT[2].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Clausthal, 16 juillet 1862.

La ville de Brunswick m’a beaucoup intéressé, quoiqu’elle ne possède peut-être pas un seul monument vraiment remarquable. Ses maisons à charpente en bois bien apparente, avec un remplissage de briques et de plâtre peint, et leurs encorbellements multipliés ; ses restes de vieux édifices publics transformés en habitations, et décorés, à leurs portes d’entrée, de belles sculptures ; les vertes promenades qui l’entourent, et les jardins du duc ouverts au public : tout cela donne à Brunswick un aspect très-original, un grand charme pour le voyageur.

De Brunswick nous sommes venus à Clausthal en nous arrêtant deux fois : le chemin de fer conduit d’abord jusqu’à Vienenburg, puis un omnibus mène à Goslar, où l’on prend soit une voiture de louage, soit la poste.

La reine de Hanovre séjournait à Goslar lors de notre passage, et un très-grand nombre de personnes étaient venues avec elle ou après elle, si bien que cette petite ville logeait six cents étrangers. Il n’y a cependant pas d’eaux thermales à Goslar ; mais la reine étant malade avait entendu parler des cures merveilleuses faites par un empirique, et elle était venue se mettre entre ses mains et prendre des bains qu’il prépare avec des herbes de la montagne. La cour, les gens attachés de près ou de loin à la reine, les désœuvrés, tout cela avait suivi ; et voilà comment les aubergistes peu nombreux de Goslar ont eu occasion de faire tout à coup de beaux profits : bien nous a pris de ne pas avoir eu à nous arrêter dans cette ville ; tous nos fonds y auraient passé.

Clausthal se ressent bien peu de ce remue-ménage qui se fait à cinq lieues : tout y est paisible, tranquille, les auberges sont vides et les loyers ne renchérissent pas. Nous sommes ici dans un hôtel presque somptueux ; nous y avons, par abonnement, chacun une chambre splendide et bien meublée, le café au lait le matin, le grand dîner à une heure, et le souper : tout cela pour 1 thaler, ou 3 fr. 70 c. ; certes, ce n’est pas cher ; j’ajoute que maître d’hôtel et domestiques sont très-prévenants pour nous.

De nos fenêtres nous pourrons apercevoir le Brocken, quand il plaira au vent d’ouest de ne plus souffler et au ciel de se débarrasser de ses nuages. Cette vue peut n’être pas à dédaigner ; d’autant que les environs immédiats de Clausthal sont extrêmement pauvres en pittoresque. La ville de Clausthal et celle de Zellerfeld, qui lui fait suite sur la même grande rue (15 000 âmes à elles deux), sont perchées au dos d’une colline aride, colorée à peine de quelques prairies peu luxuriantes, et sur lesquelles les arbres semblent ne pas pouvoir pousser.

L’Oberharz jouit d’ailleurs tout entier de la réputation d’être peu favorisé de la nature : les arbres n’y sont pas beaux, le blé n’y vient pas à maturité ; la richesse seule des mines fait vivre le pays, qui hors de là n’a aucune ressource. Il faut descendre vers la lisière, dans l’Unterharz, pour trouver les accidents de terrains pittoresques, les belles forêts, et une végétation vivante.


Clausthal, 18 juillet.

La pluie ne nous laisse presque pas de répit : nous n’avons eu qu’un beau jour avant-hier, et une matinée agréable hier. Cette courte éclaircie nous a permis de profiter d’une occasion excellente pour notre instruction, et qui s’est offerte juste à point : M. vom Rath, professeur de géologie à l’université de Bonn, était en passage à Clausthal, où il était venu prendre les conseils d’un autre géologue, très-connu par ses travaux sur le Harz, M. Rœmer. Nous lui avons été présentés et nous sommes partis avec lui pour une excursion dans les environs.

La pluie nous a malheureusement arrêtés bientôt : nous n’avons pu voir que le village de Grund, dont la position est charmante, et qui doit au bon air qu’on y respire la renommée d’une ville de bains, quoique l’on ne s’y trempe que dans des infusions de branches d’arbres verts. Tout à côté sont les deux rochers célèbres de l’Ifeld, qui, vus de Grund, paraissent inaccessibles, mais au sommet desquels on arrive d’un autre côté sans grande fatigue ; ces rochers, les seuls abrupts du pays, et qui se détachent au milieu de forêts de sapins, font assez d’effet ; puis la contrée est jolie, le paysage est frais, et contraste avec celui d’où nous sortons.

Près de Grund est l’entrée d’une mine importante, appelée Hülfe-Gottes, dans laquelle nous sommes descendus hier matin, avec le Herr Professor ; — mine métallique et non mine de charbon, comme celles que nous venons de voir au pays belge, mine d’où l’on sort avec ses souliers presque propres, où l’on ne se heurte pas la tête, et enfin où l’on respire à son aise ! En suivant une longue galerie souterraine pratiquée pour l’écoulement des eaux, nous avons revu le jour à Gittelde, ville de l’Unterharz, et nous sommes revenus à travers la montagne jusqu’à l’entrée de la mine, où nos vêtements étaient restés.

Nous comptions prolonger beaucoup cette tournée ; mais la pluie nous a obligés de revenir à Clausthal. Dès hier le Herr Professor nous a dit adieu, pour se transporter dans une autre partie du Harz.


Clausthal, 20 juillet.

Depuis trois jours nous voyons le Harz par un beau temps. Le vent menaçant du sud-ouest règne toujours ; il est même assez violent, mais les nuages ne passent que par instants sur nos têtes ; aussi nous avons enfin aperçu le Brocken. Oserais-je dire que cette vue a été pour nous presque une déception ? Nous nous refusions à croire que ce fût là cette montagne dont les Allemands sont si fiers, cette montagne où la poésie après la légende a logé tant de sorcières, cette montagne qui devrait offrir, même de loin, un aspect imposant, quasi infernal ! Nous la voyons s’élever à peine au-dessus des collines environnantes, et, pour le malheur de l’art, elle est surmontée d’une auberge aux tuiles rouges. J’espère encore que ce n’est là qu’une illusion d’optique, et que, lorsqu’on approche, le caractère devient tout autre ; mais, pour l’instant, le Brocken a beaucoup perdu dans notre estime.

Un orage sur le Brocken.

Les environs de Clausthal ont au contraire un peu gagné à être illuminés par le soleil. Lorsqu’on a franchi une bonne demi-lieue de coteaux nus ou couverts de maigres prairies, qui entourent de tous côtés la ville, on arrive à des forêts de sapins, qui se prêtent à d’agréables promenades, et où l’on rencontre de temps en temps quelques gorges assez jolies. Rien de tout cela n’est grandiose ; rien n’y est d’un pittoresque achevé, rien n’y mérite la visite spéciale des touristes, mais au moins cela égayera beaucoup les nombreuses excursions que nous aurons à faire.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce pays du haut Harz, c’est la multitude de ses canaux et de ses étangs : dans un espace dont on peut faire le tour en une journée, j’ai compté trente-six étangs, tous assez considérables. Le nombre des canaux de dérivation est prodigieux, et tous sont parfaitement entretenus. Les eaux sont une source de richesse pour le pays ; ce n’est pas qu’elles servent à l’agriculture (l’agriculture n’y existe pas), mais elles servent beaucoup aux mines : on emprunte à leur chute la force nécessaire pour épuiser les eaux d’infiltrations, pour extraire les minerais, enfin pour mettre en mouvement les machines qui aident à la descente et à la sortie des ouvriers. Ces eaux, après avoir été utilisées, sont conduites au jour par des galeries souterraines très-longues, très-dispendieuses à percer, mais qui rendent d’immenses services. L’une de ces galeries, qui date du commencement de ce siècle (Tiefe-Georg-Stollen), passe à 228 mètres au-dessous du sol de l’église de Clausthal ; elle a plus de 10 400 mètres de long, et a coûté 1 600 000 fr. Une autre, commencée en 1851, et qui sera achevée dans un an, se trouve à 115 mètres au-dessous de la première : elle aura un développement de 14 kilomètres. Tous ces travaux sont magnifiques. La dernière galerie porte bateaux sur une partie de sa longueur ; nous venons d’y faire aujourd’hui même une assez longue promenade. Quelle navigation pittoresque ! l’épaisse nuit, la clarté fumeuse des lampes, la subite apparition des rochers en saillie, qui ne sont éclairés qu’un court instant, le bruit sourd de l’eau sous la barque, tout cela forme un tableau frappant pour l’imagination.

Depuis longtemps l’aménagement des eaux dans le Harz, aussi bien à la surface du sol qu’à l’intérieur des mines, est un sujet d’admiration pour les hommes spéciaux.

C’est le conseil des mines qui a la haute main sur les travaux relatifs à l’économie des eaux. Il en est de même pour les forêts : les officiers chargés de la mise en valeur des forêts ne peuvent exporter aucun bois qu’après avoir satisfait aux demandes du conseil des mines, où ils ont quelques représentants, et après avoir fourni non-seulement aux usines, mais aux habitants même des villes de mine, la quantité qui leur est nécessaire pour la consommation de l’année. L’excédant seulement du bois abattu est exporté par flottage sur l’excédant des eaux que les mineurs ont jugé à propos de laisser aux rivières.

La haute direction en toutes choses appartient ainsi aux ingénieurs des mines. Comme d’ailleurs le but de l’exploitation est bien moins de verser de l’argent dans la caisse du prince que de faire vivre de son travail une population qui ne trouverait aucune ressource dans la culture du sol, on n’a pas reculé devant des travaux immenses, dont l’exécution devait durer de longues années et qui n’auraient jamais été accessibles à des compagnies intéressées, désireuses de rentrer le plus vite possible dans leurs déboursés. Aussi est-ce à juste titre qu’au point de vue de l’art, mais non de l’économie, le Harz passe pour le pays classique des travaux de mines.


Clausthal, 26 juillet.

La bonne ville de Clausthal est toute en émoi à l’occasion du Schützenfest. Le Schützenfest (Fête des tireurs) est, comme vous savez, la fête nationale allemande ; elle donne lieu partout à des démonstrations patriotiques.

Clausthal ne s’est pas mise beaucoup en frais : les belles harangues, les chants en l’honneur de la liberté et de l’unité de l’Allemagne, qui ont retenti à Francfort, n’ont eu ici d’écho que dans une réunion fort bruyante des élèves de l’École des Mines, et dans une chanson belliqueuse, apprise par cœur à l’avance, et qu’ils ont récitée en séance solennelle. Cette chanson remplissait, si vous le voulez bien, trois bonnes pages d’impression fine et serrée : l’auteur n’est pas Allemand pour rien. Afin de se conformer à une invitation du poëte, et de terminer la séance par un acte d’héroïsme, tous les étudiants ont bravement dégainé leurs rapières et transpercé leurs couvre-chefs. On les voit aujourd’hui se promener très-fiers du trou que chacun porte à son chapeau.

Le Schützenfest dure huit jours. Jusqu’à présent son seul bénéfice avait été de nous faire écorcher les oreilles par les instruments en cuivre des musiciens mendiants, qui assiégent successivement toutes les maisons de la ville ; hier enfin nous avons assisté à un grand concert donné pour l’aristocratie de l’endroit, — à soixante centimes par tête. Nous y avons entendu une musique plus que médiocre, c’est vrai ; mais la fête n’a pas été sans agrément pour nous : nous y avons vu défiler la plus belle partie de la population, et surtout nous y avons fait connaissance avec quelques élèves de l’École des Mines, ce dont nous sommes fort aises, car cela nous permettra de causer un peu désormais avec les Allemands ; et les occasions de le faire, autrement que sur des points spéciaux du métier, ne sont pas pour des étrangers aussi faciles à trouver qu’on pourrait le croire, à moins qu’on n’ait le courage d’obliger un voisin de table à vous écouter ânonner en mauvais allemand !

Pendant les huit jours de fête, près du tir à la cible, où s’escriment les Schützen, s’étaient établies toutes sortes de boutiques : marchands de vaisselles, de poteries, de gâteaux et bonbons, etc. ; des théâtres ambulants, où l’on montrait des femmes géantes et des autruches, le tout à la mode de Paris, comme dans toute foire possible ; mais par bonheur au milieu de la même place se dressait un théâtre de Polichinelle, et chaque soir nous allions au spectacle pour nous former à comprendre le dialogue ; ce n’était pas sans difficulté, car messire Polichinelle parlait à moitié patois, ou platt Deutsch, et malgré ses gestes très-bien faits, malgré l’attention que nous y mettions, nous ne démêlions pas grand-chose à tout ce qu’il disait.

Hier soir, après le concert de la noblesse, a eu lieu un grand bal bourgeois, auquel nous n’avons pas manqué de prendre part. Le bal se donnait dans une vaste salle, construite pour l’occasion, tout entière en bois de sapin, décorée de guirlandes de feuillage et éclairée par un très-modeste nombre de bougies. Près de l’orchestre on avait réservé un tiers de la salle environ pour les danseurs, le reste était garni de longues tables où venaient s’asseoir jeunes gens, jeunes filles et parents, et où les uns et les autres passaient les longs intervalles des danses à causer et à boire leur petit verre de vin de France ou de vin du Rhin. Au signal de l’orchestre, chacun disait un adieu amical à son verre, puis allait chercher sa danseuse et se ranger à la file des couples qui avaient déjà pris place, — le tout bien tranquillement, bien posément, avec méthode, sans faire un pas plus vite que l’autre. Puis commençait la valse ou le galop. Six ou sept couples seulement partaient à la fois. À un signal convenu six autres leur succédaient et les six premiers venaient prendre rang derrière ceux qui n’avaient pas encore dansé, et qui se promenaient gravement autour de la salle. Revenu à sa place, chacun remettait son chapeau sur sa tête, et se rafraîchissait en attendant la suite. Le flegme et le sans-gêne de ces braves Allemands sont surprenants. La fête s’est prolongée si bien, qu’avant de rentrer nous avons vu le soleil se lever vers le Brocken.


Clausthal, 20 juillet.

Vous me demandez comment on descend et comment on respire dans les mines : deux choses assez importantes en effet. Commençons par la première.

Autrefois on disposait tout simplement, de distance en distance, dans un compartiment spécial du puits, des paliers entre lesquels se plaçaient des échelles, et l’on descendait ou gravissait ces échelles sur toute la profondeur de la mine. Ce moyen est encore en usage dans beaucoup d’endroits ; mais songez à la fatigue qui résulte de l’ascension de 500, et très-souvent dans les puits modernes de 600 et 700 mètres d’échelles presque verticales ; il faut une heure ou une heure et demie aux ouvriers chaque matin pour cet exercice, autant chaque soir après le pénible travail de la mine : cela perd leur temps et épuise leurs forces. — On épargne souvent cette fatigue aux ingénieurs et aux visiteurs, en les faisant voyager dans les tonnes ou les cages suspendues, par lesquelles s’opère l’extraction du minerai ou de la houille : on se trouve alors porté par un câble, qui, à l’autre bout, se déroule ou s’enroule rapidement sur une sorte de bobine disposée au-dessus du puits. Il n’y a pas longtemps qu’on a trouvé le moyen de donner de la sécurité à ce procédé de descente, et d’empêcher la cage de tomber en pièces, en cas de rupture du câble porteur ; encore les appareils destinés à supprimer ce danger sont-ils peu répandus et médiocrement certains.

Depuis une trentaine d’années, on a imaginé dans le Harz, et on perfectionne aujourd’hui dans les autres pays, un appareil très-ingénieux (appelé Fahr-Kunst) qui permet une sortie assez rapide, et donne avec peu de fatigue une sécurité complète, pourvu que l’on fasse quelque attention. Voici en quoi il consiste :

Représentez-vous, suspendues dans un compartiment d’un puits de mine, deux tiges verticales qui portent des paliers ou des sortes de marchepieds à des intervalles réguliers : supposez ensuite que ces deux tiges reçoivent de haut en bas, puis de bas en haut, un mouvement dont l’amplitude soit égale à la distance des marchepieds, et que ces deux tiges aillent toujours en sens contraire, l’une montant quand l’autre descend. Au moment où les deux tiges s’arrêtent, et où deux marchepieds sont en regard, un homme peut très-bien passer de l’un sur l’autre, en se tenant avec les mains à des poignées fixées sur les tiges. On comprend facilement que s’il change ainsi de côté, chaque fois que deux marchepieds s’arrêtent vis-a-vis l’un de l’autre, quittant la tige qui vient de monter et qui va descendre, pour celle qui vient de descendre et qui va remonter, il pourra s’élever constamment depuis le fond jusqu’en haut du puits. Il fera l’inverse pour descendre.

En Belgique et en France, les appareils établis sur ce principe sont beaucoup plus nouveaux et plus parfaits que dans le Harz : au lieu de simples marchepieds nous y avons trouvé de vrais paliers, sur lesquels on peut se tenir deux à la fois ; mais c’est aux ingénieurs du Harz que revient l’honneur de la première découverte.

Je passe à la manière dont on fait respirer les mineurs. La ventilation est une chose assez compliquée dans ses détails, mais très-simple dans son ensemble. Les mines métalliques, comme celles du Harz, n’ont pas besoin d’une circulation bien active de l’air ; il importe seulement d’enlever celui qui a déjà été respiré par les ouvriers, celui qui a alimenté leurs lampes, enfin celui qui a été vicié par des coups de poudre. On n’a pas à craindre comme dans les mines de houille le gaz irrespirable et explosif qui se dégage de la surface du charbon. On se sert néanmoins quelquefois de machines spéciales pour renouveler l’air dans l’intérieur de la mine. Mais souvent aussi une ventilation naturelle suffit : l’air frais entre par les orifices les plus bas, puits ou galeries, s’échauffe dans la mine, et ressort par les puits les plus élevés, où il est appelé comme l’air chaud dans nos cheminées. Dans tous les cas, on règle la direction du courant d’air et sa proportion dans toutes les galeries de la mine, au moyen de portes, qui l’empêchent de prendre le chemin le plus court, et l’obligent à aller alimenter les points qui en ont le plus besoin.

Les mineurs du Harz.

Les lumières dont on se sert dans les mines du Harz sont des lampes de forme grecque ou romaine, que l’on garnit, avant de descendre, d’un monceau de suif pour les personnages distingués comme nous, ou d’huile pour les ouvriers ; même système d’éclairage pour les galeries solides et pour celles où l’on navigue, malgré tout le regret que peuvent en éprouver les amateurs du pittoresque.

Encore bien heureux d’avoir de pareilles lampes à flamme nue et bien éclairante ! dans les mines de houille la présence du gaz détonant oblige, comme l’on sait, à envelopper la flamme d’une toile métallique à mailles serrées, qui empêche la combustion de se propager au dehors, et la flamme permet à peine de voir clair à un pied de distance de cette triste lampe.


Clausthal, 5 août.

Je me suis, aussi bien que j’ai pu, renseigné sur la situation des ouvriers mineurs du Harz, et, sachant que cette question vous intéresse beaucoup, je vous adresse aujourd’hui quelques détails sur ce sujet.

Les ouvriers sont peu payés, bien que leur travail soit pénible et parfois dangereux : leur salaire est en général une petite fraction du salaire moyen en France ; et cependant il a reçu récemment une augmentation, premier changement fait depuis le commencement du siècle. Mais aussi les ouvriers trouvent à vivre à bon marché dans le pays : le gouvernement se charge de leur procurer toujours du pain à bas prix ; il leur fournit aussi toujours du travail ; leur avenir enfin est assuré en cas d’accident ou de maladie par des caisses de secours. Leur sort est pour ainsi dire fixé à l’avance depuis l’entrée jusqu’à la sortie de la vie. Enfants, ils travaillent dans les bocards, ou ateliers de préparation mécanique, à séparer les diverses substances minérales qui ont été extraites ensemble du sein de la terre ; puis, à mesure qu’ils grandissent et deviennent plus forts, ils passent à des travaux plus difficiles et mieux rétribués dans les mêmes ateliers ; ce n’est que lorsqu’ils sont tout à fait formés qu’on leur permet de descendre au fond de la mine.

Grâce à cette hiérarchie si régulière, l’ouvrier vit tranquille, sans souci du lendemain, et presque sans aspiration vers un sort meilleur : il suit la route tracée sans regret et sans initiative ; de là ses qualités et ses défauts : il est paisible et bon, mais peu sociable ; il se laisse aller volontiers à une rêverie silencieuse ; il ne connaît guère d’autre distraction que la fumée de sa longue et majestueuse pipe, assez indifférent à toute autre idée que le respect de ses traditions locales.

Le mineur cependant est instruit : il a appris dans la succession même des métiers par lesquels il a passé tout ce qui concerne l’art des mines ; il a été de bonne heure à l’école, et parle le bon allemand, quelquefois avec élégance. Le dimanche, on rencontre sur les routes tous les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, se rendant à l’église la plus voisine, et portant à la main leurs bibles ou leurs livres de psaumes, car tous savent lire. Ils sont essentiellement religieux, se réunissent chaque matin pour faire la prière en commun, avant de se disperser dans la mine, chacun à son poste. Ils ne manquent jamais, lorsqu’ils vous rencontrent dans leurs souterrains, de vous saluer du mot Glückauf, (abréviation de Glückliche Auffahrt, bon voyage ! ou plutôt heureuse ascension !), ni de vous adresser à la fin du repas le souhait de Gesegnete Mahlzeit (repas béni !). Ils sont profondément attachés à leurs dogmes, à leurs rites ; et dans ce moment même, le nouveau catéchisme que le gouvernement de Hanovre s’efforce d’introduire, soi disant pour régénérer la vraie doctrine de Luther, soulève de toutes parts de si vives protestations, que, sans nul doute, il faudra renoncer à cette tentative.


Andréasberg, 6 août.

Nous avons quitté hier Clausthal pour venir visiter à Andréasberg une mine d’argent très-célèbre, mais aujourd’hui épuisée, et qui ne conserve plus guère que le souvenir de sa vieille gloire ; elle a encore l’honneur, assez stérile du reste, de figurer en tête des mines les plus profondes du monde ; mais elle ne peut suffire aux besoins d’une usine située dans le voisinage, et, pour pouvoir garder en feu les fours de cette usine, on est obligé d’y amener, par Hambourg, des minerais venus d’Amérique : chose assez singulière pour un pays dont les abords sont si difficiles, et qui n’a même pas à invoquer en sa faveur le bas prix du combustible, car on va chercher en Westphalie le coke dont on a besoin.

Ce pays-ci est beaucoup plus joli que les environs immédiats de Clausthal : les ondulations du terrain y sont plus serrées et mieux marquées, les pentes sont rapides, les vallées profondes ; la verdure fraîche des prairies et le vert foncé des bois de sapin s’entremêlent de manière à donner au paysage beaucoup de caractère : c’est ici le vrai pays de montagnes, le Harz tel qu’on le rêve avant d’y être venu.

Demain nous nous mettons en route pour commencer la tournée pittoresque de l’Unterharz ; nous devons nous rencontrer au pied du Brocken avec un jeune professeur, chimiste et géologue distingué, M. Streng, dont nous avons fait la connaissance à Clausthal, et qui s’est gracieusement offert à nous guider dans ce pays, qu’il connaît à merveille. Une pareille offre n’était pas de refus, comme bien vous pensez.


Clausthal, 9 août.

Nous sommes de retour à Clausthal depuis hier au soir à onze heures, ravis de la tournée que nous venons de faire : joli pays, temps passable, malgré quelques petites pluies. Le professeur Streng a été pour nous un excellent compagnon ; c’est un homme charmant, d’une complaisance extrême, d’une vivacité, d’un entrain qui conviennent admirablement à une pareille course, et en même temps d’un savoir qui nous aura, je l’espère, beaucoup profité.

Venant d’Andréasberg, nous avons trouvé, à l’heure convenue, M. Streng au rendez-vous du Torfhaus, au pied du Brocken. Nous voulions gravir la montagne le soir même, afin de courir la chance de voir le lendemain, au lever du soleil, le fameux spectre du Brocken. Mais la pluie nous a retenus, et comme elle a été sans cesse croissant, et que, par le mauvais temps et dans l’obscurité, les chemins n’étaient pas praticables, nous avons dû nous estimer fort heureux de trouver un gîte dans la maison du garde des forêts.

C’est donc le lendemain matin seulement que nous avons fait ce que les Français, et particulièrement les Parisiens, visiteurs du Brocken, ont coutume d’appeler « la pénible ascension de cette haute montagne. » C’est, tout bonnement, quand on l’aborde de ce côté, l’affaire de deux petites heures, par une pente assez douce, mais malheureusement sur un sol tourbeux, humide et peu agréable à la marche. Il est très-remarquable que cette montagne, entièrement granitique, soit couverte de tous côtés, même sur les versants les plus rapides, d’une épaisse couche de tourbe où les bruyères croissent en abondance. Il semble qu’il n’y ait rien là pour retenir l’eau et donner lieu à la tourbe de se former ; pourtant elle s’y développe avec rapidité, et sur une profondeur assez grande pour qu’on ait pu établir d’importantes exploitations dans les parties les plus facilement accessibles aux voitures de transport.

Le Brocken.

Nous avons été protégés, jusqu’au sommet de la montagne, par d’épais nuages qui nous enveloppaient et nous défendaient du soleil. Du sommet, où est établie une très-grande auberge (le Brockenhaus), nous avons enfin pu embrasser tout le panorama, mais seulement pendant quelques rapides éclaircies et par un formidable vent contre lequel il fallait déployer toutes nos forces.

Faut-il attribuer ce que nous avons éprouvé à ces circonstances peu favorables ou au paysage lui-même ? Je ne sais ; mais je n’ai pas été touché du tout de la vaste étendue qui s’offre au regard ; il est sans doute curieux de dominer et d’apercevoir, au dire des Guides : — « trente-neuf villes (de Hanovre jusqu’à Leipzig), six cent soixante-huit villages, etc…, la deux centième partie de l’Europe, la onze millième partie du monde !… » Mais ce spectacle n’a réellement rien de frappant, rien qui se grave dans la mémoire, comme est encore gravé dans la mienne le magnifique panorama du Rigi[3]. Les montagnes du Harz semblent chétives ; on voit Clausthal à deux pas de soi, et l’œil ne rencontre que des collines arrondies au delà desquelles se trouve la plaine. Je n’ai pas eu, au milieu de tout cela, pendant un seul moment, l’émotion que l’on ressent devant les grandes scènes de la nature, et en rentrant au Brockenhaus pour prendre un verre de punch fortifiant, j’ai ri de bon cœur de toutes les tirades ampoulées écrites par nos amis les Parisiens sur le gros livre ouvert aux impressions de voyage.

Les légendes célèbres du Brocken, les récits de danses de fées et de sorcières, immortalisées par Goethe, sont encore aujourd’hui dans toutes les bouches. La tradition de la nuit du Walpürgis est toujours vivante ; seulement ce sont de joyeux villageois qui viennent, a la nuit du 1er mai, prendre la place des sorcières détrônées, et qui dansent en troupe sur le Brocken, pendant que, dans la plaine, des paysans craintifs, redoutant les maléfices qui se trament contre eux sur la montagne, passent la nuit à faire dévotement le tour de leurs champs à la lueur des torches.

Quelques personnes placent l’origine des légendes terribles du Brocken dans le souvenir des sacrifices sanglants que venaient y faire les Saxons idolâtres, et qui se continuèrent longtemps encore après les campagnes exterminatrices de Charlemagne. Les autels sur lesquels s’accomplissaient les sacrifices seraient alors les larges dalles naturelles qui, soutenues en l’air par de grands piliers de granit fouillés par les eaux, offrent en effet, sur la pente du Brocken, un aspect étrange et favorable aux récits légendaires.

En redescendant du Brocken, du côté de Wernigerode, nous avons suivi pendant quelques instants la belle route carrossable qu’on a tracée jusqu’au sommet de la montagne ; mais nous l’avons bientôt quittée pour traverser un grand bois de sapins et gagner quelques rochers abrupts et isolés au milieu des arbres, les Zehter-Klippen, du haut desquels on a de belles échappées sur la vallée ; puis nous avons suivi le joli ravin à cascades multipliées qui descend du côté de Wernigerode (la Steinerne-Renne), et nous nous sommes enfin arrêtés le soir à Hasserode, village qui est comme un faubourg de Wernigerode…

Le lendemain, en quelques minutes, nous étions arrivés à Wernigerode, et nous allions voir le château du duc souverain de ce petit État maintenant médiatisé et placé sous la protection de la Prusse.

Le duc est aujourd’hui un fort petit personnage, quelque chose comme un riche particulier qui a le droit de chasse dans les forêts dont il était autrefois l’absolu possesseur. Son château fait un joli effet de loin, mais il est massif et perd l’avantage de sa position élevée et pittoresque, lorsqu’on s’en approche de trop près.

Wernigerode présente encore une autre curiosité ; c’est un hôtel de ville du seizième siècle, presque tout entier en bois, flanqué de tourelles à pointes aiguës, et décoré de belles sculptures, qui méritent d’être regardées en détail.

Hôtel de ville et place du Marché, à Wernigerode.

Nous nous sommes rendus de Wernigerode à Elbingerode, puis dans la jolie vallée de Rübeland, sur les flancs de laquelle se trouvent deux grottes célèbres ; enfin, quittant la vallée pour couper droit vers Blankenburg, nous avons successivement rencontré deux charmants points de vue : l’un embrasse le cours serpentant de la Bode et la Marmormühle, où l’on travaille, comme l’indique ce nom, le marbre de quelques carrières voisines ; l’autre, sur le versant opposé du plateau, domine Blankenburg. De l’endroit élevé qu’on appelle Ziegenkopf, nous apercevions Blankenburg, à nos pieds, Quedlimburg et Halberstadt à quelque distance, et à l’horizon Magdeburg. C’est une belle vue de plaines, moins étendue sans doute qu’au Brocken, mais qui a plus de pittoresque et de charme. Le paysage a pour second plan la ligne de rochers escarpés auxquels on a donné le nom de Teufelsmauer (mur du diable), sorte de muraille dentelée, semblable à une ruine se hérissant au milieu de la plaine. Ces rochers, lorsqu’ils sont éclairés par le soleil et se détachent en blanc sur le vert foncé des bois qui les entourent, prennent un aspect fantastique qui justifie quelque peu leur nom.

Dimanche matin nous avons été visiter ces rochers, et nous sommes montés sur les plus hauts par les sentiers et les gradins que l’on y a ménagés avec grand art ; ensuite à travers les bois et en nous égarant un peu, nous sommes parvenus à une terrasse d’où l’on domine la sauvage vallée de la Bode. On n’aperçoit de là que rochers entassés au milieu de bois que ne traversent aucune route, aucun sentier, et au fond la Bode écumeuse qui s’est tracé dans le ravin un lit de plus en plus étroit. En descendant un peu on trouve les fameux rochers de granit de la Rosstrappe, que le temps a peu à peu dégradés à la base, et qui sont comme suspendus au-dessus d’une gorge profonde ; le paysage présente là, malgré ses dimensions en réalité assez restreintes, quelque chose de grandiose qui m’a surpris.

La Rosstrappe.

Des rochers de la Rosstrappe on descend par un chemin tortueux jusqu’au fond du ravin, pour visiter la Bode-Kessel (chaudière de la Bode), au delà de laquelle on ne s’engage pas sans danger. — Traversant alors la Bode, on grimpe par un escalier de onze cents marches sur un escarpement qui fait presque vis-à-vis à la Rosstrappe, l’Hexen-tanz-platz (place de danse des sorcières), d’où l’on domine d’un côté l’âpre paysage de la Bode, et de l’autre, sans faire un pas, la vaste plaine qui s’étend vers l’ouest. C’est là un caractère particulier aux sites les plus remarquables de l’Unterharz, de présenter à la vue, à côté des rochers abrupts ou des forêts de sapins échelonnés sur des pentes roides, les immenses plaines prussiennes qui leur succèdent immédiatement.

Nous avons encore joui d’un vaste horizon du haut du Stufenberg, au-dessus de Gernrode ; et déjà nous étions dans le duché d’Anhalt-Bernburg. C’est chose amusante d’observer combien de fois on change de pays quand on se promène dans le Harz ; les territoires de Hanovre, Brunswick, Prusse, Anhalt, se croisent et s’enchevêtrent si bien, qu’à tout instant on passe de l’un dans l’autre ; mais on prétend que cet état de choses ne durera pas longtemps…

Le duché d’Anhalt, presque d’un bout à l’autre, est une jolie promenade. Les routes y sont bien entretenues, les forêts plantées de main d’homme, avec toutes les essences de bois de nos pays. Il semble qu’on traverse un jardin anglais depuis le Stufenberg jusqu’au Mägdesprung, et jusqu’à Alexisbad, petite ville de bains fort agréable, bien qu’un peu trop encaissée par les montagnes voisines.

À partir d’Alexisbad, nous avons entièrement quitté la portion du Harz ordinairement visitée par les touristes ; nous avons traversé les plateaux monotones qui séparent Alexisbad de Hasselfelde ; puis nous sommes redescendus dans la vallée d’Ilfeld, dont l’aspect souriant nous a charmés (malgré la pluie) ; et, certes, elle mériterait bien d’être plus souvent un but d’excursion ; mais les longues et ennuyeuses plaines qu’il faut traverser pour l’atteindre en détournent presque tous les voyageurs.

D’Ilfeld nous sommes revenus à Clausthal par Rothesütte, Hohegeiss et Braunlage. Nous garderons longtemps souvenir de la scène que nous avons eue à Rothesütte : notre brave hôtesse, après nous avoir servi un excellent fromage, son unique richesse, se mit à causer avec nous ; et, voyant qu’un de nos compagnons ne savait pas l’allemand, elle ne s’adressa plus à lui, espérant mieux se faire comprendre en élevant beaucoup le diapason de sa voix : tout le monde a pu remarquer combien cette illusion est commune. Nos fous rires aidant, sa voix s’enflait de plus en plus, et elle était à la fin devenue si formidable que nous-mêmes ne pouvions plus nous entendre.


Ocker (Brunswick) près Goslar (Hanovre), 16 août.

Nous sommes à Ocker depuis deux jours et nous y jouissons d’une température caniculaire. Le soir, le ciel est sillonné d’éclairs ; le jour, on a toutes les peines du monde à se décider à sortir. Nous avons cependant pris la peine et le temps de remonter le torrent, qui passe ici, et qui a donné son nom à la ville et à la vallée, l’Ocker, dont les bords sont vraiment très-jolis. C’est la première fois que je trouve dans le Harz un paysage qui rappelle aussi bien les Pyrénées, avec ses cimes accidentées, son eau blanchie d’écume et ses sapins sur des pentes rapides qui descendent jusqu’au lit du torrent.

On s’aperçoit bien aux mœurs des habitants que l’on est encore dans le Harz. Partout l’accueil est hospitalier et complaisant. On serre la main aux maîtres d’usines qu’on vient de voir pour la première fois, on serre la main à l’aubergiste, on joue du piano avec sa fille, et peu s’en faut qu’on ne lui serre aussi la main, comme à une vieille connaissance.


Dimanche, 17 août.

Nous avons visité aujourd’hui les jolis environs de Harzburg. Nous y avons passé plusieurs heures sous la pluie à chercher une roche rare, le Schillerfels, qui n’existe au monde qu’en ce seul lieu, et dont nous avons fini par trouver des échantillons passables : nous revenons donc tout fiers encore de notre expédition.

Demain soir nous devons retourner à Harzburg, mais cette fois pour ne plus revenir sur nos pas. Nous disons décidément adieu au Harz : auparavant, nous avons encore à faire dans la journée une visite d’usine, et à voir le matin la fameuse mine du Rammelsberg, célèbre par sa richesse, par les allures toutes spéciales et le nombre des minerais qui s’y rencontrent, enfin par son ancienneté ; car on a des preuves de son exploitation au milieu du dixième siècle, tandis que les mines d’Andréasberg, qui sont, je crois, les plus anciennes après elles, n’ont été ouvertes qu’en 1520.

Le Rammelsberg.

Je veux aujourd’hui, avant de quitter le pays, vous parler un peu de l’organisation générale des mines du Harz, qui me paraît très-intéressante, à cause de la grande différence qu’elle offre avec celle de nos mines de France.

Je commencerai par l’Oberharz qui appartient tout entier au Hanovre.

Je ne sais si j’ai suffisamment insisté sur l’importance qu’on attache aux mines dans ce pays : c’est à ce point que le fonctionnaire chargé de leur direction est en même temps préposé à l’administration publique. Le Berg-Hauptmann réunit en effet, à la présidence du conseil des mines, les attributions d’une sorte de préfet. Il règle avec son conseil la marche des travaux pour les mines, les usines, les canaux, les chaussées, et il est en même temps chargé de faire exécuter les règlements du Harz, qui s’écartent en quelques points de la législation du reste du royaume, pour se mieux adapter à l’exploitation ; enfin il rend la justice dans quelques cas spéciaux.

Toutes les usines à plomb, cuivre et argent appartiennent en propre à l’État. Quant aux mines, elles sont exploitées par des ingénieurs de l’État, recevant tous directement les ordres du conseil général des mines. Toutefois elles peuvent appartenir à des particuliers. Elles ont même toutes commencé par là, et j’ai lu, avant mon départ, dans la Richesse minérale de Héron de Villefosse, publiée en 1810, que, sous l’empire, la plupart appartenaient à des compagnies d’actionnaires ; mais peu à peu, les actionnaires y renonçant, l’État a pris leur place.

Voici comment sont organisées les compagnies : si la mine est en bénéfice, sa valeur est partagée en 130 actions, dont quatre pour le roi, une pour la ville et une pour l’église ; on ne distribue pas chaque année aux actionnaires tout le bénéfice que fournit la mine. Pendant les premières années le produit net est mis de côté de manière à former un fonds de réserve pour les années suivantes. Souvent aussi une portion en est distraite pour être prêtée aux mines qui sont en perte.

Une mine en perte est divisée en 124 actions seulement : à l’entrée de chaque trimestre les actionnaires doivent verser une certaine somme que l’on combine avec les emprunts faits aux mines en bénéfice pour continuer l’exploitation. L’appel de fonds, ainsi que la distribution des produits nets, sont réglés par le conseil des mines. Si un actionnaire ne répond pas à cet appel de fonds, il est, après un délai de deux trimestres, déclaré déchu de ses droits. Les autres actionnaires de la mine peuvent par préférence acquérir les actions abandonnées ; s’ils ne les demandent pas, elles sont offertes aux officiers des mines, et sur le refus de ces derniers, elles reviennent à l’État. Une caisse spéciale, ayant d’autres bénéfices assurés, est chargée alors de répondre aux appels de fonds et devient propriétaire des actions.

Il est arrivé, pour un grand nombre de mines, que les actionnaires se sont lassés de verser longtemps et à chaque trimestre de nouveaux fonds sans être bien sûrs de les recouvrer, et que l’État a hérité ainsi de leur propriété.

Assurément l’économie politique peut faire à ce système de propriété et d’exploitation de très-graves reproches ; mais on peut aussi, au point de vue technique, présenter quelques observations à sa décharge. La richesse des filons métallique es est extrêmement variable, et souvent il arrive que le produit de l’exploitation soit pendant longtemps insuffisant pour en couvrir les dépenses. Cela s’est présenté même pour les mines les plus riches. Les compagnies, abandonnées à elles-mêmes, renonceraient à l’exploitation, ou bien la pousseraient d’une manière irrégulière : ne cherchant que les points les plus riches et gaspillant ainsi les ressources de la mine, elles épuiseraient rapidement le gîte, et y laisseraient quantité de parties inexplorées ou de teneur médiocre, qu’il serait plus tard difficile ou même impossible de revenir exploiter. Par suite, le pays se trouverait bientôt privé de sa principale source de richesses. Voilà ce qui arriverait, à n’en pas douter, si l’exploitation était livrée à des spéculateurs isolés, pressés de faire fortune. Grâce au mode d’administration dont je viens de tracer l’esquisse, l’État, outre qu’il retire toujours de l’ensemble des mines des sommes considérables, maintient en quelque façon la balance entre les actionnaires, et entretient la vie et l’activité dans la contrée.

Quant à l’Unterharz, il présente quelque chose de particulier : une portion appartient au Hanovre, l’autre au Brunswick ; mais les mines et les usines appartiennent à la fois aux deux États.

À la suite de divers arrangements entre héritiers, les deux maisons de Brunswick Lüneburg et de Brunswick Wolfenbüttel, réunissant les domaines, l’une de quatre princes, l’autre de trois, entre lesquels s’était fait la première division en parties égales du Harz tout entier, se partagèrent les villes et mines de Zellerfeld, Grund, Wildemann et Lautenthal, le Rammelsberg, la forge de Gittelde et la saline de Julius Hall près de Harzburg ; la première branche devait posséder les quatre septièmes et la seconde les trois septièmes de ces établissements qui furent nommés mines en communauté (1649).

En 1788, la communauté fut, dans le but de rendre l’administration plus facile, réduite à quelques établissements : tous ceux de l’Oberharz relevèrent du Hanovre ; la mine du Rammelsberg, les usines de Goslar et d’Ocker, la forge de Gittelde formèrent ce qu’on appela le Communion-Unterharz.

L’administration du Communion-Unterharz est encore aujourd’hui conduite en commun par des représentants des deux États réunis en conseil, tantôt à Goslar (Hanovre), tantôt à Wolfenbüttel (Brunswick). Les produits, les dépenses, la fourniture des bois sont partagés entre les deux États dans les rapports de quatre septièmes et trois septièmes. La présidence du conseil appartient pendant les années paires au Hanovre, pendant les années impaires au Brunswick, et le jugement des affaires est attribué à la cour de justice de l’un ou de l’autre des États, selon l’année où elles ont pris naissance.

Adolphe Carnot.


  1. Le Harz (du vieux allemand Hart, Harti, hauteur boisée) est un massif, de montagnes isolé dont la possession se partage entre quatre États différents : le Hanovre, le Brunswick, la Prusse et le Anhalt-Bernburg. On divise géographiquement le Harz en deux parties : le Harz supérieur, Oberharz, et le Harz inférieur, Unterharz. C’est dans l’Oberharz qu’est situé le plus haut sommet de la chaîne, le Brocken. La population du Harz est évaluée à cent mille âmes.
  2. Le premier des deux récits suivants, qui se complètent l’un l’autre, est extrait des lettres que notre jeune ami, M. Adolphe Carnot (petit-fils de l’illustre Carnot), a écrites à sa famille pendant l’été de 1862. Il faisait alors, comme élève ingénieur des mines, un voyage d’instruction en Allemagne ; il est ingénieur aujourd’hui.

    Le second récit se compose de notes prises à notre intention par M. Stroobant, excellent artiste belge, qui a entrepris le voyage du Harz sur notre demande précise et a fait, pour le Tour du Monde, tous les dessins joints aux deux textes.

  3. On lira, dans le récit suivant, une appréciation du Brocken toute différente. Nous avons pensé qu’il n’était pas sans intérêt d’opposer l’une à l’autre l’impression du jeune ingénieur et celle de l’artiste. Chacun voit et sent selon le temps ou son caractère.