Voyages de M. Henri Lambert/03

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II

RÉCIT DU CRIME.

Naufrage supposé. — Le crime se dévoile. — Le commandant Fleuriot de Langle dans la mer Rouge. — Réunion solennelle. — Révélations d’Abdul Ahy. — Arrestation des coupables. — Dini et Ismaël. — Biographie de Henri Lambert.

Les lignes que l’on vient de lire sont les dernières que nous ayons recueillies sur le journal du courageux voyageur. Depuis lors on ne le revit plus à Aden ni à Tadjoura, et le bruit se répandit que le Natchery avait fait naufrage le 5 juin au cap Jiboutil, tout près des îles Moussah. M. Lambert et ses deux domestiques avaient essayé, disait-on, de se sauver sur un radeau, et s’étaient noyés. Une partie de l’équipage avait gagné le rivage à la nage, et le lendemain le bateau était venu s’échouer à la côte, portant le reste des matelots. Tous ces détails avaient été confirmés dans une enquête ouverte sur les lieux par le vice-gouverneur d’Aden, M. Playfair. Il avait entendu un des matelots qui était resté à Zeyla, et l’on ne pouvait un instant douter du naufrage. Toute idée d’une trame odieuse devait être repoussée.

Cependant Aboubeker Ibrahim, auquel on avait porté le sabre remis par Achmet-pacha, et qui l’avait refusé, écrivait à M. J. Lambert, à Maurice, que son frère avait été lâchement assassiné. Dini, cousin d’Aboubeker, avait vu, sur la barque échouée à Jiboutil, des traces de sang, et comme il avait demandé à l’un des matelots ce que ce pouvait être, celui-ci avait répondu : « Nous avons tué des poulets pour le pilaff du soir. » Et sur la remarque que les poulets ne laissaient pas autant de sang, le matelot avait avoué qu’ils avaient assassiné Lambert, et s’étaient enfuis dans la montagne.

Assassinat de M. Lambert, près des îles Moussah, le 4 juin 1859. — Dessin de Hadamard d’après les croquis communiqués.

La lettre d’Aboubeker, portée à Maurice par un capitaine arabe de Zanzibar, fut traduite et déposée au consulat de France à Port-Louis.

D’autre part, Achmet-pacha avait envoyé à Zeyla un cawa ou agent de police, pour s’éclairer, disait-il, sur la demande en dommages et intérêts de Lambert. Le cawa, qu’on avait retenu sous divers prétextes pour qu’il n’arrivât qu’après le meurtre, avait vu le sang qui tachait le Natchery, et découvert, caché dans un lieu secret, les vêtements que portait la victime. Il était, selon lui, évident que les bordages du Natchery avaient été décloués de main d’homme pour faire croire à un naufrage. Destitué par Achmet, exilé à Djedda, le cawa fit sa déposition devant témoins auprès du consul de France, qui prévint son gouvernement. En même temps M. J. Lambert, arrivé en toute hâte de Port-Louis à Paris, demandait à l’Empereur que vengeance fût tirée du meurtre de son frère.

Il n’y avait plus à douter ni à hésiter. Le gouvernement français envoya dans la mer Rouge M. le capitaine de vaisseau vicomte Fleuriot de Langle, commandant la division navale des côtes occidentales d’Afrique, avec ordre de se faire livrer les assassins. Le commandant parut à Aden en janvier 1861, et pendant six mois visita plusieurs fois les ports de la mer Rouge et du golfe d’Aden. Les eaux de Moka, Hodeidah, Djedda ; l’île Perim ; Tadjoura, Zeyla, Berbera le virent à plusieurs reprises, et il tint à honneur de remplir jusqu’au bout la pénible mission qu’il avait reçue. Il avait à lutter contre l’inertie des Anglais, qui étaient de connivence avec les Turcs, et contre la duplicité des Arabes qui le trompaient en feignant de le servir. Il n’était pas jusqu’à son pilote qui ne portât des lettres contre lui. D’autres que le commandant de Langle, qui sort d’une race de marins éprouvés[1], se fussent bien vite lassés de tous ces embarras suscités comme à plaisir. Notre patient commandant, obstiné comme un vrai Breton, se roidit contre les difficultés, et finit par amener Abdul Ahy, le principal coupable, venir déposer à son bord. Abdul Ahy était descendu à Zeyla au milieu de sa tribu de Bédouins Essas. On lui promit la liberté s’il consentait à tout avouer. Le commandant en donna sa parole d’honneur. Ce fut à ces conditions seulement qu’une entrevue put être possible. La réunion fut solennelle. Elle eut lieu en vue de Zeyla, le 8 juin, sur la Somme, un des navires placés sous les ordres du commandant. Une centaine de chefs Essas et tous les notables de Zeyla avaient suivi Abdul Ahy. Le grand chef ou hogas des Essas lui-même avait désiré d’assister à la conférence. « Ni moi ni mes ancêtres n’avons jamais été en mer, s’écriait-il ; jamais Essa n’est monté sur un navire. Néanmoins, je ne reculerai pas ; il y a peut-être quelque chose de bon à apprendre de ces Français. »

Une place avait été disposée sur le pont pour le commandant, une autre pour son état-major, et partout, autour des mâts, sur les bastingages, se tenaient les matelots attentifs à la scène qui allait se passer. Les Essas et les Somaulis, debout, les jambes nues, les cheveux tressés en mèches flottantes et rougies par la chaux, portaient une simple écharpe jetée autour du torse comme une draperie antique. Les notables de Zeyla, assis sur le dernier plan, à l’arrière, étaient vêtus du costume arabe. Leurs turbans, les uns de forme ronde, les autres de structure pyramidale, étaient tous de dimensions gigantesques. Aboubeker, en digne petit cousin Prophète, portait un magnifique turban de cachemire, que l’infortuné Lambert, deux ans auparavant, lui avait remis en cadeau au nom de la France. L’étoffe était rouge, tissée de soie et d’or, et une frange à fils dorés S’échappait en tombant de ses plis. Le cadi ou juge de Zeyla et Hadj Osman, l’un des secrétaires de Sharmarket, étaient assis à part devant une table. Ils devaient rédiger en arabe le procès-verbal de cette séance, que le secrétaire du commandant allait sténographier en français.

Dini Aboubeker. — Dessin de Hadamard d’après une photographie.

Abdul Ahy, d’abord ému et tremblant, s’anima peu à peu, et mêla une certaine fierté à ses aveux clairs et explicites : « Je partis d’Aden, dit-il, sans avoir la pensée de commettre un meurtre sur la personne de M. Henri Lambert, envers qui je ne nourrissais aucune haine personnelle. À peine étions-nous arrivés à Hodeidah que nous y fûmes rejoints par une barque expédiée de Zeyla. Elle était commandée par le patron Samanta Sheroua, et portait deux émissaires de Sharmarket, l’un Aly Bar Omar Tour, son kiatib (secrétaire), l’autre Mohamed Hassan Robly, son confident. Ils furent reçus par Aouat Bel Faltil, ex-banquier de Sharmarket, qui ouvrit les lettres dont ils étaient porteurs et les envoya à Achmet-pacha. Ces lettres demandaient la mort de Lambert. Le pacha y consentit, et dès que les messagers qu’on lui avait adressés furent de retour, Aouat engagea Aly Bar et Mohamed à me faire connaître le rôle que j’avais à remplir dans la tragédie qui se préparait. Ils me prièrent à cet effet de me rendre avec eux dans une case isolée où ils pourraient causer plus à l’aise. J’étais alors en compagnie de Samanta Sheroua, et je lui dis : « Accompagne-moi, et mets-toi derrière la cloison de paille de la case, afin de pouvoir au besoin témoigner de la conversation qui va avoir lieu entre les envoyés de Sharmarket et moi. »

« Les deux émissaires commencèrent leur œuvre de corruption, faisant successivement briller à mes yeux les promesses et les menaces. Ma conscience se débattit longtemps contre le crime qu’on me demandait. Vaincu enfin par la peur de la mort, dont on me menaçait moi-même si je n’agissais pas, séduit aussi, je dois le dire, par la vue de quelques talaris, et par la promesse qu’il ne serait fait aucune poursuite contre moi, je consentis à tuer Lambert ; j’exigeai seulement qu’on me donnât un ordre écrit qui pût garantir ma responsabilité si jamais j’étais recherché pour ce crime. Cet ordre devait aussi me procurer l’assentiment et le concours de mon équipage.

« La pièce que j’avais demandée fut rédigée chez Aouat et revêtue du sceau de Sharmarket qu’Aly Bar avait emporté avec lui[2]. Sur la vue de cet acte authentique, que Sharmarket est parvenu depuis à me soustraire, l’équipage circonvenu n’attendit plus que le moment d’agir.

« Nous partîmes d’Hodeidah le 1er juin, touchâmes à Moka, et le 4, dans l’après-midi, arrivâmes vers les îles Moussah. Là je résolus de mettre à exécution notre projet. Je refusai de conduire M. Lambert jusqu’à Tadjoura, et, malgré ses vives instances et son opposition formelle, je mouillai la barque dans le canal qui sépare les îles Moussah. Après avoir pris son repas, M. Lambert s’étendit au fond de la barque et s’endormit. Alors nous nous approchâmes de lui pour l’assommer à coups de bâton. Debout, à la première attaque, il me porta un coup terrible en pleine poitrine, et me mit hors de combat[3]. Mais les autres matelots, presque tous de ma tribu ou mes parents, se jetèrent à la fois sur lui et l’achevèrent. Le sang, qui sortait à flots de sa bouche, se répandit sur le pont et sur les marchandises, et pour nous débarrasser du cadavre, nous le coulâmes à la mer, en lui attachant des pierres aux pieds.

« M. Lambert avait avec lui deux serviteurs, l’un qui était Abyssin, nommé Balassa, et l’autre, un petit noir appelé Tama, provenant d’une saisie d’esclaves faite par les Anglais sur un négrier arabe. Ces deux serviteurs avaient essayé, mais inutilement, de se porter au secours de leur maître. Nous craignîmes leurs révélations, et ayant tenu conseil, nous décidâmes qu’il fallait également les tuer.

« Le matin, nous appareillâmes, et vînmes échouer notre barque au cap Jiboutil. Auparavant, nous étranglâmes les deux domestiques avec la drisse du pavillon, et jetâmes leurs cadavres à l’eau. Le navire fut ensuite sabordé, ouvert, et nous envoyâmes immédiatement à Zeyla prévenir Sharmarket qu’il n’avait plus à se préoccuper de Lambert, et que ses ordres étaient exécutés.

« Je n’ai été dans toute cette affaire que l’humble serviteur, le domestique du pacha, obligé d’obéir à mon maître. J’étais menacé de mort si je ne tuais pas Lambert ; j’ai cédé, j’ai eu peur, j’ai été le couteau qui a frappé la victime, mais non le bras qui a dirigé l’arme. Voilà ce que j’avais à dire ; c’est l’expression de toute la vérité. »

Les inculpés Aly Bar Omar Tour et Mahomed Hassan Robly, confrontés avec Abdul Ahy, confirmèrent la vérité de son récit. Le patron Samanta Sheroua certifia également tous les détails de l’entrevue qui avait eu lieu entre Abdul Ahy et ses corrupteurs. Aouat Bel Fakil lui-même, vaincu par sa conscience, fit à M. de Langle l’aveu complet de la part qu’il avait prise à cette œuvre criminelle, et donna par écrit un rapport où il confirmait de point en point les récits de ses complices, rejetant toute la faute sur Sharmarket et sur Achmet-pacha, dont il n’était que l’instrument.

Déposition d’Abdul Aby devant le cadi de Zeyla et le commandant Fleuriot de Langle. — Dessin de Hadamard d’après une esquisse communiquée par l’un des témoins.

Fidèle à la parole qu’il avait donnée, M. de Langle relâcha Abdul Ahy, qui ne pouvait en croire ses yeux. « Allez, lui dit le commandant, mais retenez bien, vous et tous ceux qui m’écoutez ici, que si jamais un cheveu tombe par votre faute de la tête d’un Français, nous viendrons vous en demander raison. » Ému de l’acte si loyal qui venait de s’accomplir, le hoghas des Essas, qu’on distinguait au milieu de l’assemblée à sa noble prestance, et aux orbes immenses ainsi qu’à la couleur blanche de son turban, se tourna vers les siens : « Voilà les vrais croyants, dit-il en montrant les Français ; c’est nous qui sommes les infidèles, nous sommes des chiens qui avons le poil en dedans. »

Abdul Ahy a été seul relâché ; les autres coupables, tous ceux du moins que le commandant a pu saisir, ont été ramenés par lui en Europe pour être livrés à la Porte. Une partie d’entre eux sont morts en route. Sharmarket a payé le premier sa dette à la nature. Il a succombé à un anévrisme à bord de la Somme, pendant le séjour qu’elle fit à Djedda. Il se sentait si bien coupable, que peu de jours avant sa mort il fit appeler le commandant, et lui déclara qu’il voulait revêtir les habits européens. C’est la façon d’abjurer des Turcs et des Arabes, et quand ils renoncent au turban, c’est qu’ils ont commis quelque méfait et se reconnaissent indignes de rester musulmans.

Sharmarket était d’une taille herculéenne, âgé de quatre-vingts ans. Il avait perdu un œil et portait encore sur sa physionomie les traces d’une grande énergie. Il était de couleur assez claire et avait les yeux bleus, ce qui arrive souvent aux populations riveraines de la mer Rouge, ou le sang des colonies grecques et romaines n’a pas encore tout à fait disparu.

Feredj, un des secrétaires de Sharmarket, est mort de phthisie à l’île de la Réunion ; Aly Bar Omar Tour, en mer. Un des matelots du Natchery, El Téré, qui le premier avait jeté le masque des versions de convention pour dévoiler toute la vérité, a également succombé à une phthisie galopante à l’hôpital de Brest. C’est ainsi que toutes les stations du commandant ont été marquées d’une mort, comme si la nature avait voulu prendre le pas sur la justice des hommes, qui a été si lente à venir pour ces misérables assassins.

Aouat Bel Fakil, Mohamed Hassan Robly, Hadj Osman, troisième secrétaire de Sharmarket, deux matelots, Gely Gedy et Aly Sanguely, ainsi que le mousse Mahomet, ont été transférés à Constantinople, où ils auront à répondre de leur crime devant l’autorité turque. Ils étaient accompagnés du patron Samanta Sheroua, à titre de témoin à charge. Trois matelots du Natchery ont échappé à toutes les poursuites, et un quatrième, Assoah Gedy, le même qui avait donné au vice-gouverneur anglais les détails du prétendu naufrage du Natchery, était mort à Zeyla avant l’arrivée du commandant de Langle.

Ismaël, ancien interprète de M. Lambert, et Dini, cousin d’Aboubeker Ibrahim, gouverneur actuel de Zeyla au lieu et place de Sharmarket, ont tous les deux accompagné le commandant en France, et sont arrivés avec lui à Paris en novembre 1861. Ils y sont restés jusqu’au mois de mars 1862, d’où ils sont retournés chez eux, Ismaël à Aden, Dini à Zeyla.

Ismaël, interprète à Aden. — Dessin de Hadamard d’après une photographie.

Ismaël, dans toute cette affaire, a servi d’interprète pour la langue arabe et somaulie. Son zèle, son courage, sa discrétion ne se sont pas démentis un instant. Il a contribué, dès 1859, alors qu’on doutait encore, à dévoiler l’assassinat. Lui et Dini étaient vivement attachés à M. Lambert, qu’ils aimaient comme un parent. Dini avait eu connaissance à Zeyla de la trame qui l’ourdissait, et il avait voulu aller rejoindre et prévenir M. Lambert à Hodeidah. Mais Sharmarket l’avait fait arrêter sur son bateau et jeter aux fers sous un prétexte futile.

Quand Ismaël et Dini rencontrèrent à Paris M. Joseph Lambert, qui s’y était rendu comme envoyé du roi de Madagascar, ils ne purent s’empêcher de répandre des larmes en lui parlant de son infortuné frère. Nos lecteurs se rappellent peut-être avoir vu à Paris ces deux enfants perdus de la mer Rouge. L’un était de figure un peu cuivrée, au regard dur, à la barbe rare et déjà grisonnante : c’était Dini. Il avait reçu à la tempe un coup de yatagan dont la cicatrice se relevait en bosse au-dessus du sourcil, et traçait un profond sillon qui était loin de rendre sa figure plus avenante. Il avait gagné cette honorable blessure dans une attaque nocturne de Danakiles, lorsqu’il était au service de M. Rochet d’Héricourt, voyageur français en Abyssinie. Il valait mieux que ne promettaient ses traits et aimait beaucoup notre nation. À peine arrivé à Paris, il avait fait emplette d’une paire de brodequins, d’un pantalon et d’un caban de drap, et aimait à se montrer en public dans ce costume préféré. Il avait seulement gardé sa ceinture rouge autour de la taille et son énorme turban de cachemire, qui développait ses orbes immenses autour de son crâne rasé. Il ne sortait jamais sans tenir son chapelet d’ambre à la main et sous le bras un gigantesque parasol, qu’il s’était empressé d’acheter comme une indispensable parure. Dini avait reçu de l’Empereur un sabre turc, à manche d’ivoire, et une magnifique boîte de pistolets ; il était heureux de les montrer à tous ses visiteurs.

Son fidèle acolyte, Ismaël, se faisait remarquer par sa figure intelligente, noire comme le jais, son type caucasien, son œil vif, dont la cornée blanche se détachait sur l’ébène de la face. Une moustache noire ombrageait la lèvre et une touffe de poils soyeux descendait du menton. Sans être moins francomane que Dini, Ismaël ne quittait jamais son pittoresque costume : vaste cafetan de drap fin descendant jusqu’au talon, ceinture rouge serrant la taille, gilet enrichi de passementeries fermé sur la poitrine ; sur le chef un gigantesque turban.

Ismaël aimait à rappeler que dans la mer Rouge il servait d’interprète à tous les capitaines français, aussi bien de la marine marchande que de celle de l’État. Il rencontrait parfois quelques marins de sa connaissance, et il les montrait avec orgueil à Dini ; il avait appris à son compagnon à prononcer quelques mots de notre langue.

Quand j’allai rendre visite à ces hôtes de la France, ils me reçurent avec empressement, prévenus qu’ils étaient par M. J. Lambert et le commandant de Langle ; mais il fut impossible de rien leur arracher sur ce qu’ils savaient de l’assassinat. Ismaël fut d’une discrétion à toute épreuve, et ne voulut me donner de détails qu’en présence du frère de la victime. Je respectai ce sentiment louable et lui parlai alors de son séjour en France, de Paris, des amusements qu’il y avait rencontrés. Là-dessus il ne tarissait pas. « Oh ! bons Français, criait-il, bon Paris, bon hôtel. Nous bien manger, bien coucher, tout avoir, manquer rien. » Et puis il me citait le bal du ministre de la marine, où il était allé avec Dini, et me faisait avec bonheur l’entier dénombrement des belles petites femmes qu’il y avait vues.

Le commandant de Langle, qui a décidé Dini et Ismaël à venir en France et qui a été assez heureux à force de zèle, de patience et de courage pour mettre la main sur les coupables, mérite les plus sincères éloges pour la façon aussi hardie qu’habile dont il a conduit toute cette affaire. La victime qu’il avait à venger méritait du reste les peines qu’il a prises, et nous ne saurions mieux faire que de terminer ce court récit par quelques notes sur M. Henri Lambert, que nous devons à l’extrême obligeance de son frère.

Henri Lambert était né en 1828, à Redon (Ille-et-Vilaine). Il fut élevé à Nantes, où résidait une partie de sa famille, et où son aïeul avait été notaire. De bonne heure, laissant là les livres pour la mer, comme la plupart des Bretons ses compatriotes, il entra au service de la marine de l’État en qualité de volontaire. C’est sous ce costume que le représente le portrait dessiné page 65.

Vers 1850, Henri Lambert quitta la marine et rejoignit son frère aîné à Maurice. Joseph Lambert était à cette époque l’un des plus riches planteurs et fabricants de sucre de notre ancienne Île de France. De Maurice, Henri Lambert alla en Australie, pour y vendre des cargaisons de sucre au compte de son frère. Pendant trois ans il courut la mer de Port-Louis à Sydney, visita les placers, alors à peine découverts, assista à tout le spectacle si bruyant et si animé de la première immigration, et fit plusieurs explorations dans l’intérieur de l’Australie, aujourd’hui encore peu connu. (Voy. t. V, p. 406.) Dès ce temps, en 1855, M. Joseph Lambert projetait l’établissement d’une ligne de bateaux à vapeur entre Maurice et Aden, et il envoyait même son frère Henri étudier les ressources commerciales de ces contrées.

Nous avons vu comment notre courageux compatriote s’est acquitté de cette tâche difficile et quel courage, quelle activité il a déployés dans l’accomplissement de son mandat, ainsi que dans les délicates fonctions d’agent consulaire, jusqu’au jour où, tombant sous le coup de lâches assassins, il a laissé un poste vide où personne ne l’a remplacé.

Henri Lambert était d’une taille au-dessus de la moyenne, bien pris et d’une très-grande force musculaire. Il avait les cheveux châtains, le teint coloré, la figure régulière. Ses traits respiraient à la fois le courage et l’énergie joints à une bonté parfaite. Il s’était fait aimer de toutes les tribus de la côte d’Afrique. Son courage et son ardeur ne se démentirent jamais. Ni les tempêtes de la mer Rouge, ni les maladies de ces brûlants climats, ni la sauvage férocité des Bédouins Essas ne purent l’arrêter un instant. Le rêve de ses dernières années fut de voir la France s’établir dans les mers arabiques à côté de l’Angleterre, et ce rêve vient d’être accompli par la prise de possession d’Oboc que nous annoncent les dernières nouvelles d’Aden.

L. Simonin.



  1. Cet officier est le petit-fils de Fleuriot de Langle, qui commandait l’Astrolabe dans la malheureuse expédition de la Pérouse.
  2. Le sceau, chez les Arabes, remplace la signature et témoigne seul de la validité d’un acte.
  3. M. Lambert était d’une force remarquable : Abdul Ahy fut malade deux mois du coup de poing qu’il reçut et cracha le sang.