Librairie de L. Hachette et Cie, (IX. Voyages en Suisse et en Italie, p. 177-227).
Rome, 1er novembre 1786.
Enfin je puis parler et saluer mes amis d’un cœur joyeux ! Qu’ils me pardonnent ce mystère, et le voyage, en quelque sorte souterrain, que j’ai fait jusqu’ici ! À peine osais-je me dire à moi-même où j’allais. Même en chemin, je craignais encore, et c’est seulement sous la porte del Popolo que j’ai été certain de tenir la ville de Rome. Et laissez-moi dire aussi que je pense mille fois, que je pense continuellement à vous, en présence des objets que je ne croyais jamais visiter seul. Ce n’est qu’au moment où j’ai vu chacun enchaîné de corps et d’âme dans le Nord, où j’ai vu toute aspiration vers ces contrées évanouie, que j’ai pu me résoudre à entreprendre un long voyage solitaire, et à chercher le centre vers lequel m’attirait une force irrésistible. Dans ces dernières années, cela était même devenu une sorte de maladie que la vue et la présence des objets pouvaient seules guérir. Je l’avoue maintenant, j’avais fini par n’oser plus regarder aucun livre latin, aucun dessin d’une contrée italienne. Mon désir de voir ce pays était mûr depuis trop longtemps. À présent qu’il est satisfait, je retrouve au fond de mon cœur, pour mes amis et ma patrie, l’affection la plus tendre, et le retour me sera doux, il le sera d’autant plus que je n’emporterai pas, je le sens bien, tous ces trésors pour les posséder seul, pour en user seul, mais qu’ils seront pour d’autres et pour moi, durant toute la vie, des guides et des encouragements.
Oui, je suis enfin arrivé dans cette capitale du monde ! Je m’estimerais heureux, si je l’avais vue il y a quinze ans, bien accompagné, conduit par un homme éclairé. Mais, puisque je devais la voir seul et de mes propres yeux, il était bon que cette jouissance me fût accordée si tard.
J’ai franchi au vol, pour ainsi dire, les Alpes du Tyrol. J’ai bien vu Vérone, Vicence, Padoue, Venise ; j’ai vu en courant Ferrare, Cento, Bologne ; j'ai vu à peine Florence. Tel était mon désir d’arriver à Rome, il augmentait si fort à chaque moment, que je ne pouvais plus m’arrêter, et je ne suis demeuré que trois heures à Florence. Me voilà maintenant à Rome et tranquille, et, à ce qu’il semble, tranquillisé pour toute ma vie.
C’est en effet commencer une vie nouvelle, que de voir de ses yeux l’ensemble que l’on connaît en détail intérieurement et extérieurement. Tous les rêves de ma jeunesse, je les vois vivants aujourd’hui ; les premières estampes dont je me souvienne (mon père avait placé les vues de Rome dans un vestibule), je les vois maintenant en réalité, et tout ce que je connaissais depuis longtemps en tableaux et en dessins, en gravures sur cuivre et sur bois, en plâtre et en liège, est réuni devant moi ; où que j’aille, je trouve une connaissance dans un monde étranger ; tout est comme je me le figurais et tout est nouveau. J’en puis dire autant de mes observations, de mes idées : je n’ai point eu de pensées toutes nouvelles, je n’ai rien trouvé tout à fait étranger, mais les anciennes sont devenues si précises, si vivantes, si enchaînées, qu’elles peuvent passer pour nouvelles.
Quand Pygmalion eut formé Élise au gré de ses vœux, quand il lui eut donné autant de vérité et de vie que l’artiste pouvait le faire, et qu’enfin Élise vint à lui et lui dit : « C’est moi ! » que l’être vivant était différent de la pierre sculptée !
Combien aussi il est moralement salutaire pour moi de vivre au milieu d’un peuple tout sensuel, sur lequel on a tant discouru et tant écrit, et que chaque étranger juge à la mesure qu’il apporte avec lui ! Je pardonne à ceux qui blâment et condamnent ce peuple : il est trop loin de nous, et il en coûte trop de fatigue et de frais d’avoir commerce avec lui comme étranger.
Rome, 3 novembre 1786.
Un des principaux motifs pour lesquels je croyais devoir me hâter d’arriver à Rome était la fête de la Toussaint ; car je me disais : « Puisqu’on fait tant d’honneur à un saint tout seul, que ne fera-t-on pas pour tous ? » Mais combien je me trompais ! L’Église romaine n’avait point voulu de fête générale d’un grand effet ; chaque ordre était libre de célébrer en particulier sans bruit la mémoire de son patron : le nom de fête, ainsi que le jour solennel qui lui est consacré, est proprement celui où chaque saint paraît dans sa gloire. Mais hier, jour des Morts, j’ai été plus heureux. Le Pape célèbre leur mémoire dans sa chapelle particulière sur le Quirinal. L’entrée est libre. Je courus avec Tischbein au Monte Cavallo. La place devant le palais a quelque chose de tout particulier : elle est à la fois irrégulière, grandiose et charmante. J’ai vu les deux colosses cette fois ! Ni les yeux ni la pensée ne suffisent pour les saisir. Nous nous hâtâmes, avec la foule, de traverser la cour superbe et spacieuse et de monter l’immense escalier. Dans ces vestibules, vis-à-vis de la chapelle, en vue de la file des appartements, on éprouve un singulier sentiment, à se trouver sous le même toit que le vicaire de Jésus-Christ.
La cérémonie était commencée ; le Pape et les cardinaux étaient déjà dans l’église : le saint-père, la figure d’homme la plus belle et la plus vénérable ; les cardinaux, de statures et d’âges divers. Je fus pris d’un singulier désir que le chef de l’Église ouvrît sa bouche d’or, et, parlant de l’inexprimable félicité des âmes bienheureuses, nous jetât dans le ravissement. Mais quand je le vis tout uniment se remuer çà et là devant l’autel, et se tournant tantôt d’un côté tantôt de l’autre, en gesticulant et marmottant comme un simple curé, alors le péché héréditaire du protestant se réveilla, et le sacrifice de la messe, connu, accoutumé, ne me fit là aucun plaisir. Jésus, dès son enfance, expliqua pourtant de vive voix les saintes Écritures, et, dans sa jeunesse, il n’est certainement pas resté bouche muette pour enseigner et pour agir, car il parlait volontiers, il parlait bien et avec esprit, comme nous le savons par les Évangiles. « Que dirait-il, pensai-je, s’il entrait, et voyait son image sur la terre marmottant et pirouettant ? » Le Venio iterum crucifigi me revint à la pensée, et je tirai par la manche mon compagnon, pour passer avec lui dans les vastes salles voûtées et décorées de peintures.
Nous y trouvâmes une foule de personnes, qui étudiaient ces précieux tableaux, car cette fête des Morts est en même temps à Rome celle des artistes. Ainsi que la chapelle, le palais tout entier, avec toutes les salles, est accessible et ouvert à chacun ce jour-là pour plusieurs heures ; point de pourBoire à donner, et l’on n’est pas pressé par le concierge.
Je m’attachai aux fresques et j’appris à connaître d’excellents artistes, dont je savais à peine les noms ; j’appris, par exemple, à connaître et a aimer le gracieux Carlo Maratti. Mais je fus surtout charmé de voir les chefs-d’œuvre des artistes à la manière desquels je m’étais déjà formé. Je vis avec admiration la SaintePétronille du Guerchin.qui se trouvait auparavant à SaintPierre, où elle est remplacée par une copie en mosaïque. Le corps de la sainte est tiré du sépulcre, et la même Pétronille, ressuscitée, est reçue dans les cieux par un divin adolescent. Quoi que l’on puisse dire contre cette double action, le tableau est inestimable. Une toile du Titien m’a frappé plus encore. Elle efface toutes celles que j’ai vues. Mon goût est-il déjàplus exercé, ou ce tableau est-il véritablement le meilleur, c’est ce que je ne saurais décider. Une vaste chasuble, toute rigide de broderies et de figures d’or ciselées, enveloppe un évêque d’une belle prestance. La crosse massive dans la main gauche, il lève les yeux avec ravissement ; il tient de la main droite un livre, où il vient de puiser apparemment une émotion divine. Derrière lui, une belle jeune fille, une palme à-la main, regarde avec un aimable intérêt le livre ouvert. A droite, un vieillard grave, tout près du livre,semble ne pas y prendre garde : les clefs à la main, il peut se flatter de s’ouvrir lui-même l’entrée. Vis-à-vis de ce groupe, un beau jeune homme nu, enchaîné, percé de flèches, regarde fixement devant lui avec une résignation modeste. Dans l’intervalle, deux moines, portant le lis et la croix, se tournent avec dévotion vers les habitants du ciel, car la salle voûtée qui renferme tous ces personnages est ouverte par le haut. Là, dans la gloire suprême, plane une mère, qui abaisse sur cette scène un regard compatissant ; l’enfant vif et joyeux qu’elle tient dans ses bras présente avec grâce une couronne, qu’il semble même jeter au martyr. De part et d’autre volent des anges qui tiennent des couronnes en réserve. Au-dessus de tous et d’une triple couronne rayonnante, plane la céleste colombe, comme centre et clef de voûte en même temps. Nous nous disons que le fonds de ce sujet est sans doute une antique et sainte tradition, qui a permis d’assembler avec tant d’art et d’intérêt ces personnages divers, hétérogènes. Nous ne demandons ni comment ni pourquoi, satisfaits d’admirer une œuvre d’art inestimable.
Une fresque de la chapelle du Guide est moins incompréhensible et cependant mystérieuse. La vierge la plus naïvement aimable et pieuse est assise tranquille, rêveuse, occupée à coudre ; deux £nges, à ses côtés, attendent chacun de ses signes pour la servir. Ce délicieux tableau nous dit que la jeune innocence et l’application sont honorées et gardées par les puissances célestes. Il n’est besoin là ni de légende ni d’explication.
Voici, pour tempérer ces études sérieuses, une aventure amusante. Je remarquais que plusieurs artistes allemands s’approchaient de Tischbein avec un air de connaissance, m’observaient, et puis allaient et venaient. Tisclibein, qui m’avait quitté quelques moments, revint à moi et me dit : « Voici une drôle de chose. Le bruit s’était déjà répandu que vous étiez ici, et les artistes ont fixé leur attention sur le seul étranger qu’ils ne connaissaient pas. Un des nôtres affirme depuis longtemps qu’il a vécu dans votre société, et même qu’il a eu avec vous des relations d’amitié, ce que nous avions quelque peine à croire. On l’a invité à vous observer et à lever le doute. Il a soutenu, sans hésiter, que vous n’êtes pas Goethe, et que vous n’avez ni la figure ni l’air de l’étranger. » Ainsi mon incognito est, pour le moment, bien gardé et nous avons de quoi rire.
Je me mêlai donc plus librement parmi les artistes, et je demandai les noms des auteurs de divers tableaux dont la manière m’était encore inconnue. Enfin je fus attiré par un Saint Georges, vainqueur du dragon et libérateur de la jeune fille. Personne ne pouvait me dire le nom du maître. Un petit homme modeste, jusque-là silencieux, s’avança et m’apprit que ce tableau était de Pordenone de Venise ; que c’était un de ses meilleurs ouvrages, où l’on reconnaissait tout son mérite. Alors je pus m’expliquer l’attrait que j’avais senti : le tableau m’avait charmé, parce que je connaissais déjà mieux l’école vénitienne et savais mieux apprécier les mérites de ses maîtres. L’artiste qui m’avait mis au fait est Henri Meyer. Il est Suisse, et il étudie à Rome depuis quelques années avec un ami nommé Koella ; il copie parfaitement à la sépia les bustes antiques, et il est versé dans l’histoire de l’art.
Rome, 7 novembre.
Je suis ici depuis sept jours, et je me fais peu à peu une idée générale de la ville. Nous la parcourons souvent. Je me familiarise avec les plans de Rome ancienne et de Rome moderne ; j’observe les ruines, les édifices, je visite une villa puis une autre ; je ne m’occupe que fort lentement des plus grandes merveilles ; je me contente d’ouvrir les yeux ; je regarde, je vais et je viens, car c’est à Rome seulement qu’on peut se préparer à étudier Rome. Mais avouons que c’est un pénible et triste travail de déterrer la Rome antique de dessous la moderne, et pourtant il faut le faire, et l’on finit par y goûter une satisfaction inestimable. On trouve les vestiges d’une magnificence et d’une destruction qui vont l’une et l’autre au delà de notre imagination. Ce que les barbares ont laissé debout, les architectes de Rome moderne l’ont dévasté.
Quand on considère une existence qui remonte à plus de deux milie ans, qui a subi par les vicissitudes des temps des changements si divers et si profonds, et pourtant toujours le même sol, les mêmes collines, souvent les mêmes colonnes et les mêmes murailles, et, dans le peuple, quelques traces encore de l’ancien caractère, on se trouve initié aux grands arrêts de la destinée, et l’observaleur a d’abord de la peine à démêler comment Rome succède à Rome, et non-seulement la ville moderne à la ville ancienne, mais, les unes aux autres, les diverses époques de l’ancienne et de la nouvelle. Je me borne premièrement à tâcher de trouver moi-même les points à demi couverts ; c’est seulement alors qu’on peut utiliser parfaitement les beaux travaux.préparatoires ; car, depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours, des artistes et des savants de grand mérite ont consacré leur vie entière à ces recherches.
Et cette merveille agit sur nous tout doucement, à mesure que nous parcourons la ville à la hâte pour arriver aux objets les plus grands. En d’autres lieux, il faut chercher ce qui est remarquable : ici il nous surcharge et nous accable. Qu’on chemine ou qu’on s’arrête, il s’offre aux regards des paysages de toute sorte, palais et ruines, jardins et déserts, lointains et ruelles, maisonnettes, étables, arcs de triomphe et colonnes, souvent tout ensemble et si près, qu’on pourrait mettre le tout sur la même feuille. Il faudrait écrire avec mille burins : que peut faire ici une plume ? Et puis, le soir, on est épuisé et lassé devoir et d’admirer.
Excusez-moi, mes amis, si vous me trouvez à l’avenir avare de paroles. Pendant qu’on chemine, on saisit au passage ce qu’on peut ; chaque jour amène quelque chose de nouveau, et l’on se hâte aussi d’y penser et de juger ; mais ici on arrive dans une grande école, où un jour dit tant de choses, qu’on n’ose rien dire du jour. Oui, l’on ferait bien, séjournant ici des années, d’observer un silence pythagoricien.
Je suis très-bien. Le temps est brutto, à ce que disent les Romains ; il souffle un vent du midi, le sirocco, qui amène tous les jours plus ou moins de pluie ; mais je ne puis trouver ce temps désagréable, car il est chaud comme ne le sont pas chez nous en été les jours de pluie.
J’apprends sans cesse à mieux connaître et apprécier les talents de Tischbein, comme ses projets et ses vues sur l’art. 11 m’a montré ses dessins et ses esquisses, qui donnent et qui promettent beaucoup. Son séjour chez Bodmer a porté ses • pensées sur les premiers temps de la race humaine, où elle se trouva placée sur la terre et dut résoudre le problème de se rendre maîtresse du monde. Gomme ingénieuse introduction à l’ensemble, il s’est efforcé de se représenter sensiblement le monde primitif : des montagnes couvertes de riches forêts, des ravins déchirés par les eaux, des volcans éteints, laissant échapper encore un reste de fumée. Au premier plan, le tronc puissant d’un chêne antique, couché sur la terre avec ses racines à demi découvertes, sur lesquelles un cerf essaye la force de son bois : la pensée est aussi heureuse que l’exécution est agréable.
Ensuite, dans un dessin extrêmement remarquable, il a représenté l’homme à la fois comme dompteur du cheval et comme supérieur à tous les animaux de la terre, de l’air et de l’eau, sinon par la force, du moins par la ruse. La composition est d’une beauté extraordinaire ; exécutée à l’huile, elle serait d’un grand effet. Il nous en faut absolument un dessin à Weimar. Après cela, il songe à une galerie des anciens sages, dans laquelle il saisira l’occasion de produire des figures véritables. Mais il esquisse avec le plus grand enthousiasme une bataille, où deux corps de cavalerie s’attaquent avec une fureur égale, et particulièrement une place où s’ouvre une énorme crevasse de rocher, que le cheval ne peut franchir qu’avec un effort extraordinaire. 11 ne s’agit pas de se défendre : une attaque hardie, une résolution furieuse, le succès ou la chute dans l’abîme ! Ce tableau lui fournira l’occasion de développer d’une manière très-remarquable la connaissance qu’il a du cheval, de sa structure et de ses mouvements.
Ces tableaux et d’autres, qui les suivent ou s’y intercalent, il voudrait les voir liés par un poème, qui servirait à expliquer les scènes représentées, et auquel il prêterait à son tour un corps et de l’attrait par le secours des figures. L’idée est belle, mais il faudrait passer ensemble plusieurs années pour exécuter un tel ouvrage.
Je n’ai vu jusqu’à présent qu’une seule fois les loges de Raphaël elles grands tableaux de l’école d’Athènes, etc., et c’est comme si l’on devait étudier Homère dans un manuscrit en partie effacé et altéré. Le plaisir de la première impression est incomplet ; c’est seulement quand on a peu à peu parcouru, étudié l’ensemble, que la jouissance devient entière. Ce qu’il y a de mieux conservé, ce sont les plafonds des loges, qui représentent des histoires de la Bible, aussi fraîches que si elles étaient peintes d’hier. La plupart, il est vrai, ne sont pas proprement de la main de Raphaël, mais elles sont parfaitement exécutées sur ses dessins et sous sa direction. Ma fantaisie, mon plus vif désir, en d’autres temps, avait été quelquefois de me voir conduit en Italie par un homme savant, un Anglais, versé dans les arls et dans l’histoire, et tout cela s’est accompli mieux que je ne pouvais l’imaginer. Mon excellent ami Tischbein vivait ici depuis longtemps ; il vivait avec le désir de me montrer Rome ; il y a longtemps que nous étions en correspondance : notre connaissance personnelle est nouvelle encore. Où donc aurais-je pu trouver un guide plus excellent ? Quoique la durée de mon séjour soit très-bornée, je jouirai et j’apprendrai tout ce qu’il est possible, et cependant, je le prévois, quand je partirai je souhaiterai d’arriver.
Rome, 8 novembre 1786.
Mon demi-incognito, qui n’est peut-être qu’une bizarre fantaisie, me procure des avantages auxquels je ne pouvais penser. Comme chacun se croit obligé d’ignorer qui je suis, et que personne n’ose me parler de moi, il ne reste plus aux gens qu’à parler d’eux-mêmes ou des choses qui les intéressent : par là j’apprends en détail de quoi chacun s’occupe ou ce qui arrive et se produit de remarquable. Le conseiller Reiffenstein s’est prêté aussi à cette fantaisie ; mais, comme il ne pouvait, par une raison particulière, souffrir le nom que je me suis donné, il m’a tout de suite qualifié de baron ; et me voilà maintenant Monsieur le baron d’en face Rondanini. Gela suffit pour me désigner, d’autant plus que les Italiens n’appellent les gens que par leur prénom ou par un sobriquet. Bref, j’ai ce que je voulais, et j’échappe à la gêne infinie d’avoir à rendre compte de ma personne et de mes traVaux.
Rome, 9 novembre 1786.
Quelquefois je fais halte un moment, et je passe en revue les plus remarquables de mes acquisitions nouvelles. Je retourne très-volontiers à Venise, à cette grande création, sortie du sein de la mer comme Pallas du cerveau de Jupiter. Ici la Rotonde, à l’extérieur comme à l’intérieur, m’a inspiré une joyeuse vénération de sa grandeur. J’ai appris à comprendre dans SaintPierre que l’art, aussi bien que la nature, peut rendre inutile toute échelle de comparaison, et, à son tour, l’Apollon du Belvédère m’a fait franchir les bornes de la réalité. Car, de même que les dessins les plus exacts ne donnent aucune idée de ces édifices, l’original de marbre est tout autre chose que les plâtres ; j’en avais vu cependant de très-beaux.
Rome, 10 novembre 1786.
Ici ma vie se passe dans un calme, une sérénité, que je n’avais pas sentis depuis longtemps. Mon application à voir et à recueillir les choses comme elles sont, ma constance à me laisser instruire par mes yeux, mon éloignement absolu de toute prétention, me servent de nouveau à merveille, et me font goûter en silence une grande félicité. Tous les jours un nouvel objet digne de remarque, tous les jours des images vives, grandes, singulières, et un ensemble auquel on pense et l’on rêve longtemps, sans que jamais l’imagination puisse l’atteindre.
Aujourd’hui je suis allé à la pyramide de Cestius, et, le soir, sur le Palatin, parmi les ruines du palais des Césars, qui sont là comme des parois de rochers. Ces choses-là, on ne peut rien en communiquer. En vérité, il n’y a rien ici de petit, quoique l’on trouve ça et là des choses blâmables et de mauvais goût ; mais ces choses même ont part à la grandeur de l’ensemble.
Que si je rentre en moi-même, comme on le fait si volontiers en toute occasion, je me découvre un sentiment dont j’éprouve une joie infinie, et que j’oserai même exprimer. A Rome, celui qui porte autour de lui un regard sérieux et qui a des yeux pour voir, doit devenir « solide ; » il doit se faire une idée de * solidité » plus vivante en lui qu’elle ne le fut jamais. L’esprit reçoit une empreinte vigoureuse ; il arrive à la gravité sans sécheresse, au calme et à la joie. Pour moi, du moins, il me semble que je n’ai jamais apprécié aussi justement les choses de ce monde. Je m’applaudis des suites heureuses qui en résulteront pour toute ma vie. Laissez-moi donc butiner comme je pourrai I L’ordre s’établira plus tard. Je ne suis pas ici pour jouir à ma façon ; je veux m’attacher aux grands objets, m’instruire et me cultiver avant que j’aie quarante ans.
Rome, 11 novembre 1786.
Aujourd’hui j’ai été rendre visite à la nymphe Ëgérie, puis j’ai vu le cirque de Caracalla, les ruines des sépultures le long de la voie Appienne et le tombeau de Cécilia Métella, qui donne enfin l’idée d’une solide maçonnerie. Ces hommes travaillaient pour l’éternité. On avait tout prévu, excepté la démence des ravageurs, à laquelle tout doit céder. Je t’ai vivement regretté. Les restes du grand aqueduc commandent le respect. Quel grand dessein que celui d’abreuver un peuple au moyen d’une construction si colossale 1
Le soir, nous sommes allés au Colisée, comme le crépuscule répandait déjà son ombre. Quand on voit ce monument, tout le reste semble rapetissé. Il est si grand, que l’esprit ne peut en garder l’image ; on se le rappelle plus petit, et, quand on y retourne, on le retrouve plus grand.
Krascali, 15 novembre 1786.
Mes amis sont couchés, et j’écris encore, avec l’encre de Chine qui nous a servi à dessiner. Nous avons eu deux ou trois beaux jours sans pluie, un soleil chaud et caressant, qui nous ôte le regret de l’été. La contrée est très-agréable ; Frascati est situé sur une colline, ou plutôt sur le penchant d’une montagne, et chaque pas offre au dessinateur des objets magnifiques. La perspective est sans bornes ; on voit Rome dans la plaine, et, plus loin, la mer ; à droite, les montagnes de Tivoli. Dans cette « plaisante » contrée, les maisons de campagne sont réellement des maisons de plaisance, et, comme les anciens Romains avaient ici leurs villas, il y a cent ans et plus que de riches et orgueilleux Romains ont aussi établi leurs maisons de campagne dans les plus beaux endroits. Voici deux jours que nous parcourons la contrée, et nous trouvons toujours quelque chose de nouveau et de ravissant.
Et cependant je ne sais si les soirées ne sont pas plus agréables encore que le jour. Aussitôt que l’hôtesse, à la belle prestance, a posé sur la grande table ronde la lampe de laiton à trois bras, et nous a dit felicissima notle, on forme le cercle, on produit les feuilles qu’on a esquissées et dessinées pendant le jour. Puis on se demande si l’objet n’aurait pas dû être pris d’un autre point de vue plus favorable, si le caractère en est bien saisi ; enfin toutes ces premières conditions générales dont on peut se rendre compte sur la première ébauche. Le conseiller Reiffenstein sait organiser et diriger ces séances par ses lumières et son autorité : mais cette louable fondation est due proprement à Philippe Hackert, qui savait dessiner et peindre d’après nature avec un goût infini. Artistes et amateurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, il ne laissait per-. sonne en repos ; il encourageait tout le monde à s’essayer selon ses talents et ses forces, et il donnait l’exemple. Après le départ de cet ami, le conseiller Reiffenstein a continué fidèlement celte habitude de rassembler et d’amuser une société, et nous éprouvons combien c’est une bonne chose d’éveiller l’active participation de chacun. Le naturel et le caractère des divers membres de la société se montrent d’une manière intéressante. Tischbein, par exemple, comme peintre d’histoire, voit le paysage tout autrement que le paysagiste. Il trouve des groupes intéressants, et d’autres objets attrayants, expressifs, là où d’autres ne remarqueraient rien, et il réussit à saisir plus d’un trait naïf de la nature humaine, chez les enfants, les villageois, les mendiants et d’autres personnes sans culture, ou même chez les animaux, qu’il sait rendre fort heureusement en quelques traits caractéristiques, fournissant de la sorte à la conversation un aliment toujours agréable et nouveau. Si elle paraît languir, on lit (et c’est encore un conseil légué par Hackert) la Théorie de Soulzer. Et bien qu’on ne puisse, en partant d’un point de vue élevé, être entièrement satisfait de cet ouvrage, on observe pourtant avec plaisir sa bonne influence sur les personnes d’une culture moyenne.
Rome, 17 novembre 1786.
Nous sommes de retour. Cette nuit nous avons eu une averse effroyable avec des éclairs et des tonnerres. Maintenant il continue de pleuvoir, et cependant il fait toujours chaud. Je ne puis que noter en peu de mois mon bonheur de ce jour : j’ai vu les fresques du Dominiquin à Andréa délia Valle et la galerie Farnèse des Carrache. Ce serait trop pour des mois, jugez donc pour un jour 1
Home, 18 novembre.
Le beau temps est revenu. Le jour est brillant, agréable et chaud.
J’ai vu dans la Farnesina l’histoire de Psyché, dont les copies en couleur égayent mon appartement depuis tant d’années, puis, à Sairrf-Pierre in Montorio, la Transfiguration de Raphaël, toutes vieilles connaissances, comme des amis qu’on s’est faits de loin par la correspondance et qu’on voit maintenant. C’est autre chose pourtant de vivre avec les personnes I Toutes les convenances et les disconvcnances réelles se manifestent sur-lechamp.
Il se trouve aussi de tous côtés des choses admirables, dont on ne parle pas tant, qui n’ont pas été si souvent répandues dans le monde par la gravure et les copies. J’en rapporte plusieurs, dessinées par déjeunes artistes de talent.
Les excellents rapports dans lesquels je suis depuis longtemps avec Tischbein, grâce à notre correspondance, le vœu que je lui ai tant de fois exprimé, même sans espérance, de visiter l’Italie, ont rendu sur-le-champ notre rencontre utile et agréable. Il avait toujours pensé à moi, et s’était donné de la peine pour moi. Il connaît aussi parfaitement les pierres avec lesquelles les anciens et les modernes ont bâti ; il les a étudiées à fond : en quoi son coup d’œil et son goût d’artiste pour les objets sensibles l’ont servi parfaitement. Il a dernièrement expédié pour moi à Weimar une collection choisie d’échantillons, qui me fera un bon accueil à mon retour. Cependant il s’est trouvé un supplément considérable. Un ecclésiastique, qui demeure actuellement en France, et qui songeait à écrire un ouvrage sur les genres de pierres antiques, a reçu, par la faveur de la Propagande, de remarquables fragments de marbre de Paros. On les a taillés ici en échantillons, et douze morceaux différents ont été mis à part pour moi, depuis le grain le plus fin jusqu’au plus grossier, de la plus grande pureté, et aussi plus ou moins mêlés de mica, propres, les premiers, à la sculpture, les autres, à l’architecture. On voit assez clairement combien une exacte connaissance des matériaux, sur lesquels les arts ont travaillé, aide à les apprécier.
Il se trouve ici assez d’occasions de ramasser de ces choses. Nous avons parcouru les ruines du palais de Néron à travers des champs d’artichauts récemment buttés, et nous n’avons pu nous empêcher de remplir nos poches de granit, de porphyre, de tablettes de marbre, semées à milliers, et, de nos jours encore, témoins inépuisables de l’antique magnificence des murailles qui en étaient revêtues.
Mais il faut que je parle encore d’un tableau étrange et problématique, qui est toujours bon à voir après ces choses excellentes. Il y a plusieurs années qu’il se trouvait ici un Français, connu comme amateur des arts et collectionneur. 11 acheta, on ne sait de qui, une fresque « antique». Il la fit restaurer par Mengs, et la plaça dans sa collection comme un ouvrage de prix. Winckelmann en parle quelque part avec enthousiasme. C’est un Ganymède présentant une coupe de vin à Jupiter, qui lui donne un baiser. Le Français meurt, et lègue l’ouvrage, comme antique, à son hôtesse. Mengs, à son tour, au lit de mort, déclare que l’ouvrage n’est pas antique, que c’est lui qui l’a fait. Grands débats. L’un afiirme que Mengs a bâclé ce tableau en se jouant ; l’autre, qu’il n’a jamais pu faire quelque chose de pareil ; que l’ouvrage serait presque trop beau pour Raphaël lui-même. Je l’ai vu hier, et, je dois le dire,«’e ne connais rien de plus beau que la figure, la tête et le dos de Ganymède : le reste a été beaucoup restauré.
Cependant le tableau est discrédité, et personne ne veut acheter à la pauvre femme son trésor.
Rome, 20 novembre 1786.
Comme nous savons assez par expérience qu’on demande pour les poésies des dessins et des gravures de toute espèce ; que le peintre lui-même consacre ses œuvres les plus considérables à un passage de quelque poète, Tischbein a bien raison de vouloir que le poète et le peintre travaillent ensemble, pour donner dès l’origine à leur œuvre l’unité. La difficulté serait bien moins grande sans doute, s’il s’agissait de petits poèmes, qu’on pourrait saisir et improviser sans peine. Tischbein a en outre là-dessus des idées pleines de grâce et de fraîcheur, et, chose remarquable, les sujets qu’il désire qu’on traite de cette manière sont tels que ni la poésie ni la peinture ne suffiraient chacune à part pour les exposer. Il m’en a entretenu dans nos promenades pour m’inspirer l’envie d’entreprendre l’affaire. Le frontispice de notre ouvrage commun est déjà trouvé. Si je ne craignais pas de m’engager dans un nouveau travail, je pourrais bien me laisser séduire.
Rome, 22 novembre, fête de Sainte-Cécile.
Quelques lignes, pour consacrer le souvenir de cette heureuse journée, et vous faire du moins le récit de nos jouissances ! Le temps était parfaitement beau et tranquille, le ciel pur et serein, le soleil chaud. Je suis allé avec Tischbein à la place de Saint-Pierre, où nous nous sommes promenés en mangeant du raisin que nous avions acheté dans le voisinage, allant et venant au soleil, et, quand nous l’avons trouvé trop chaud, à l’abri du grand obélisque dont l’ombre est assez large pour deux. Puis nous sommes allés à la chapelle Sixtine, que nous avons aussi trouvée pleine de lumière, et les tableaux bien éclairés. Le Jugement dernier et les divers tableaux du plafond, par Michel-Ange, se sont partagé notre admiration : je n’ai pu que regarder et m’étonner.
La sûreté et la vigueur du maître, sa grandeur, vont au delà de toute expression. Après avoir tout vu et revu, nous avons quitté ce sanctuaire et nous nous sommes rendus à l’église de Saint-Pierre, qui recevait du ciel serein la plus belle lumière, et paraissait claire et brillante dans toutes ses parties. Nous avons admiré, en gens qui veulent jouir, cette pompe et cette grandeur, sans nous laisser troubler cette fois par un goût trop dédaigneux et trop savant, et nous avons étouffé tout jugement trop sévère. Nous nous sommes délectés à contempler le délectable.
Enfin nous sommes montés sur le toit de l’église, où l’on trouve en petit l’image d’une ville bien bâtie : des maisons et des magasins, des fontaines, qui semblent jaillir, des églises et un grand temple, le tout en l’air et entremêlé de belles promenades. Nous sommes montés sur la coupole, et nous avons contemplé la contrée des Apennins brillante de lumière, le Soracte, les collines volcaniques de Tivoli, Frascati, Castel Gandolfo et la plaine, et plus loin, la mer ; à nos pieds, la ville de Rome, dans toute son étendue, avec ses palais sur les collines, ses coupoles, etc. Pas un souffle de vent, et, dans la lanterne de cuivre, il faisait chaud comme dans une serre. Après avoir bien observé tout cela, nous sommes descendus : on nous a ouvert les portes des entablements de la coupole, du tambour et de la nef ; on peut en faire le tour et observer d’en haut ces parties et l’église. Gomme nous étions sur la corniche du tambour, nous avons vu passer là-bas le Pape, qui allait faire ses dévotions de l’après-midi. C’était avoir vu au complet l’église de Saint-Pierre. Nous sommes redescendus tout de bon ; nous avons pris un joyeux et frugal repas dans une auberge voisine, puis nous sommes allés à Sainte-Cécile.
L’église était pleine de monde. Il serait trop long de décrire la décoration magnifique. On ne voyait plus une seule pierre. Les colonnes étaient couvertes de velours rouge et entourées de tresses d’or ; les chapiteaux, de velours brodé qui en imitait à peu près la forme ; toutes les corniches et tous les pilastres étaient de même couverts de tapisseries ; tous les intervalles des murs habillés de vives peintures ; enfin l’église entière semblait une mosaïque. Plus de deux cents cierges brûlaient autour et aux côtés du maître autel, en sorte que toute une muraille était garnie de bougies et la nef parfaitement éclairée. Les nefs latérales et leurs autels étaient pareillement ornés et éclairés. Visà-vis du maître autel, sous l’orgue, deux échafaudages, aussi tendus de velours, sur l’un desquels étaient les chanteurs, sur l’autre, l’orchestre, qui ne cessait pas de faire de la musique. L’église était comble. L’exécution musicale m’a frappé par son beau caractère. Comme on a des concertos de violon ou d’autres instruments, on exécute ici des concertos avec les voix ; une voix, par exemple, le soprano, est dominante et chante le solo ; le chœur entre de temps en temps et l’accompagne, mais toujours avec tout l’orchestre. Cela produit un bon effet.
Il faut que je finisse comme il nous a fallu finir le jour. Le soir, nous sommes arrivés devant l’Opéra. On jouait les Liliganti ; mais c’était assez de belles jouissances, et nous avons passé notre chemin.
Rome, 23 novembre 1786.
Afin qu’il n’en soit pas de moi, avec l’incognito qu’il me plaît de garder, comme de l’autruche, qui se croit cachée quand elle cache sa tête, je fais quelques concessions tout en soutenant ma première thèse. Je me suis fait un plaisir de rendre une visite au prince Lichtenstein, la frère de ma digne comtesse de Harrach, et j’ai dîné quelquefois chez lui. Mais j’ai pu bientôt reconnaître que cette concession m’entraînerait plus loin, et c’est ce qui est arrivé. On m’avait parlé de l’abbé Monti, de son Aristodème, tragédie qui devait être bientôt représentée. L’auteur, me disait-on, désirait me la lire et savoir mon opinion. Je laissais tomber la chose, sans refuser. Enfin j’ai trouvé chez le prince le poète et un de ses amis, et on a lu la pièce.
Le héros est, comme on sait, un roi de Sparte, que divers scrupules de conscience portent à s’ôter la vie. On m’a fait entendre poliment que l’auteur de Werther ne trouverait sans doute pas mauvais qu’on eût mis à profit dans cette pièce quelques endroits de son excellent ouvrage. Ainsi donc je n’ai pu échapper, même dans les murs de Sparte, aux mânes irrités de l’infortuné jeune homme.
La marche de la pièce est calme et simple ; les sentiments, comme le style, sont en harmonie avec le sujet, c’est-à-dire énergiques et tendres. Cet ouvrage annonce un très-beau talent. Je n’ai pas manqué de relever, à ma manière, mais non, il est vrai, à la manière italienne, tous les mérites de la pièce. On s’est montré assez satisfait ; toutefois l’impatience méridionale demandait quelque chose de plus. Surtout on me demandait de prédire ce qu’on pouvait espérer de l’effet sur le public. Je m’en suis excusé sur mon ignorance du pays, de la mise en scène et du goût ; mais j’ai été assez franc pour ajouter que je ne voyais pas bien comment les Romains, avec leurs molles habitudes, accoutumés à voir une comédie en trois actes et, comme seconde pièce, un opéra en deux actes, ou bien un grand opéra, avec des ballets, tout à fait étrangers, comme intermède, pourraient se plaire à la marche noble et tranquille d’une tragédie, qui cheminerait, d’un bout à l’autre, sans interruption. J’ajoutai que le suicide me semblait d’ailleurs un sujet tout à fait en dehors du cercle des idées italiennes ; j’avais entendu parler presque journellement de gens qui en tuaient d’autres, mais qu’on s’ôtât la vie à soi-même, que seulement on crût la chose possible, je ne m’en étais pas encore aperçu. Après cela je me laissai instruire volontiers avec détail de ce qu’on pouvait répondre à mon incrédulité, et je me rendis sans difficulté aux arguments plausibles ; j’assurai que mon plus vif désir était de voir jouer la pièce, et de lui payer le plus sincère et le plus éclatant tribut d’applaudissements avec une société d’amis. Cette déclaration fut très-gracieusement accueillie, et j’eus tout sujet cette fois d’être satisfait de ma condescendance ; car le prince de Lichtenstein est la complaisance même, et il m’a procuré l’occasion de voir avec lui bien des chefs-d’œuvre, pour lesquels est nécessaire la permission particulière des possesseurs, et, par conséquent, une haute influence. En revanche, ma bonne humeur s’est trouvée en défaut, quand la fille du prétendant a aussi demandé à voir la marmotte étrangère. J’ai refusé, et je me suis replongé tout de bon dans l’incognito. Et pourtant ce n’est pas ce qu’on peut faire de mieux : je sens ici très-vivement ce que j’ai déjà pu remarquer dans le monde, c’est que l’homme qui veut le bien doit se montrer, à l’égard des autres, aussi alerte, aussi actif, que l’égoïste, le mesquin et le méchant. On voit bien la chose, mais il est difficile d’agir dans cet esprit.
Rome, 24 novembre 1786.
Je ne saurais dire autre chose du peuple de Rome, sinon que, malgré la pompe et la majesté de la religion et des arts qui l’environnent, il n’est pas, de l’épaisseur d’un cheveu, autrement que s’il vivait dans les bois et les cavernes. Ce qui étonne tous les étrangers, et ce qui aujourd’hui fait parler de nouveau, mais parler seulement, toute la ville, ce sont les assassinats, chose tout ordinaire. Quatre personnes ont été assassinées dans notre quartier depuis trois semaines. Aujourd’hui un digne artiste, un Suisse, nommé Schwendimann, médailleur, le dernier élève de Hedlinger, a été assailli absolument comme Winckelmann. Le meurtrier, avec lequel il s’est colleté, lui a porté jusqu’à vingt coups de poignard, et, comme la garde est accourue, le scélérat s’est poignardé lui-même. Au reste, ce n’est pas la mode ici : le meurtrier se sauve dans une église et tout est dit.
Il fallait donc que, pour mettre aussi de l’ombre dans mes tableaux, j’eusse à faire quelque mention de crimes et de malheurs, de tremblements de terre et d’inondations. L’éruption actuelle du Vésuve met ici en mouvement la plupart des étrangers, et il faut se faire violence pour n’être pas entraîné avec eux. Ce phénomène a réellement quelque chose de la nature du crotale, et il attire les hommes avec une force irrésistible. On dirait dans ce moment que tous les chefs-d’œuvre de Rome soient anéantis ; tous les étrangers interrompent leurs observations et courent à Naples. Pour moi, je veux persister, dans l’espérance que la montagne réservera encore quelque chose pour moi.
Rome, 1er décembre 1786.
Moritz est ici, Moritz, qui s’est fait connaître avantageusement par Antoine le Voyageur et par les Voyages en Angleterre. C’est un cœur pur, un excellent homme, dont la présence nous cause une grande joie.
A Rome, où l’on voit tant d’étrangers, qui ne visitent pas tous cette capitale du monde pour l’amour des arts les plus relevés,’ mais qui veulent aussi être amusés d’une autre manière, on est préparé à toutes sortes de choses. Il y a certains arts secondaires, qui demandent l’adresse de la main et le goût du métier, qu’on a portés ici très-loin, et auxquels on cherche à intéresser les étrangers. De ce nombre est la peinture encaustique, laquelle par ses préparations et ses préliminaires, puis enfin par la peinture même et tout ce qui s’y rapporle, peut occuper mécaniquement toute personne qui s’est un peu adonnée à l’aquarelle, et relever par la nouveauté de l’entreprise un talent souvent médiocre. Il y a des artistes habiles qui en donnent ici des leçons, et, sous le prétexte de diriger, font souvent le fneilleur de l’ouvrage, de sorte qu’enfin, quand le tableau, brillant, relevé par la cire, paraît dans un cadre d’or, la belle écolière se trouve toute surprise du talent qu’elle ne se connaissait pas. C’est encore une agréable occupation d’empreindre sur une fine argile des pierres gravées et aussi des médailles, dont les deux faces sont moulées à la fois. Les empreintes sur verre exigent encore plus d’habileté, d’attention et de soin. Le conseiller ReifTenstein a chez lui, ou du moins chez ses familiers, les instruments et les matériaux nécessaires
pour tous ces amusements.
Rome, 2 décembre 1786.
J’ai trouvé ici par hasard l’Italie d’Archenholtz. Combien un pareil écrit se racornit sur les lieux mêmes, absolument comme si l’on mettait le petit livre sur les charbons, qu’il devînt peu à peu brun et noir, quel’on vît les feuillets se recoquiller et s’en aller en fumée ! Il a vu les choses sans doute, mais, pour faire accepter ses manières hautaines et méprisantes, il possède trop peu de connaissances, et il bronche soit quand il loue soit quand il blâme.
Cette belle et chaude et calme température, interrompue seulement par quelques jours de pluie, est, à la fin de novembre, une chose toute nouvelle pour moi. Nous mettons à profit les beaux jours en plein air, les mauvais, à la maison. Il se trouve partout quelque sujet de jouissance, d’étude et d’occupation. Le 28 novembre, nous sommes retournés à la chapelle Sixtine : nous nous sommes fait ouvrir la galerie, d’où l’on peut voir le plafond de plus près. Comme elle est très-étroite, on se pousse en avant, avec quelque fatigue et avec urt danger apparent, le long des barreaux de fer : aussi les personnes sujettes au vertige ne s’y hasardent-elles pas. Mais la vue du plus admirable chef-d’œuvre dédommage de tout. Et je suis à celte heure tellement ravi de Michel-Ange que je trouve après lui la nature même insipide, parce que je ne puis la voir avec d’aussi grands yeux que lui. Si l’on avait seulement un moyen de bien fixer de telles images dans son âme I J’emporterai du moins tout ce que je puis amasser de gravures et de dessins de ses ouvrages. De là nous passâmes aux Loges de Raphaël, et j’ose à peine dire qu’on ne pouvait y arrêter ses regards. L’œil s’était accoutumé à des proportions si vastes, avec ces grandes formes et cette admirable perfection de toutes les parties, qu’il ne pouvait plus regarder les jeux spirituels des arabesques, et que les histoires bibliques, si belles qu’elles soient, ne soutenaient pas la comparaison avec les premières. Voir souvent ces ouvrages en face les uns des autres, les comparer avec plus de loisir et sans préjugé, doit procurer de grandes jouissances : car, au commencement, toute admiration est partiale.
De là nous montâmes, par un soleil presque trop chaud, à la Villa Pamfili, dont les jardins offrent de grandes beautés, et nous y restâmes jusqu’au soir. Une grande pelouse, entourée de hauts pins et de chênes verts, était toute semée de pâquerettes,qui tournaient toutes leurs petites têtes vers le soleil. Alors s’éveillèrent mes spéculations botaniques, auxquelles je me livrai de nouveau, le jour suivant, dans une promenade au Monte Mario, à la villa Melini et à la villa Madama. Il est très-intéressant d’observer comment procède une végétation vivement continuée, et qui n’est pas interrompue par un froid rigoureux. Il n’y a point ici de bourgeon ?, et l’on arrive enfin à comprendre ce que c’est qu’un bourgeon. L’arbousier (arbutus unedo) refleurit maintenant, tandis que ses derniers fruits mûrissent ; l’oranger se montre en fleurs, avec des fruits mûrs et demimûrs. Mais on couvre l’oranger, lorsqu’il n’est pas environné de bâtiments. Le cyprès, cet arbre vénérable, quand il est vieux et d’une belle croissance, donne beaucoup à penser. Je visiterai prochainement le jardin botanique, et j’espère y apprendre bien des choses.
En général, on ne peut rien comparer avec la nouvelle vie que procure à un homme qui pense l’observation d’un pays nouveau. Bien que je sois toujours le même, il me semble que je suis changé jusqu’à la moelle des os. Cette fois, je finis, et je remplirai ma prochaine lettre de désastres, de meurtres, de tremblements de terre et de catastrophes, afin que les ombres ne manquent pas à mes tableaux.
Rome, 3 décembre 1786.
Jusqu’ici la température a varié d’ordinaire de six en six jours ; deux jours superbes, un nébuleux, deux ou trois jours de pluie, et derechef le beau" temps. Je cherche à utiliser pour le mieux chacun de ces jours selon sa nature. Cependant ces objets magnifiques sont encore pour moi comme de nouvelles connaissances. On n’a pas vécu avec eux, on ne s’est pas pénétré de leur individualité. Quelques-uns nous attirent avec tant de force, qu’on en devient quelque temps indifférent et même injuste envers les autres : ainsi, par exemple, le Panthéon, l’Apollon du Belvédère, quelques têtes colossales, et, dernièrement, la chapelle Sixtine, se sont tellement emparés de mon esprit, que je ne voyais presque pas autre chose. Mais comment veut-on, petit comme on est, et accoutumé aux petites choses, s’égaler à cette noblesse, cette immensité, cette perfection ? Et quand cela pourrait réussir jusqu’à un certain point, une foule énorme se presse de tous côtés, se présente à vous à chaque pas, et chacun réclame pour soi le tribut de votre attention. Comment se tirer de là ? Le seul moyen est de laisser patiemment l’effet se produire et se développer, et d’étudier avec soin les travaux que d’autres ont faits pour notre avantage.
L’histoire de l’art de Winckelmann, traduite par Féa, est un fort bon livre, que je me suis procuré d’abord, et je le trouve ici très-utile, au milieu d’une instructive société qui me l’interprète.
Je commence à goûter aussi les antiquités romaines. L’histoire, les inscriptions, les monnaies, dont je ne voulais pas cntenJre parler, tout cela m’assiège maintenant. Il m’arrive ici ce qui m’est arrivé pour l’histoire naturelle. A ce lieu se rattache toute l’histoire du monde, et je compte un second jour de naissance, une véritable renaissance, du jour où je suis arrivé à Home.
Rome, & décembre 1786. ’
Pendant le petit nombre de semaines que j’ai passées ici, j’ai déjà vu bien des étrangers arriver et partir, et je me suis étonné de la légèreté avec laquelle tant de gens traitent ces objets vénérables. Dieu soit loué, aucun de ces oiseaux de passage ne m’imposera plus à l’avenir, lorsqu’il me parlera de Rome dans le Nord ; aucun n’excitera plus mon impatience, car j’ai vu Home aussi, et je sais à peu près où j’en suis.
Kome, 8 décembre.
Nous avons de temps en temps des jours superbes. La pluie, qui tombe quelquefois, verdit les gazons et les plantes potagères. On voit aussi ça et là des arbres toujours verts, en sorte qu’on regrette à peine le feuillage des autres. On voit dans les jardins, croissant en pleine terre et non couverts, les orangers chargés de fruits.
Je me proposais de vous raconter en détail une très-agréable promenade à la mer et une pêche que nous y avons faite ; mais, le soir, en rentrant à cheval, le bon Moiïtz s’est cassé le bras, sa monture ayant glissé sur le pavé poli. Cela a troublé toute notre joie ; c’est un chagrin domestique dans notre petite société.
Kome, 13 décembre.
Combien je me félicite que vous ayez pris mon évasion comme je le désirais I Faites maintenant que je trouve grâce devant tous les cœurs qui auraient pu en être blessés ! Je n’ai voulu offenser personne, et je ne puis non plus rien dire pour me justifier. Le ciel me préserve d’affliger jamais un ami en lui exposant les motifs de cette résolution !
Je me remets ici peu à peu de mon salto mortale, et j’étudie plus que je ne jouis. Rome est un monde. Il faut des années pour s’y reconnaître seulement. Que je trouve heureux les voyageurs qui voient et qui passent !
Ce matin, les Lettres que Winckelmann écrivait d’Italie me sont tombées dans les mains. Avec quelle émotion j’en ai commencé la lecture 1 II y a trente et un ans que, dans la même saison, il arriva ici, encore plus ignorant que moi ; il avait la même ardeur germanique pour l’étude sérieuse et solide de l’antiquité et de l’art. Comme il surmonta courageusement les difficultés ! Et que la mémoire de cet homme m’est précieuse à la place où je suis ! Après les objets de la nature, qui est vraie et conséquente dans toutes ses parties, rien ne parle aussi haut que la trace d’un homme intelligent et bon, et que l’art véritable, qui est aussi conséquent que la nature. C’est à Rome qu’on peut bien le sentir, à Rome, où tant de fois l’arbitraire déploya ses fureurs, où tant de folies furent perpétuées par la puissance et la richesse.
Un passage d’une lettre de Winckelmann à Frank m’a fait un plaisir particulier. « II faut chercher tout à Rome avec un certain flegme, autrement on sera pris pour un Français. Rome est, selon moi, la grande école pour le monde entier, et, moi aussi, je suis éclairé et éprouvé. » Ces paroles s’accordent exactement avec ma manière d’observer ici, et certainement on n’a hors de Rome aucune idée de l’enseignement qu’on y reçoit. Il* faut, pour ainsi dire, naître de nouveau, et l’on reporte ses regards sur ses anciennes idées comme sur ses souliers d’enfant. L’homme le plus ordinaire devient ici quelque chose ; il acquiert du moins une idée extraordinaire, lors même que les choses ne peuvent s’identifier avec lui.
Cette lettre vous arrivera pour la nouvelle année. Recevez mes vœux pour son début. Nous nous reverrons avant qu’elle soit finie, et ce ne sera pas un petit plaisir. Celle qui vient de s’écouler a été la plus importante de ma vie. Que je meure ou que je dure encore quelque temps, tout a bien tourné pour moi.
Maintenant, un mot aux enfants 1 Vous leur lirez ou vous leur conterez ceci. On ne remarque pas l’hiver ; les jardins sont plantés d’arbres toujours verts ; le soleil luit, clair et chaud. On ne voit de neige que vers le nord, sur les montagnes les plus éloignées ; on couvre peu à peu de roseaux les citronniers, qui sont plantés dans les jardins contre les murs ; mais les orangers restent découverts ; plusieurs centaines de ces beaux fruits pendent à chacun de ces arbres, qui ne sont pas, comme chez nous, taillés et plantés dans une caisse, mais heureux et libres en pleine terre, rangés en file avec leurs frères. On ne peut rien imaginer de plus gai qu’un pareil coup d’œil. En payant un petit pourboire, on mange de ces fruits autant qu’on veut. Ils sont déjà très-bons à présent ; ils seront encore meilleurs au mois de mars. Nous sommes allés dernièrement à la mer. Nous avons fait jeter le filet, et nous avons vu paraître les plus étranges créatures, en poissons, écrevisses et monstres bizarres ; nous avons vu aussi le poisson qui frappe d’une décharge électrique la personne qui le touche.
Rome, 20 décembre.
Et cependant tout cela donne plus de peine et de souci que de jouissances. La seconde naissance, qui me transforme du dedans au dehors, continue son œuvre. Je pensais bien apprendre ici quelque chose de vrai ; mais que je dusse reprendre mes études de si loin, qu’il me fallût tout désapprendre, et même apprendre tout autrement, c’est à quoi je ne pensais pas : maintenant, je suis convaincu, et je me suis entièrement résigné ; et plus je dois me démentir moi-même, plus je suis content. Je suis comme un architecte qui avait voulu bâtir une tour et qui avait posé de mauvais fondements : il s’en aperçoit encore à temps, et il arrête avec empressement les travaux qu’il a déjà élevés hors de terre ; il cherche à étendre son plan, à le perfectionner, à s’assurer mieux de sa base, et il jouit par avance de la solidité plus certaine du futur édifice. Veuille le ciel qu’à mon retour on puisse également sentir chez moi les conséquences morales de cette vie passée dans un monde plus vaste ! Oui, comme le sentiment artiste, le sentiment moral éprouve une grande rénovation.
Le docteur Munter est ici, de retour de son voyage en Sicile. C’est un homme ardent, énergique. Je ne connais pas ses desseins. Il sera chez vous au mois de mai, et il aura bien des choses à vous raconter. Il a voyagé deux ans en Italie. Il est mécontent des Italiens, qui n’ont pas eu assez d’égards pour les importantes lettres de recommandation qu’il avait apportées, et qui devaient lui ouvrir maintes archives, maintes bibliothèques secrètes ; en sorte qu’il n’a pas réussi complètement au gré de ses désirs. Il a recueilli de belles monnaies, et il possède, à ce qu’il m’a dit, un manuscrit qui ramène la numismatique à des caractères tranchés, comme ceux de Linné. Herder demandera sans doute des informations plus détaillées. Peut-être sera-t-il permis de prendre une copie. Il est possible de faire quelque chose de pareil. Je souhaite qu’on y parvienne. Et nous aussi, nous devrons tôt ou tard entrer tout de bon dans ce domaine.
Rome, 25 décembre 1786.
Je commence déjà à voir pour la seconde fois les meilleures choses, et au premier étonnement succèdent la familiarité et le sentiment plus pur du mérite de l’œuvre. Pour s’élever à la plus haute idée de ce que les hommes ont produit, il faut d’abord que l’âme soit arrivée à une complète liberté.
Le marbre est une matière d’un effet singulier. De là vient le charme infini de l’Apollon du Belvédère dans l’original. Le souffle sublime de la vie, de la jeune liberté, de la jeunesse éternelle, disparaît dans la meilleure copie en plâtre. Vis-à-vis de chez nous, dans le palais Rondanini, se trouve un masque de Méduse, où, sur un beau et noble visage, de grandeur colossale, est exprimée excellemment la rigidité angoissée de la mort. J’en possède une bonne copie, mais le prestige du marbre est perdu. Le noble caractère, la demi-transparence de la pierre jaunâtre, imitant la couleur de la chair, a disparu. Le plâtre, au contraire, paraît toujours crayeux et mort. Et c’est pourtant un grand plaisir d’entrer chez un mouleur, où l’on voit les beaux membres des statues sortir un à un du moule, si bien qu’on découvre dans les formes des aspects nouveaux. D’ailleurs on voit groupé ce qui est dispersé dans Rome, avantage inestimable pour la comparaison. Je n’ai pu résister à la tentation d^cheler une tète colossale de Jupiter. Je l’ai placée vis-à-vis de mon lit, dans un beau jour, afin de pouvoir lui adresser d’abord ma dévotion matinale. Mais, avec toute sa grandeur et sa majesté, ce buste a donné lieu à une scène fort gaie.
Quand notre vieille hôtesse entre pour faire mon lit, elle est ordinairement suivie de son chat favori. J’étais dans le salon, et j’entendais la femme faire son ouvrage dans ma chambre. Tout à coup, empressée, émue, contre sa coutume, elle ouvre la porte et me crie d’accourir pour voir un miracle. Je lui demande ce que c’est : elle me répond que le chat adore Dieu le Père. Elle avait bien remarqué depuis longtemps que cette bête avait de l’esprit comme un chrétien, mais ceci était pourtant un grand miracle. Je courus, pour le voir de mes yeux, et je vis en eilét une chose assez singulière. Le buste est posé sur un socle élevé, et le corps est coupé bien au-dessous de la poitrine, en sorte que la tète est assez haute. Or, le chat avait sauté sur la table, il avait posé ses pieds de devant sur la poitrine du Ûieu, et, en étendant ses membres de tout son pouvoir, il atteignait, avec son museau, juste à la barbe sainte, qu’il léchait le plus joliment du monde, sans se laisser troubler en aucune façon par l’exclamation de l’hôtesse et par ma présence. Je laissai à la bonne femme son admiration, et je m’expliquai la cause de cette dévotion singulière : l’animal, doué d’un odorat très-fin, pouvait bien avoir senti la graisse qui était tombée du moule dans les enfoncements de la barbe et qui s’y trouvait encore.
Rome, Z9 décembre 1780.
J’ai beaucoup de choses à dire encore à la louange de Tischbein, et comme il s’est formé par lui-même, avec une originalité tout allemande ; je dois dire ensuite avec reconnaissance qu’il s’est occupé de moi de la manière la plus amicale durant son second séjour à Rome, en faisant exécuter pour moi une suite de copies des meilleurs maîtres, quelques-unes au crayon noir, d’autres à la sépia et à l’aquarelle, qui prendront de la valeur en Allemagne, où l’on est éloigné des originaux, et qui me rappelleront les plus belles choses. Dans sa carrière d’artiste, comme il s’était voué d’abord au portrait, Tischbein entra en rapport avec des hommes marquants, particulièrement à Zurich, et il leur dut un goût plus solide avec des idées plgs étendues.
J’ai apporté ici la seconde partie des Feuilles détachées. Elles ont été très-bien reçues. Il faudrait que, pour sa récompense, Herder pût savoir avec détail le bon effet que produit ce petit livre, même à une nouvelle lecture. Tischbein ne comprenait pas qu’on eût pu écrire de telles choses sans avoir été en Italie.
On vit dans ce monde artiste comme dans une chambre ornée de glaces, où, même contre sa volonté, on voit répétés et soimême et les autres. Je voyais bien que TischLein me regardait souvent avec attention, et je découvre maintenant qu’il songea faire mon portrait. Son esquisse est faite ; il a déjà tendu la toile. Je serai représenté de grandeur naturelle, en voyageur, enveloppé d’un manteau blanc, en plein air, assis sur un obélisque renversé, et contemplant les ruines de la Campagne de Rome, qui s’enfonceront dans le lointain. Gela fera une belle toile, mais trop grande pour nos appartements du Nord.. Je pourrai bien m’y glisser encore, mais le portrait ne trouvera point de place.
Que l’on fasse d’ailleurs mille tentatives pour me tirer de mon obscurité ; que les poètes me lisent ou me fassent lire leurs vers, et qu’il ne tienne qu’à moi de jouer un rôle : cela ne me fourvoie pas et ne laisse pas que de m’amuser, car j’ai déjà djviné où l’on veut en venir ici : les mille petits cercles que je vois aux pieds de la reine du monde tiennent un peu ci et là de la petite ville. Oui, c’est ici comme partout, et ce qu’on ferait de moi et par moi rn’ennuie déjà par avance. Il faut s’attacher à un parti, soutenir des passions et des cabales, vanter les artistes et les amateurs, rabaisser les rivaux, souffrir tout des grands et des riches. Toute (cette litanie, qui ferait fuir à mille lieues, je la réciterais ici avec les autres, et cela sans aucun but ? Non, je n’irai pas plus avant qu’il ne s> ra nécessaire pour connaître aussi ces choses, et, à cet égard encore, vivre ensuite chez moi satisfait, et m’ùter, comme aux autres, toute envie de courir le monde. Je veux voir Rome, la Rome éternelle, et non celle qui passe tous les dix ans. Si j’avais du temps, je voudrais le mieux employer. J’observe en particulier qu’on lit tout autrement l’histoire à Rome que dans le reste du monde. Ailleurs on la lit du dehors au dedans ; ici on croit la lire du dedans au dehors : tout se pose autour de nous, et prend de nous son point de départ. Et cela est vrai, non-seulement de l’histoire romaine, mais de l’histoire universelle. D’ici je puis accompagner les conquérants jusqu’au Véser et jusqu’à l’Euphrate, ou, s’il me plaît d’être un badaud, je puis attendre dans la Voie Sacrée le retour des triomphateurs : cependant je me suis nourri de blé et d’argent distribués, et je prends à mon aise ma part de toute cette magnificence.
Rome, 2 janvier 1787.
Qu’on dise ce qu’on voudra en faveur de la tradition écrite et orale, il est rare qu’elle soit suffisante, car elle ne peut transmettre le caractère propre de l’objet, même quand il s’agit des choses intellectuelles. Mais, a-t-on d’abord bien vu de ses yeux, alors on peut écouter et lire avec intérêt, parce que l’exposé se rattache à une impression vivante ; alors on peut apprécier et juger.
Vous vous êtes souvent raillés de moi, vous avez voulu m’arrêter, quand je considérais avec un intérêt particulier, et sous certains points de vue déterminés, des pierres, des plantes et des animaux ; maintenant je dirige mon attention sur l’architecte, le sculpteur et le peintre, et j’apprendrai aussi à m’y retrouver.
Rome, 4 janvier 1787.
Après tout cela, il faut que je parle encore de l’irrésolution qui me prend au sujet de mon séjour en Italie. Dans ma dernière lettre, je faisais connaître ma volonté de quitter Rome aussitôt après Pùques, et de regagner ma patrie. Jusque-là j’aurai bu quelques tasses encore du grand Océan, et ma soif la plus pressante sera apaisée. Je suis guéri d’une passion et d’une maladie violentes ; je sais encore jouir de la vie, jouir de l’histoire, de la poésie, de l’antiquité ; et j’ai, pour des années, des matériaux à polir et à compléter. Mais des voix amies me représentent maintenant que je ne dois pas me hâter, que je dois retourner chez moi avec des richesses plus complètes. Le duc m’a écrit une lettre bienveillante et sympathique, qui me dispense de mes devoirs pour un temps indéfini et me tranquillise sur mon absence. Mon esprit se tourne vers le champ immense que je devrai laisser sans y mettre le pied. Ainsi, par exemple, je n’ai pu du tout m’occuper jusqu’à présent des monnaies ni des pierres gravées. J’ai commencé à lire YHistoire de l’Art de Winckelmann, et n’ai encore achevé que l’Egypte, et je sens bien qu’il faut que je revoie tout dès l’origine. Je l’ai déjà fait pour l’Egypte. Plus on remonte, plus l’art paraît immense, et qui veut aller d’une marche sûre doit aller lentement.
J’attendrai ici le carnaval, et je partirai pour Naples vers le Mercredi des Cendres. Je prendrai Tischbein avec moi, parce que je lui fais plaisir, et que, dans sa société, je vis trois fois. Je serai de retour avant Pâques, pour les solennités de la semaine sainte. Mais je vois encore là-bas la Sicile. Un voyage dans cette île ne devrait se faire qu’en automne et devrait être mieux préparé. Et il ne s’agirait pas seulement de la traverser et d’en faire le tour, ce qui est bientôt fait, afin de pouvoir dire ensuite, pour sa peine et son argent : « Je l’ai vue ! » II faudrait s’établir à Palerme, puis à Catane, pour faire des excursions utiles et sûres, après avoir étudié préalablement Riedesel et les autres. Si donc je passais l’été à Rome, livré à l’étude et me préparant pour la Sicile, où je ne pourrais aller qu’au mois de septembre, et où je devrais passer novembre et décembre, je ne pourrais être de retour chez nous qu’au mois de février 1788. Il y aurait encore un terme moyen : ce serait de laisser la Sicile, de passer à Rome une partie de l’été, puis de me rendre à Florence et, vers l’automne, à la maison.
Mais toutes ces perspectives sont assombries pour moi par l’accident du duc. Depuis que j’ai reçu la nouvelle de cet événement, je n’ai point de repos, et j’aimerais mieux retourner tout de suite après Pâques avec les débris de mes conquêtes, parcourir rapidement l’Italie supérieure, et me retrouver à Weimar au mois de juin. Je suis trop isolé pour me résoudre, et, si j’expose toute la situation avec tant de détails, c’est pour vous prier de vouloir bien, dans un conseil de ceux qui m’aiment et qui savent mieux ce qui se passe chez nous, décider de mon sort, en partant de l’idée très-positive que j’incline à retourner plus qu’à demeurer. Le plus fort lien qui me retienne en Italie, c’est Tischbein. Jamais, quand je serais destiné à revoir ce beau pays, je ne pourrais autant apprendre en aussi peu de temps que dans la compagnie de cet homme instruit, expérimenté, d’un goût juste et délicat, et qui m’est entièrement dévoué. Je ne puis dire comme les écailles me tombent des yeux. Celui qui tâtonne dans la nuit prend déjà le crépuscule pour le jour et un jour nébuleux pour un jour clair : que dira-t-il quand le soleil se lève ?
Au reste, je me suis absolument écarté jusqu’à présent de la société, qui essaye peu à peu de s’emparer de moi, et sur laquelle je jetais assez volontiers un regard au passage. J’ai mandé à Fritz, sur un ton badin, ma réception dans l’Arcadie ; on ne peut en effet qu’en rire, car l’Institut est devenu une véritable pauvreté.
On jouera de lundi en huit la tragédie de l’abbé Monti. 11 est fort inquiet et il a raison : le public est indomptable ; il veut qu’on l’amuse sans cesse, et la pièce n’a rien de brillant. Il m’a prié d’y assister dans sa loge, pour lui servir de confesseur dans ce moment critique. Un autre traduira mon Iphigènie, un autre fera Dieu sait quoi en mon honneur. Ils sont mal les uns avec les autres, et chacun voudrait fortifier son parti. Il n’y a non plus parmi mes compatriotes qu’une voix sur mon compte. Si je les laissais faire, et si je me mettais un peu avec eux à l’unisson, ils feraient encore cent folies à mon sujet, et finiraient par me couronner au Capitole, comme il en a été sérieusement question, quelque folie qu’il y eût à prendre un étranger, un protestant, pour premier acteur d’une pareille comédie. Comment tout cela s’enchaîne, et comme quoi il^faudrait que je fusse un grand fou de croire que tout cela se fait pour l’amour de moi, je vous le dirai un jour à Weimar.
Rome, 8 janvier 1787.
Je viens de chez Moritz : son bras est guéri ; on a levé aujourd’hui l’appareil. Il est bien, il va bien. Ce que j’ai appris auprès du patient, pendant ces quarante jours, comme garde malade, confesseur et confident, comme ministre des finances et secrétaire intime, pourra nous profiter dans la suite. Les souffrances les plus cruelles et les plus nobles jouissances ont marché tout ce temps côte à côte. Je me suis donné hier le plaisir de faire placer dans notre salon un plâtre de la tête colossale de Junon, dont l’original se trouve dans la villa Ludovisi. Elle a été mon premier amour à Rome, et maintenant je la possède. Il n’est point de paroles qui puissent en donner l’idée. C’est un chant d’Homère. Mais j’ai bien mérité pour l’avenir une si bonne compagnie, car je puis vous annoncer maintenant cpïlphirjénie est enfin terminée. En voilà sur ma table deux copies assez pareilles, dont une ira bientôt se présenter à vous. Accueillez-la avec bienveillance. Ce n’est point là ce que j’aurais dû faire, mais on pourra deviner ce que j’ai voulu. Vous vous êtes plaints quelquefois de trouver dans mes lettres des endroits obscurs, où je faisais allusion à une certaine angoisse que je sentais au milieu des spectacles les plus magnifiques. Cette belle Grecque, ma compagne de voyage, n’y avait pas une petite part, en me forçant au travail quand j’aurais voulu contempler. Je me souviens de cet excellent ami qui s’était préparé pour un long voyage, qu’on aurait bien pu appeler un voyage de découvertes. Après avoir étudié et économisé dans ce but pendant plusieurs années, il eut à la fin aussi l’idée de séduire une fille de bonne maison, parce qu’il pensa que ce serait faire d’une pierre deux coups. Je résolus aussi étourdiment d’emmener Iphigcnie à Carlsbad. Je vais dire en peu de mois en quel lieu je me suis surtout occupé d’elle. Quand j’eus passé le Brenner, je la tirai de ma valise et la planai à mon côté. Au bord du lac de Garde, où le vent violent du sud poussait les flots contre le rivage, où j’étais pour le moins aussi seul que mon héroïne sur le rivage de Tauride, je traçai les premières lignes du remaniement, que je continuai à Vérone, à Vicence, à Padoue, et surtout à Venise. Ensuite l’ouvrage fut suspendu quelque temps ; je fus même conduit à une idée nouvelle, savoir d’écrire Tphigénie à Delphes ; et je l’aurais fait sur-le-champ, si la distraction et le sentiment de mon devoir envers la première pièce ne m’avaient pas retenu. A Rome, je continuai mon travail avec assez de constance. Le soir, avant de me coucher, je préparais ma tâche pour le lendemain, et je me mettais à l’ouvrage dès mon réveil. Mon procédé était fort simple : je transcrivais la pièce tranquillement en l’assujettissant au rhythme régulier, ligne après ligne, période après période. Vous jugerez du résultat. En cela, j’ai plus appris que je n’ai fait. J’ajouterai quelques réflexions sur la pièce.
Rome, 9 janvier 1787.
Parlons encore un peu des cérémonies du culte. Pendant la nuit de Noël, nous avons couru la ville et visité les églises où l’on célébrait un office. Il en est une qu’on visite surtout. L’orgue et la musique sont arrangés de manière à faire entendre tous les sons d’une musique pastorale ; rien n’y manque, ni les chalumeaux des bergers, ni le gazouillement des oiseaux, ni le bêlement des moutons.
Le jour de Noël, j’ai vu le pape et tout le clergé à SaintPierre. Le pape a célébré la grand’messe, en partie de son trône, en partie d’en-bas. C’est un spectacle unique en son genre, magnifique et auguste : mais je suis tellement envieilli dans mon diogénisme protestant, que cette magnificence m’ôte plus qu’elle ne me donne. Je dirais volontiers, comme mon pieux devancier, à ces sacrés conquérants du monde : « Ne me cachez pas le soleil de l’art sublimé et de l’humanité pure. »
Aujourd’hui, fête de l’Epiphanie, j’ai vu et entendu la messe d’après le rit grec. Les cérémonies me semblent plus imposantes, plus graves, plus réfléchies et pourtant plus populaires que celles du rit latin. Mais, là encore, j’ai senti que je suis trop vieux pour tout, excepté pour la vérité. Leurs cérémonies et leurs opéras, leurs processions et leurs ballets, tout coule et glisse sur moi comme l’eau sur un manteau de toile cirée, tandis qu’un effet de la nature, comme le coucher du soleil, vu de la villa Madame, un ouvrage d’art, comme cette Junon vénérée, me font une impression profonde et vivifiante.
Leurs théâtres me font frémir d’avance. La semaine prochaine, sept théâtres seront ouverts. Anfossi est arrivé ; on donnera Alexandre aux Indes ; on donne aussi un Cyrus, et la Prise de Troie en ballet. Voilà qui amuserait les enfants.
Rome, 10 janvier 1787.
Voilà donc l’enfant de la douleur 1 Iphigcnie mérite cette qualification dans plus d’un sens. Une lecture que j’en ai faite à nos artistes m’a conduit à souligner quelques vers. J’en ai corrigé quelques-uns selon mon idée, je laisse subsister les autres. Si Herder voulait y consacrer quelques traits de plume ! Pour moi je suis blasé sur ce travail.
Si, depuis quelques années, j’ai préféré écrire en prose, c’est que notre prosodie flotte dans la plus grande incertitude ; car .mes habiles et doctes amis, mes collaborateurs, abandonnent au sentiment, au goût, la solution de questions nombreuses, en sorte qu’on manquerait de toute règle. Je n’aurais jamais osé traduire Jphigénie en vers ïambiques, si je n’avais trouvé dans la Prosodie de Moritz une étoile polaire. Mes entretiens avec l’auteur, surtout pendant la durée de son traitement, ont été pour moi une nouvelle source de lumière, et je prie mes amis de porter là-dessus leurs réflexions bienveillantes. 11 n’y a évidemment dans notre langue que peu de syllabes décidément brèves ou longues. On procède avec les autres selon son goût ou son caprice. Moritz a su trouver qu’il existe entre les syllabes une certaine hiérarchie, et que celle qui a plus d’importance pour le sens est longue par rapport à celle qui en a moins, et la rend brève, mais qu’elle peut aussi devenir brève à son tour, quand elle est rapprochée d’une syllabe dont le sens est plus fort. C’est là du moins un point d’appui, et lors même que, par là, toutes les difficultés ne seraient pas résolues, on a pourtant un fil directeur, auquel on peut s’attacher. Je me suis souvent aidé de ce principe, et je l’ai trouvé d’accord avec mon sentiment.
J’ai parlé de la lecture à.’Ipliigénie, et je dois dire en deux mots comment les choses se sont pas’sées. Ces jeunes hommes, accoutumés à mes premières pièces, pleines de passion et de mouvement, attendaient quelque chose comme Goetz de Berlichingen, et ils furent déconcertés par cette marche paisible : cependant les passages d’un caractère noble et pur ne manquèrent pas leur effet. Tischbein, qui avait aussi de la peine à concevoir cette absence presque tolale de passion, présenta une comparaison ou un symbole charmant. Il compara cette poésie à un sacrifice dont la fumée, refoulée par une légère pression de l’air, se traîne sur la terre, tandis que la flamme cherche à s’élever plus librement vers le ciel. Il a fait de cela un dessin très-joli et très-expressif. Je vous l’envoie dans cette lettre.
Ainsi ce travail, dont j’espérais venir bientôt à bout, m’a retenu et entretenu, m’a occupé et mis au supplice trois mois entiers. Ce n’est pas la première fois que je fais du principal l’accessoire. N’allons pas subtiliser et disputer là-dessus.
Je vous envoie aussi une jolie pierre gravée, qui représente un lion. Un taon bourdonne autour de son museau. Les anciens aimaient ce sujet, et ils l’ont souvent répété. Veuillez vous en servir pour cacheter vos lettres, afin qu’au moyen de cette bagatelle un écho des arts retentisse de vous jusqu’à moi.
Rome, 13 janvier 1787.
Que de choses j’aurais à’vous dire chaque jour, si la fatigue et la distraction ne m’empêchaient pas d’écrire un peu raisonnablement ! Ajoutez qu’il fait froid et qu’on est mieux partout ailleurs que dans les chambres, sans poêle et sans cheminée, où l’on ne se retire que pour dormir ou se trouver mal à son aise. Je ne puis cependant passer sous silence quelques incidents de la semaine dernière.
On voit dans le palais Giustiniani une Minerve, objet d’une profonde vénération. Winckelmann en fait à peine mention, du moins il n’en parle pas au bon endroit, et je ne me sens pas digne d’en parler. Tandis que nous considérions la statue, qui nous tenait longtemps arrêtés, la femme du concierge nous conta que c’était autrefois une image sainte, et que les Anglais, qui étaient de cette religion, avaient coutume encore de l’adorer en lui baisant la main, qui est en effet toute blanche, tandis que le reste de la statue est brunâtre. Elle ajouta que dernièrement une dame de cette religion s’était prosternée aux genoux de la statue et l’avait adorée. Pour elle, bonne chrétienne, elle n’avait pu voir sans rire une action si bizarre ; elle s’était sauvée de la salle pour ne pas éclater. Comme je ne pouvais pas non plus me résoudre à quitter Minerve, elle me demanda si j’avais peut-être une maîtresse qui ressemblât à ce marbre, puisqu’il avait tant d’attrait pour moi. La bonne femme ne connaissait que la dévotion et l’amour, et ne pouvait avoir aucune idée de la pure admiration pour un noble ouvrage, du respect fraternel pour le génie de l’homme. Nous fûmes charmés de la dame anglaise, et nous nous retirâmes avec le désir de revenir, et certainement je retournerai bientôt. Si mes amis veulent quelque chose de plus précis, ils devront lire ce que Winckelmann dit du style sublime des Grecs. Malheureusement il ne cite pas là cette Minerve, et pourtant, si je ne me trompe, elle est de ce sublime et sévère style qui passe dans le beau ; c’est le bouton qui s’épanouit, et voilà une Minerve au caractère de laquelle cette transition convient parfaitement.
Passons à un spectacle d’un autre genre. Le jour des Rois, fête du salut annoncé aux Gentils, nous sommes allés à la Propagande. Là, en présence de trois cardinaux et d’un nombreux auditoire, nous avons d’abord entendu un discours sur la question de savoir en quel lieu la vierge Marie a reçu les Mages, si ce fut dans l’étable ou ailleurs. Ensuite on a lu quelques poésies latines sur le même sujet ; puis une trentaine de séminaristes ont paru à la file et ont lu de petits poèmes, chacun dans l’idiome de son pays : malabare, épirote, turc, moldave, hellénique, persan,colchique, hébraïque, arabe, syrien, cophte, sarrasin, arménien, hibernois, madécasse, islandais, boien, égyptien, grec, isaurien, éthiopien, et bien d’autres que je n’entendais pas. Ces poésies paraissaient la plupart composées selon la prosodie et récitées avec la déclamation nationale : car il se produisait des rhythmes et des sons barbares. Le grec parut comme une étoile dans la nuit. L’auditoire riait immodérément de ces -/oix étranges, et cette exhibition tourna de la sorte à la farce.
Encore une historiette, qui montre comme on traite avec licence dans la sainte Rome les choses saintes. Le défunt cardinal Albani assistait un jour à cette cérémonie. Un des élèves, se tournant vers les cardinaux, se mit à dire en sa langue : Gnaia ! gnaia ! ce qui sonnait à peu près comme canaglia ! canaglia ! Le cardinal se pencha vers un de ses confrères et lui
dit : « Celui-là nous connaît ! »
Borne, 15 janvier 1787.
Winckelmann a beaucoup fait et il nous a laissé beaucoup à désirer. S’il se hâta de bâtir avec les matériaux qu’il s’était appropriés, c’était pour se mettre à couvert. S’il vivait encore (et il pourrait être encore vivant et bien portant), il serait le premier à nous donner un remaniement de son travail. Que n’aurait-il pas encore observé, rectifié ; que n’aurait-il pas mis à profit de ce que d’autres ont fait et observé selon ses principes, et nouvellement déterré et découvert ! Et puis serait mort le cardinal Albani, en l’honneur duquel il a écrit et peut-être dissimulé tant de choses !
Enfin on a joué Aristodème, et avec beaucoup de succès et de grands applaudissements. L’abbé Monti appartient à la maison des neveux du pape, et il est très-estime dans la haute société, si bien qu’on pouvait concevoir les meilleures espérances. Aussi les loges n’ont-elles pas épargné les applaudissements. Le parterre a été tout d’abord gagné par la belle diction du poète et l’excellente récitation des acteurs ; et l’on ne laissait échapper aucune occasion de témoigner son contentement. Le banc des artistes allemands s’est signalé, et, cette fois, c’était à propos, car du reste ces messieurs sont un peu tranchants. L’auteur était resté chez lui, fort inquiet de la réussite de son ouvrage. D’acte en acte, il a reçu des messages favorables, qui ont changé peu à peu son inquiétude en une vive joie. On ne manquera pas de rejouer la pièce, et tout marche pour le mieux. C’est ainsi que, par les œuvres les plus opposées, pourvu que chacune ait un mérite prononcé, on peut obtenir les suffrages de la foule aussi bien que des connaisseurs. Mais la représentation mérite aussi beaucoup d’éloges. L’acteur principal, qui remplit toute la pièce, parlait et jouait excellemment. On croyait voir paraître un des anciens empereurs. Les acteurs avaient très-heureusement transporté sur le théâtre le costume que nous trouvons si imposant dans les statues, et l’on voyait que le comédien avait étudié l’antique.
Rome, 16 janvier 1787.
Les arts sont menacés à Rome d’une grande perte : le roi de Naples fait transporter l’Hercule Farnèse dans sa capitale. C’est un deuil général chez les artistes. Cependant nous verrons, à cette occasion, quelque chose que nos devanciers n’ont pas connu. Cette statue, à savoir de la tête aux genoux, puis les pieds et le socle sur lequel ils reposent, furent trouvés dans la villa Farnèse ; mais les jambes, du genou à la cheville, manquaient, et furent remplacées par Guillaume de La Porte. C’est sur elles que l’Hercule est porté jusqu’à ce jour. Cependant les véritables jambes antiques avaient été trouvées à leur tour dans la villa Borghèse, et on les y voyait encore exposées. Maintenant le prince se décide à faire hommage de ces restes précieux au roi de Naples. On enlève les jambes que de La Porte avait substituées, on les remplace parles véritables, et, quoiqu’on eût été jusqu’à présent très-satisfait des autres, on se promet un spectacle tout nouveau et une jouissance plus harmonique.
Rome, 18 janvier.
Hier nous nous sommes bien divertis. C’était la fête de saint Antoine. Il faisait le plus beau temps du monde. Il avait gelé pendant la nuit, et le jour était chaud et serein. On sait que toutes les religions qui étendent leur culte ou leurs spéculations finissent par associer en quelque mesure les animaux aux grâces ecclésiastiques. Saint Antoine, l’abbé ou l’évêque, est le patron des quadrupèdes : sa fête est un jour de saturnales pour les bêtes de somme, comme pour leurs gardiens et leurs conducteurs. Tous les seigneurs doivent rester chez eux ce jour-là ou sortir à pied. On ne manque pas de conter des histoires alarmantes, et comme quoi des seigneurs incrédules, qui ont voulu forcer leurs cochers de mener la voiture ce jourlà, en ont été punis par de graves accidents.
La place qui s’étend devant l’église est si vaste, qu’elle pourrait passer pour déserte ; mais aujourd’hui elle était animée de la façon la plus gaie. Les chevaux et les mulets, ayant la crinière et la queue élégamment et même magnifiquement tressées de rubans, sont amenés devant la petite chapelle, située à quelque distance de l’église. Là, un prêtre, armé d’un grand goupillon, sans ménager l’eau bénite placée devant lui dans des baquets et des cuves, asperge vigoureusement les joyeuses bêtes, quelquefois même avec malice pour les exciter. Les cochers pieux apportent des cierges, grands et petits ; les seigneurs envoient des aumônes et des présenls, afin que les utiles et précieux animaux soient, durant une année, préservés de tout accident. Les Anes et les bûtes à cornes, non moins utiles et précieux à leurs maîtres, prennent leur part modeste de cette bénédiction.
Nous nous sommes donné ensuite le plaisir d’une grande promenade sous un si beau ciel, au milieu des objels les plus intéressants, auxquels nous avons fait pourtant peu d’attention cette fois, nous abandonnant sans mesure au rire et au badinage.
Rome, 19 janvier 1787.
Ainsi donc le grand roi ’, dont la gloire remplissait le monde, que ses exploits rendaient même digne du paradis catholique, a dit adieu aux choses temporelles pour s’entretenir avec les héros ses pareils dans le royaume des ombres ! Comme on se tient tranquille volontiers, quand on a porté un tel homme au champ du repos !
Aujourd’hui nous nous sommes donné du bon temps : nous avons visité une partie du Capitole que j’avais négligée jusqu’à présent, puis nous avons passé le Tibre, et nous avons bu du vin d’Espagne dans une barque nouvellement abordée. C’est dans ce lieu que furent trouvés, dit-on, Romulus et Rémus : en sorte qu’on peut, dans une double et triple Pentecôte, s’enivrer à la fois du saint esprit des arts, de la plus suave atmosphère, d’antiques souvenirs et de vin doux.
Rome, 20 janvier 1787.
Ce qui procurait, au commencement, une agréable jouissance, quand on l’observait superficiellement, nous oppresse par la suite quand nous voyons que, sans des connaissances solides, il n’y a pas de véritable jouissance. Je suis assez bien préparé pour l’anatomie, et j’ai acquis, non sans peine et jusqu’à un certain point, la connaissance du corps humain. Ici l’on y est ramené incessamment, mais d’une manière plus élevée, par l’observation continuelle des statues. Dans notre anatomie médico-chirurgicale, il s’agit uniquement de connaître l’organe, et le plus pauvre muscle y peut suffire. A Rome, les organes ne signifient rien, s’ils n’offrent pas en même temps une belle forme. On a préparé en faveur des artistes, dans le grand lazaret du Saint-Esprit, un très-bel écorché, si beau, qu’il provoque l’admiration : on dirait un demi-dieu, un Marsyas, dépouillé de sa peau. C’est ainsi qu’à la suite des anciens, on a coutume d’étudier le squelette, non pas comme un masque osseux agencé habilement, mais avec les ligaments, qui lui donnent déjà le mouvement et la vie.
1. Frédéric II, de Prusse.
Si je dis encore que, le soir, nous étudions la perspective, cela prouve bien que nous ne sommes pas oisifs. Et néanmoins on espère toujours faire plus qu’on ne fait réellement.
Rome, 22 janvier 1787.
Du sentiment artiste allemand et de la vie artiste qu’on mène à Rome, voici ce qu’on peut dire : on entend des sons, mais pas d’harmonie. Quand je songe à présent aux choses magnifiques qui sont dans notre voisinage, et combien j’en profite peu, je pourrais me désespérer ; et puis je reviens à penser avec joie au retour, si je puis espérer de connaître enfin ces chefs-d’œuvre, dont je n’avais auparavant que des notions confuses.
Cependant on s’est trop peu occupé à Rome des personnes qui veulent sérieusement faire une étude générale. Il leur faut tout glaner brin à brin au milieu de ruines infinies, quoique d’une extrême richesse. Il est vrai que peu d’étrangers se proposent sérieusement un progrès et une instruction solides. Ils suivent leurs fantaisies, leurs caprices, et c’est ce que remarquent bien tous ceux qui ont affaire avec les étrangers. Chaque cicérone a ses vues, chacun veut recommander un marchand, favoriser un artiste. Et pourquoi ne le ferait-il pas ? L’ignorant ne rejette-t-il pas les choses les plus excellentes qui lui sont offertes ?
On aurait fait une chose extraordinairement avantageuse pour l’étude, et l’on aurait créé un musée unique, si le gouvernement, sans la permission duquel on ne peut exporter aucun objet antique, avait exigé qu’un plâtre en fût livré chaque fois. Mais, si un pape avait eu cette pensée, tout le monde aurait fait opposition, car, en peu d’années, on eût été effrayé de la valeur et du mérite des objets emportés du pays, licence qu’on sait se faire accorder secrètement et par toutes sortes de moyens dans les cas particuliers.
Le patriotisme de nos artistes allemands a éprouvé un nouveau réveil depuis la représentation d’Aristodèwe. Ils ne cessaient pas de vanter mon Iphigénie ; on m’en demanda certaines parties, et je me vis enfin obligé de relire toute la pièce. J’en trouvai aussi quelques endroits plus coulants à la lecture qu’ils ne le semblaient sur le papier. Véritablement, la poésie n’est pas faite pour l’œil. Cette bonne renommée a retenti jusqu’aux oreilles de Reiflenstein et d’Angélique1, et j’ai dû produire de nouveau mon travail. J’ai demandé un délai, mais j’ai exposé d’abord avec quelque développement la fable et la marche de la pièce. Cette exposition a été accueillie plus favorablement que je n’aurais cru. M. Zucchi, duquel je l’aurais le moins attendu, y a pris un intérêt sincère et bien senti. Cela s’explique par la circonstance que la pièce se rapproche de la forme à laquelle on est dès longtemps accoutumé dans les littératures grecque, italienne et française, forme toujours la plus agréable aux personnes qui ne sont pas accoutumées aux hardiesses du théâtre anglais.
Rome, 25 janvier 1787.
Il me devient toujours plus difficile de rendre compte de mon séjour à Rome : on trouve la mer toujours plus profonde à mesure qu’on s’y avance, et c’est aussi ce que j’éprouve en observant cette ville.
On ne peut se rendre compte du présent sans étudier le passé, et la comparaison de l’un avec l’autre exige plus de temps et de loisir. La situation de cette capitale du monde nous reporte déjà à sa fondation. Nous voyons bientôt que ce ne fut pas un peuple nomade, nombreux et bien conduit, qui s’établit dans ce lieu, et y fixa sagement le centre d’un empire ; un prince puissant ne l’a point choisi comme emplacement convenable à l’établissement d’une colonie : non, des bergers et des brigands s’en firent d’abord une retraite ; deux robustes jeunes gens jetèrent les fondements du palais des maîtres du monde sur la colline au pied de laquelle le caprice du fondateur les établit un jour entre des marais et des roseaux. Ainsi les sept collines de Rome ne sont pas des hauteurs tournées contre le pays qui s’étend derrière elles ; elles sont tournées contre le Tibre et contre son ancien lit, qui devint le Chainp-de-Mars. Si le printemps me permet de plus grandes excursions, je retracerai plus amplement cette situation malheureuse. Dès a présent je prends la part la plus sincère à la douleur et aux
1. Angélique Iviufl’maiin. cris lamentables des femmes d’Albe, qui voient détruire leur ville et qui doivent délaisser sa belle position, choisie par un chef habile, pour se plonger à leur tour dans les brouillards du Tibre, habiter la misérable colline du Cœlius, et, delà, reporter les yeux sur leur paradis perdu. Je connais peu encore la contrée, mais je suis persuadé qu’aucune ville de ces anciennes peuplades n’était aussi mal située que Rome, et lorsque enfin les Romains eurent tout englouti, ils surent se répandre au dehors avec leurs maisons de plaisance, et s’avancer jusqu’aux emplacements des villes détruites, pour vivre et jouir de la vie.
On éprouve un sentiment paisible à observer combien de gens mènent ici une vie retirée, et comme chacun s’occupe à sa manière. Nous avons vu chez un ecclésiastique, qui, sans grands talents naturels, avoué sa vie aux arts, de très-intéressantes copies de tableaux excellents, qu’il a imités en miniature. Le meilleur est la Cène de Léonard de Vinci. Le moment est celui où Jésus, assis à table familièrement avec les disciples, leur dit : « Et pourtant il en est un parmi vous qui me trahit ! » On espère avoir une gravure d’après cette copie ou d’après d’autres, dont on s’occupe. Ce sera un beau présent fait au public qu’une reproduction fidèle de ce chef-d’œuvre.
J’ai fait visite, il y a quelques jours, à un moine franciscain, le P. Jacquier, qui demeure à la Trinité-des-Monts. Il est Français de naissance, et connu par ses ouvrages de mathématiques. C’est un vieillard très-agréable et très-sage. 11 a connu les hommes les plus distingués de son temps, et même il a passé quelques mois chez Voltaire, qui l’avait pris en grande affection.
J’ai fait ici la connaissance de bien d’autres hommes d’un mérite solide, dont il se trouve à Rome un nombre infini, qu’une défiance de prêtres éloigne les uns des autres. La librairie n’amène aucune liaison, et les nouvelles littéraires sont rarement abondantes. Et puis il convient au solitaire de rechercher les ermites : car, depuis la représentation d’Aristodème, en faveur duquel nous avons déployé une véritable activité, on m’a induit une seconde fois en tentation ; mais il était trop évident qu’il ne s’agissait pas de moi : on voulait fortifier son parti, m’employer comme instrument, et, si j’avais voulu paraître et me déclarer, j’aurais aussi joué, comme fantôme, un rôle très-court. Mais, comme les gens voient désormais qu’il n’y a rien à faire avec moi, on me laisse en liberté, et je vais mon chemin tranquillement. Oui, mon existence s’est chargée d’un lest qui lui donne le poids nécessaire ; je ne m’effraye plus des fantômes qui, si souvent, se sont joués de moi. Ayez bon courage 1 vous me soutiendrez à flot et vous me ramènerez à vous.
Rome, 28 janvier 1787.
Je ne veux pas manquer de noter deux réflexions, qui s’appliquent à tout, auxquelles on est sans cesse appelé à se soumettre, et qui sont devenues pour moi d’une parfaite évidence. En premier lieu, la richesse immense el pourtant fragmentaire de cette ville fait que, pour chaque objet d’art, on est conduit à s’enquérir du temps où il a pris naissance. Winckelmann nous recommande vivement de distinguer les époques, d’observer les différents styles dans lesquels les peuples ont travaillé, qu’ils ont développés peu à peu dans la suite des siècles, et qu’ils ont fini par corrompre. 11 n’est point de véritable ami des arts qui ne s’en soit convaincu. Faisons reconnaître toute la justesse et l’importance de ce conseil.
Mais comment parvenir à cette connaissance ? On n’a pas fait beaucoup de travaux préparatoires ; on a exposé l’idée parfaitement, admirablement, mais les détails sont restés dans le vague et l’obscurité. Il est nécessaire que l’œil soit exercé sérieusement durant de longues années, et il faut commencer par apprendre pour 6tre en état d’interroger. L’hésitation, l’indécision, ne servent de rien : l’attention est désormais éveillée sur ce point important, et quiconque prend à la chose un véritable intérêt, voit bien que, dans ce domaine aussi, aucun jugement n’est possible, si l’on n’est pas en état de le développer historiquement.
La seconde considération a trait exclusivement à l’art grec, et cherche à découvrir comment ont procédé ces artistes incomparables, pour déduire de la figure humaine le cycle de la création divine, qui est complètement achevé, et dans lequel aucun caractère fondamental ne manque, non plus que les transitions et les intermédiaires. Je soupçonne qu’ils ont procédé selon les mêmes lois d’après lesquelles la nature procède et sur la trace desquelles je suis. Mais il s’y joint quelque chose encore que je ne saurais exprimer.
Rome, 2 février 1787.
Il faut s’être promené dans Rome au clair de la lune, pour concevoir la beauté d’un pareil spectacle. Tous les détails sont effacés par les grandes masses d’ombre et de lumière ; l’ensemble et les plus grands objets se présentent seuls aux regards. Depuis trois jours, nous avons bien et complètement joui des nuits les plus claires et les plus magnifiques. Le Colisée présente surtout un beau coup d’œil. On le ferme la nuit ; un ermite y demeure auprès d’une petite chapelle, et des mendiants se nichent dans les voûtes ruinées. Ils avaient allumé un feu par terre, et un vent léger poussait d’abord la fumée dans l’arène, si bien que la partie inférieure des ruines était couverte, et que les énormes murailles dressaient au-dessus leur masse sombre. Nous nous arrêtâmes devant la grille, à contempler ce phénomène. La lune était haute et brillante. Peu à peu la fumée s’échappa à travers les murs, les crevasses et les ouvertures ; la lune l’éclairait comme un brouillard. Le spectacle était merveilleux. C’est comme cela qu’il faut voir éclairés le Panthéon, le Capitule, le péristyle de Saint-Pierre, les grandes rues et les places. Ainsi le soleil et la lune, tout comme l’esprit humain, ont ici une fonction toute différente de celle qu’ils ont en d’autres lieux, ici où leurs regards rencontrent des masses énormes et pourtant régulières.
Rome, 13 février 1787.
Je dois vous mander un heureux incident, quoiqu’il soit peu considérable. Un bonheur, grand ou petit, est toujours de même sorte et toujours charmant. On creuse la terre à la Trinité-des-Monts, pour établir les fondements d’un nouvel obélisque. Toutes ces terres amoncelées appartiennent aux ruines des jardins de Lucullus,qui furent plus tard ceux des empereurs. Mon coiffeur y passe de grand matin et trouve dans les décombres une pièce plate de terre cuite, avec quelques figures ; il la lave et nous la montre. Je me l’approprie sur-le-champ. El,le n’est pas grande comme la main, et paraît être le bord d’un grand plat. Elle offre deux griffons auprès d’une table de sacrifice. Ils sont du plus beau travail et me charment infiniment. S’ils étaient sur une pierre gravée, on en ferait un délicieux cachet. J’ai recueilli beaucoup d’autres choses, et rien d’inutile ou de frivole (ici ce serait impossible) : ce sont toutes choses instructives et intéressantes. Mais ce qui m’est le plus cher, c’est ce que je recueille dans mon âme et qui, s’accroissant toujours, peut toujours se multiplier.
Rome, 15 février 1787.
Je n’ai pu échapper avant mon départ pour Naples à une nouvelle lecture de mon Tphigènie. Madame Angélique et le conseiller Reiiïcnstein étaient mes auditeurs, et M. Zucchi luimême avait voulu en être, parce que c’était le désir de sa femme. Il travaillait cependant à un grand dessin d’architecture, où il réussit fort bien dans le genre de la décoration. Il a été avec Clérisseau en Dalmalie ; il s’était associé avec lui ; il dessinait les figures pour les édifices elles ruines que Clérisseau publiait. Par là il a si bien appris la perspective et l’effet, qu’il peut, dans ses vieux jours, se faire de ce travail un noble amusement.
L’âme tendre d’Angélique a été vivement touchée par cette pièce. Elle m’a promis d’en faire un dessin, qu’elle veut me laisser en souvenir. Et c’est justement quand je me dispose à quitter Rome qu’une douce liaison m’enchaîne à ces personnes- bienveillantes. Il m’est à la fois agréable et douloureux de penser qu’on me voit partir à regret.
Rome, 16 février 1787.
L’heureuse arrivée d’Iphiyènie m’a été annoncée d’une manière agréable et surprenante. Comme je me rendais à l’Opéra, on m’a apporté la lettre d’une main bien connue, et doublement bienvenue cette fois, scellée du petit lion, comme signe précurseur de l’heureuse arrivée du paquet. Je pénétrai dans la salle de spectacle et je cherchai, au milieu de la foule étrangère, une place sous le grand lustre. Là, je me sentis si rapproché des miens, que j’aurais voulu m’élancer et les serrer dans mes bras. Je vous remercie très-affectueusement de m’avoir annoncé la simple arrivée. Puisse votre prochaine lettre m’apporter aussi quelques mots d’approbation !
La note ci-jointe indique la manière dont je désire qu’on distribue à mes amis les exemplaires que Goesehen m’a promis. Si l’opinion du public sur ce travail m’est tout à fait indifférente, je désire du moins qu’il fasse quelque plaisir à mes amis.
On entreprend trop de choses. Quand je pense à mes quatre derniers volumes en bloc, cela me donne presque le vertige. Je veux les prendre un à un : comme cela j’en viendrai à bout. N’aurais-je pas mieux fait de suivre ma première résolution, de lancer dans le monde ces choses par fragments et d’entreprendre, avec une ardeur et des forces vives, de nouveaux sujets, qui ont pour moi un intérêt palpitant ? Ne ferais-je pas mieux d’écrire Iphir/cnie à Delphes, que de me débattre avec les rêveries du Tasse. Et pourtant j’ai déjà trop mis de moi-même dans cette œuvre pour la laisser stérile. Je me suis établi dans le vestibule auprès de la cheminée, et, cette fois, la chaleur d’un feu bien nourri me donne le courage de prendre une nouvelle feuille ; car c’est une trop belle chose de pouvoir envoyer si loin ses plus fraîches pensées et répliquer là-bas à ses plus intimes amis. Le temps est superbe, les jours grandissent sensiblement ; les lauriers et les buis fleurissent, ainsi que les amandiers. J’ai été surpris ce matin par un singulier spectacle : jo voyais au loin de grands arbres en forme de perches, entièrement vêtus du plus beau violet : une observation plus attentive m’a fait reconnaître l’arbre, connu dans nos serres sous le nom d’arbre de Judée, le cercis siliquastrum des botanistes. Ses fleurs papilionacées naissent immédiatement sur la tige. Les perches que je voyais devant moi avaient été émondées pendant l’hiver, et de l’écorce sortaient par milliers les belles fleurs colorées. Les pâquerettes sortent de terre comme des fourmis ; le crocus et l’adonis sont plus rares, mais ils forment aussi une plus riche parure.
Quels plaisirs, quelles lumières ne me donneront pas les pays plus méridionaux ! Quels nouveaux résultats ne dois-je pas en attendre ! Il en est des objets naturels comme de l’art : ou a beaucoup écrit sur eux, et quiconque les voit peut les combiner d’une manière nouvelle. Lorsqu’on pense à Naples ou même à la Sicile, on s’imagine, soit par les récits soit par les peintures, que, dans ces paradis du monde, l’enfer volcanique s’ouvre d’abord avec violence, et, depuis des milliers d’années, effraye et trouble les habitants et les touristes. Mais j’écarte avec soin de ma pensée l’espérance que j’ai de voir ces imposants spectacles, afin de bien mettre à profit avant mon départ, mon séjour dans la vieille capitale du monde. Depuis quinze jours, je suis en mouvement du matin au soir. Ce que je n’ai pas vu encore, je le cherche. J’observe pour la seconde et la troisième fois ce qu’il y a de plus excellent ; et maintenant tout s’arrange un peu : car, les objets principaux occupant leur véritable place, il se trouve assez d’espace entre eux pour un grand nombre de moindre importance. Mes préférences s’épurent et se décident, et mon Ame peut enfin s’élever, avec une admiration tranquille, à ce qu’il y a de plus grand et de plus vrai. Cependant on trouve l’artiste digne d’envie, de pouvoir, en les copiant et les imitant de toutes manières, s’approcher plus de ces grandes conceptions et les mieux comprendre que l’homme qui ne fait que les contempler et les méditer. Mais enfin chacun doit faire ce qu’il peut, et je déploie toutes les voiles de mon esprit pour faire le tour de ces rivages.
La cheminée est, cette fois, réchauffée tout de bon, et voilà de magnifiques charbons amoncelés, ce qui est rare chez nous, parce qu’on n’a guère le temps et l’envie de donner au feu de la cheminée quelques heures d’attention. Je veux donc utiliser cette belle température, pour sauver de ma table à écrire quelques observations déjà effacées à demi. Le 2 février, nous sommes allés à la chapelle Sixtine voir bénir les cierges. Je m’y suis trouvé d’abord très-mal à mon aise et je suis bientôt ressorti avec mes amis. Car, me disais-je, ce sont justement ces cierges qui, depuis trois cents ans, noircissent ces magnifiques tableaux, et c’est ce même encens qui, avec une sainte effronterie, enveloppe de vapeurs l’unique soleil des arts, le rend plus sombre d’année en année et finira par le plonger dans les ténèbres. Là-dessus, nous avons cherché le grand air, et, après une longue promenade, nous sommes arrivés à Saint-Onuphre, où le Tasse est enseveli dans un coin. On voit son buste dans la bibliothèque du couvent. Le visage est en cire, et je suis disposé à croire qu’il a été moulé sur le cadavre. Il est un peu mou et a subi quelques altérations ; mais, à tout prendre, il annonce mieux qu’aucun des portraits du Tasse un homme plein de génie, tendre, délicat et renfermé en lui-même.
Je m’arrête pour consulter l’excellent Volkmann et chercher dans sa seconde partie, qui renferme Rome, ce que j’ai encore à voir. Avant de partir pour Naples, il faut du moins que j’aie fauché ma moisson. Plus tard, j’aurai le loisir de lier mes gerbes.
Rome, 17 février 1787.
Le temps est d’une incroyable beauté. Depuis le 1" février, à peine quatre jours de pluie ; un ciel clair et pur ; vers midi, on a presque trop chaud. On cherche le plein air, et, si l’on ne s’est occupé jusqu’à présent que des dieux et des héros, la campagne rentre tout à coup dans ses droits, et l’on s’attache aux environs, qui sont animés par la plus magnifique lumière. Je me rappelle parfois comme l’artiste cherche dans le Nord à tirer quelque parti des toits de chaume et des châteaux en ruine, comme on rôde le long des ruisseaux, des buissons et des roches brisées, pour saisir un effet pittoresque, et je suis pour moi-même un sujet d’étonnement, d’autant qu’après une si longue habitude, ces choses ne se détachent plus de nous. Mais, depuis quinze jours, j’ai pris courage ; je parcours avec un petit portefeuille les hauteurs et les enfoncements des villas,et, sans beaucoup réfléchir, j’ai esquissé de petits sujets, frappants, vraiment méridionaux et romains, et je cherche au hasard à y répandre la lumière et les ombres. C’est bien étrange qu’on puisse voir et savoir clairement ce qui est bien et ce qui est mieux, et que, si l’on veut se l’approprier, cela échappe en quelque sorte sous les doigts ; que l’on saisisse, non pas ce qui est bien, mais ce qu’on est accoutumé à saisir. C’est seulement par un exercice réglé qu’on pourrait faire des progrès ; mais où trouverais-je le temps et le recueillement nécessaires ? Je sens toutefois que ces quinze jours de vive application m’ont lait beaucoup de bien.
Les artistes m’enseignent volontiers, parce que je comprends vite. Mais, ce que j’ai compris, je ne l’exécute pas sitôt. Saisir promptement est une qualité de l’esprit : pour exécuter convenablement, il faut une pratique de toute la vie. Et pourtant l’amateur, si faibles que soient ses tentatives, ne doit pas perdre courage. Les quelques lignes que je .trace sur le papier, souvent à la précipitée, rarement comme il faudrait, me facilitent la conception des objets sensibles ; on s’élève plus facilement à l’universel, si l’on considère les objets d’une manière plus exacte et plus vive. Seulement, il ne faut pas se comparer à l’artiste, il faut agir selon sa manière propre : car la nature a pris soin de tous ses enfants ; le plus cliétif n’est pas gêné dans son existence par l’existence du plus excellent. Un petit homme est aussi un homme, et nous prendrons la chose comme elle est.
J’ai vu deux fois la mer, d’abord l’Adriatique et puis la Méditerranée : ce n’était que par forme de visite. A Naples, nous ferons plus ample connaissance. Tout surgit chez moi en même temps. Pourquoi pas plus tôt ? pourquoi pas à moins de frais ? Combien de mille choses, et plusieurs entièrement nouvelles, n’aurai-je pas à communiquer !
Rome, 18 février au soir, après le dernier retentissement des folies du carnaval.
Je regrette de laisser à mon départ Moritz dans la solitude. Il est dans une bonne voie, mais, aussitôt qu’il chemine seul, il cherche ses recoins favoris. Je l’ai pressé d’écrire à Herder : la lettre est prête. Je souhaite une réponse qui dise quelque chose d’obligeant et de secourable. C’est un homme singulièrement bon. Il serait allé beaucoup plus loin, s’il avait trouvé de temps en temps des personnes capables, assez bienveillantes pour l’éclairer sur son état. Actuellement, si Herder veut bien qu’il lui écrive quelquefois, ce serait pour Moritz la relation la plus salutaire. Il s’occupe d’antiquités d’une manière digne d’éloges, et qui mérite d’être encouragée. L’ami Herder ne pourra guère employer mieux ses bons offices, ni semer la bonne doctrine dans un sol plus fertile.
Le grand portrait que Tischbcin a entrepris de faire de moi sort déjà de la toile. L’artiste a fait exécuter par un sculpteur habile un petit modèle en terre, joliment drapé d’un manteau. Il travaille diligemment d’après ce modèle, car il faudrait que l’ouvrage fût amené à un certain point avant notre départ pour Naples, et il faut du temps seulement pour couvrir de couleur une si grande toile.
Rome, 19 février 1787.
Le temps est toujours d’une beauté inexprimable. J’ai passé bien à regret cette journée au milieu des fous. A la tombée de la nuit, je me suis récréé dans la villa Médicis. Nous sortons de la nouvelle lune : à côté du mince croissant, je pouvais distinguer presque à l’œil nu tout le disque sombre ; je le pouvais parfaitement avec la lunette. Sur la terre flotte une vapeur du jour, qu’on ne connaît que par les tableaux et les dessins de Claude Lorrain ; mais il est difficile de voir dans la nature le phénomène aussi beau qu’on le voit ici. Je vois maintenant sortir de terre et s’épanouir sur les arbres des fleurs que je ne connais pas encore. Les amandiers fleurissent, nouvelle apparition aérienne, parmi les sombres chênes verts. Le ciel est comme un taffetas bleu clair, illuminé par le soleil : que sera-ce à Naples ! Nous voyons déjà verte presque toute la campagne. Tout cela stimule mes fantaisies botaniques ; je suis en voie de découvrir de nouveaux et admirables rapports : c’est à savoir comment la nature,ce prodige qui ne ressemble à rien, développe du simple la plus grande diversité.
Le Vésuve jette des pierres et de la cendre, et, la nuit, on voit son sommet enflammé. Que la nature agissante veuille nous donner un fleuve de lave ! A présent je puis à peine attendre le moment de prendre ma part de ces grands objets.
Rome, 21 février 1787.
Enfin nous sommes au bout des extravagances ! Les innombrables lumières d’hier au soir étaient encore un spectacle fou. Il faut avoir vu le carnaval à Rome pour être délivré complètement du désir de le revoir. Il n’y a rien là qu’on puisse écrire. Un récit de vive voix amuserait peut-être. On souffre, à sentir que la véritable joie est absente, et que l’argent manque pour donner l’essor au peu de gaieté que ces gens peuvent avoir encore. Les grands sont économes et se tiennent en arrière ; la classe moyenne est pauvre, le peuple, indolent. Les derniers jours, c’était un vacarme incroyable, mais point de véritable allégresse. Le ciel immense, le ciel pur et beau, jetait sur ces folies un regard auguste et saint.
Et comme on ne peut reproduire de pareils tableaux, voici, pour amuser les enfants, des masques de carnaval et des costumes romains, d’abord dessinés, puis enluminés de couleurs. Ils pourront ainsi tenir lieu, pour nos chers petits, d’un chapitre qui manque dans YOrbis pictus.
Je profite des moments, tout en faisant nos malles, pour réparer quelques omissions. Nous partons demain pour Naples. Je souris à la nouveauté, qui doit être d’une beauté inexprimable, et je me flatte de retrouver dans cet autre paradis une liberté nouvelle, un désir nouveau de revenir étudier les arts dans cette grande cité.
Je fais mes paquets sans peine ; je les fais d’un cœur plus léger qu’il y a six mois, quand je me séparais de tout ce qui m’était cher et précieux. Oui, il y a déjà six mois, et, des quatre que j’ai passés à Rome, je n’ai pas perdu un moment. C’est beaucoup dire et ce n’est pas dire trop.
Je sais qu’Iphiymie est arrivée. Puisse-je apprendre au pied du Vésuve qu’elle a reçu un favorable accueil !
C’est un immense avantage pour moi de voyager avec Tischbein, qui sait voir avec autant de génie la nature que les arts. Mais, comme de véritables Allemands, nous ne pouvons renoncer aux projets de travail. Nous avons acheté le plus beau papier, et nous nous proposons de dessiner, quoique le nombre, la beauté et l’éclat des objets doivent mettre probablement des bornes à notre bonne volonté. J’ai su me modérer, et, de mes travaux poétiques, je n’emporte que le Tasse, sur lequel je fonde les meilleures espérances. Si je savais maintenant ce que vous dites d’Iphigénie, cela servirait à me diriger, car c’est un travail du même genre. Le sujet est peut-être encore plus limité, et il exige plus de soins dans les détails ; mais je ne sais pas encore ce qu’il en adviendra. Ce qui existe, je dois le détruire entièrement : cela a dormi trop longtemps ; ni les personnes, ni le plan, ni le ton n’ont la moindre affinité avec naes vues actuelles.
En rassemblant mes effets, je trouve quelques-unes de vos chères lettres, et, en les parcourant, je vois que vous me reprochez de me contredire dans les miennes. Je ne puis, il est vrai, m’en assurer, car, ce que j’ai écrit, je l’expédie aussitôt ; mais la chose me paraît très-vraisemblable, car je suis ballotté par des forces prodigieuses, et il est naturel que je ne sache pas toujours où j’en suis. On raconte qu’un marin, surpris en mer par une nuit orageuse, gouvernait pour gagner le port. Son jeune fils, appuyé contre lui dans les ténèbres, lui dit : « Mon père, quelle est là-bas cette folle lumière, que je vois tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de nous ? » Le père lui promit l’explication pour un autre jour. Et il se trouva que c’était la flamme du fanal, qui paraissait tour à tour haute et basse à un œil balancé par les vagues furieuses. Moi aussi, je cingle vers le port sur une mer violemment émue, et je tiens mon œil fixé sur la flamme du fanal, et, quoiqu’elle me paraisse changer de place, je finirai par toucher heureusement le bord.
Au moment du départ, on songe involontairement à tous les départs antérieurs et aussi au départ futur, qui sera le dernier, et je suis en outre plus frappé que jamais de cette réflexion, que nous faisons trop, beaucoup trop de préparatifs pour vivre. Car, Tischbein et moi, nous tournons aussi le dos à des magnificences sans nombre et même à notre musée bien pourvu. Voici trois Junons placées l’une auprès de l’autre pour la comparaison, et nous les quittons comme s’il n’y en avait pas une !